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Idées - Politique économique

Rapport McKinsey, la dernière ruse de l’oligarchie libanaise ?

Une réunion du Conseil des ministres, le 5 décembre 2017. Photo archives Dalati et Nohra

Le gouvernement a confié à McKinsey & Co, le fameux cabinet américain de conseil en management, la mission de l’aider à restructurer l’économie du pays. C’est facile, ça paraît sérieux, et c’est pour sauver le pays d’une faillite imminente causée par l’accumulation de 28 années de mauvaise gestion par les autres.
On aimerait donc célébrer ce nouvel «  exploit  », mais quelque chose nous dit qu’on assiste à la continuité d’un énorme gâchis. Celui d’une incapacité chronique du pouvoir politique libanais à assumer depuis au moins 28 ans sa mission de planification et de développement. Qu’est-ce qu’on peut bien faire avec une étude facturée à un 1,3 million de dollars ? Rien  ! C’est d’ailleurs ça le contrat : gagner du temps pendant au moins six mois (la durée du contrat).

Double évitement
Car des études, il y en a des dizaines qui traînent dans les tiroirs, de la « Vision pour le Liban » présentée lors de la conférence dite de Paris II (2002) au « Programme économique pour le Liban », discuté lors de Paris III (2007), en passant par les nombreux programmes de réformes sectorielles (sur les transports, la dette publique, l’électricité, l’enseignement public, etc.) concoctés par le Conseil économique et social ou les partis politiques. Ou bien les nombreuses feuilles de route sectorielles sur la réhabilitation des transports en commun, la restructuration d’EDL, l’audit de la dette publique, la réforme de l’école publique et de l’université… Pour aboutir, sans être exhaustif, au plan de reconstruction du Liban de 1993, intitulé « Horizon 2000 », qui, selon les projections du Conseil du développement et de la reconstruction, aurait dû permettre au pays de rembourser les emprunts contractés et réaliser des excédents à partir de 2000…

Mais cette fois, allons-nous entendre, c’est différent : McKinsey, c’est une classe au-dessus… C’est une icône du management stratégique, avec des outils enseignés dans toutes les écoles de gestion comme le modèle 7 S – pour la « structure », les « systèmes », le « style » (de management), le « staff », le « savoir-faire », les « stratégies », tous interdépendants et articulés autour des shared values (valeurs communes). C’est surtout un nom, l’archétype du capitalisme dans ses excès, ses succès et ses déboires (voir à ce sujet The Firm, The Inside Story of McKinsey, Duff McDonald, Simon & Schuster, 2013), et c’est ce qui fait peur. Et tend à confirmer que le clivage entre le pouvoir et l’opposition n’est pas de nature économique et sociale…
Toujours est-il que l’important, c’est l’exécution. Or, ici, de la vision à l’action, il y a un aveu d’impuissance, au début et à la fin. Commençons par la fin : l’exécution d’un plan de restructuration de l’économie s’est toujours heurtée au Liban à la nécessité de protéger un système de démocratie clientéliste. Système qui requiert du pouvoir politique qu’il traite l’État comme la vache à lait de tous les détenteurs d’une rente financière, politique ou de situation. Alors, d’un côté on augmente les impôts pour financer l’accroissement de la masse salariale publique, et de l’autre, on recourt à des subterfuges pour court-circuiter les méandres d’une bureaucratie corrompue, qui deviennent à leur tour de nouvelles bureaucraties aussi corrompues. En fin de compte, on demande de l’aide extérieure pour renflouer les caisses…

Antimodèle
Quant à la vision, elle se heurte à l’impossibilité de justifier dans le temps le compromis originel entre le pouvoir des armes en dehors de l’État et celui de l’argent découlant du pillage planifié de l’État. Entre le monopole de la violence légitime – critère d’un État selon Max Weber – et celui de la violence tout court, qui est le propre d’un État «  failli  » ou «  fragile  » – le Liban occupe ainsi la 43e place (par ordre de fragilité décroissante) parmi 170 États dans l’édition 2017 de l’indice des États fragiles du think tank américain Fund for Peace.

Pour cela, on sous-traite la vision économique. Or celle-ci ne peut faire l’économie d’une véritable identité politique, faite d’un récit partagé, de valeurs communes et de vraies perspectives d’avenir. Et c’est à l’État qu’il revient de formuler cette vision. Mais l’on essaie de déguiser ce double évitement par un discours ronflant qui, sous couvert d’agitation permanente, permet au pouvoir politique de ne rien faire et de se partager les ressources en toute tranquillité.
Car derrière la façade démocratique se cache en réalité un régime oligarchique, au service de quelques intérêts minoritaires, qui protège ses privilèges derrière une muraille confessionnelle. Cette oligarchie ou cette ploutocratie n’est élue par personne, n’est responsable devant personne mais contrôle les banques, détient la dette publique, privatise les rivages et les montagnes, possède la galaxie médiatique, accapare les ressources publiques et confisque la parole du peuple à travers les vieilles structures des partis politiques calcifiés. Elle peut aussi ne rien posséder, mais tout contrôler, tirer les ficelles dans l’ombre, car elle a le privilège de conserver ses armes.

Dans cet antimodèle, la seule valeur est l’argent, le seul moyen de se faire entendre est de posséder une arme et le seul moyen d’exister est de partir. L’État n’est plus qu’un fonds d’investissement qui vend de la dette publique, et le ministre des Finances un courtier d’obligations publiques stériles.
On espérait une rupture, on a eu droit à une continuité. À la continuité de l’immobilisme. On applique à la lettre la devise : «  Il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par régler.  » Sauf qu’en privatisant la vision économique, l’idée même de l’État disparaît, dans un temps où partout dans le monde on réclame son retour. Une restructuration économique est avant tout un choix politique, transparent, partagé, compris par tous et auquel tous adhèrent. Elle adresse en premier lieu la question de savoir comment valoriser la dignité humaine. Et ce n’est pas McKinsey qui est le mieux placé pour le faire…

Avocat en droit international des affaires, économiste et écrivain. Dernier ouvrage : « Et l’économie, idiots! Chronique d’un Liban qui tombe » (Citizen L, 2017).


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commentaires (8)

Bien dit! Reste à savoir si ces dirigeants vont lire l’article de M. Tohmé, et s’ils le feront, vont-ils avoir le même sentiment de désolation, de désespoir, de honte et d’urgence que nous avons eu?? Aux prochaines législatives notre devoir sera de voter pour une jeune classe dirigeante compétente et non affiliée. Espérons que cela se réalisera...

Joseph KHOURY

11 h 52, le 21 janvier 2018

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Commentaires (8)

  • Bien dit! Reste à savoir si ces dirigeants vont lire l’article de M. Tohmé, et s’ils le feront, vont-ils avoir le même sentiment de désolation, de désespoir, de honte et d’urgence que nous avons eu?? Aux prochaines législatives notre devoir sera de voter pour une jeune classe dirigeante compétente et non affiliée. Espérons que cela se réalisera...

    Joseph KHOURY

    11 h 52, le 21 janvier 2018

  • Se référer à mon commentaire d’il y a 2 semaines dans l’article: “affronts”, “ânes “: la fronde s’amplifie contre le cabinet McKinsey. Je faisais un constat proche de celui de Mr Tohme sans être expert en droit international ni économiste car le bon sens et la réalité nous disaient de longue date que nous vivons dans un pays avec structure sociale et système politique totalement aberrants qui n’ont rien du système démocratique tels que les pays occidentaux... On était fiers de parler du Liban “message”: mais lequel? Une tour de Babel confessionnelle derrière laquelle se cache une ploutocratie de zaims communautaires, comme Ali Baba et ses 40 voleurs qui ne s’entendent que sur une chose: comment continuer à dévorer les restes de l'état Libanais... On se demande par contre, combien de temps le pays peut continuer de la sorte avant une faillite économique à la Grecque! Certains invoquent Mar Charbel pour expliquer un certain « miracle Libanais »

    Saliba Nouhad

    17 h 50, le 20 janvier 2018

  • Notre ministre a dû recevoir un midnight call de l'étranger pour qu'il donne Mandat à McKinsey. Probablement pour que McKinsey vérifie 2-3 chiffres sur la situation économique et budgétaire et/ou pour identifier quelques projets urgents à financer par la conférence des donateurs. USD 1,3 M pour McKinsey est l'équivalent d'un dîner de bédouin "achouet badaoui". L'occasion va se présenter à notre peuple pour renouveler le Parlement et par conséquent la classe politique. Passez le mot pour voter en faveur des jeunes de moins que 45 ans. L'espoir est dans la jeunesse de notre pays.

    Shou fi

    17 h 26, le 20 janvier 2018

  • Rien n'a changé depuis des décennies, rien ne changera pour des décennies avenir, "pour exister il faut s'exiler". On revient mourir au Liban et nos espoirs aussi.

    Allam Charles K

    15 h 36, le 20 janvier 2018

  • En 1947, le Liban, à sa tête Béchara el-Khoury et Riad el-Solh, fit appel aux compétences de l'homme politique et homme d'affaires belge Paul Van Zeeland. Après un séjour durant lequel, il a examiné tous les "zwéribs" de l'économie du pays, il n'y avait rien compris. Il refit sa valise et dit à nos dirigeants de l'époque : "Je ne sais pas comment vous faites, mais continuez...". Conclusion : Ce que Van Zeeland n'a pas su solutionner, McKinsey & Co. ne le solutionnera pas. Arrêtez les vols de l'argent public et la corruption généralisée à tous les échelons...après, tout ira bien.

    Un Libanais

    15 h 19, le 20 janvier 2018

  • DU MEGA PIPEAU ! PREPAREZ-VOUS A DE NOUVEAUX IMPOTS ! LA OU DE TELS BUREAUX ONT MIS LES PIEDS C,EST LE SEUL REMEDE QU,ILS PRESCRIVENT ! FAUT-IL EN PLUS LES REMUNERER POUR CELA ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 13, le 20 janvier 2018

  • il ne s'agit meme plus de "ruser " . tout est fait a decouvert, sans honte, sans peur , meme du ridicule. est ce l'exception qui confirme la regle que de voir decrete par qui de droit l'arret du fumeux /fameux scandale vs l'internet de jarrah ? ESPERONS QD MEME que non, ca sera le standard , pas l'exception.

    Gaby SIOUFI

    10 h 37, le 20 janvier 2018

  • le 8 mars a besoin du 14 mars, et vice versa, d'ailleurs hassan nasrallah l'a tres clairement exprime il y a quelques jours. la milice armee a besoin d'une equipe comme celle du 14 mars qui ne pense qu'a se remplir les poches et par la meme occasion prepare le terrain a une jolie faillite du pays, pour ensuite se baisser pour le ramasser et se le mettre dans sa poche...et le 14 mars a besoin d'avoir un parti religieux/arme pour lui servir d'epouvantail et rameuter tous ceux qui ne veulent pas vivre dans un etat Islamique style iran/daech.... et la boucle est bouclee

    George Khoury

    07 h 34, le 20 janvier 2018

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