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Idées - LOrient Des Idees

Deux photographes dans un pays en crise : Patrick Baz et Tanya Traboulsi

Deux photographes dans un pays en crise : Patrick Baz et Tanya Traboulsi

Explosion d’une voiture piégée à Ain el-Remmaneh en 1985. © Patrick Baz

Depuis ses débuts, la photographie a permis de documenter les ravages et les conséquences des guerres, même si que les limitations techniques de l’époque ne permettaient pas toujours de capturer les moments des combats eux-mêmes. Témoignages poignants, parfois dérangeants, les images capturent l’essence même de ce qu’il se joue, plaçant le spectateur face à une réalité brutale, celle de la violence et de la destruction. Les temps que nous traversons nous invitent à questionner la place de la photographie dans le récit complexe des conflits armés et des crises multiples. À travers les travaux des photographes libanais Patrick Baz et Tanya Traboulsi, ce sont deux visions différentes du médium qui s’expriment.

L’essor du photojournalisme de guerre a vu émerger une pratique photographique immédiate qui privilégie l’image paroxystique, celle du tout, qui traduit instantanément l’urgence et la violence. Les images du photojournaliste Patrick Baz, dénuées de métaphore, captivent et interpellent. Pourtant, au-delà de ces représentations classiques des conflits et des crises, émerge une autre voix photographique. Rattrapée par l’actualité, la photographe plasticienne Tanya Traboulsi, également confrontée à la violence et à l’instabilité, fait le choix d’une approche plus personnelle et introspective, subvertissant alors les attentes traditionnelles de la photographie en temps de crise et offrant un regard intime sur la résilience et la survie.

Photo Diapo © Tanya Traboulsi

Patrick Baz, le témoin de l’histoire

Patrick Baz a quinze ans lorsqu’il capture ses premières images avec une caméra subtilisée à son père. Rapidement, la caméra devient un substitut des armes, une manière de témoigner des vicissitudes des conflits qui déchirent la région. Né en 1963, Baz a grandi dans le tumulte de la guerre civile libanaise, une période qui a forgé son lien indissociable avec la photographie. Ses premiers pas dans le métier sont marqués par l’improvisation et le manque de formation formelle. « Je ne savais pas ce que je faisais. Je faisais des photos de tout. On ne découvrait ses propres images que plus tard, quand elles étaient publiées », confie-t-il. Il poursuit : « Je ne faisais rien de chiadé parce que je ne savais pas faire ; je n’avais pas appris la photographie. Elle était une histoire que je montrais, un exutoire. Je n’ai appris que plus tard à raconter ; la sophistication des appareils photo m’a aidé. »

Baz rappelle que les commandes sont arrivées quand les grands photojournalistes internationaux étaient partis à la suite des enlèvements en 1984. « J’ai réussi à me faire un nom, non pas parce que j’étais photographe, mais parce que je parlais trois langues. Nous étions moins d’une dizaine à parler trois langues, pouvant contacter les agences internationales et passer d’un côté ou de l’autre. » Entre 1984 et 1987, la presse internationale se focalisait sur la situation des otages, qu’ils soient occidentaux, chrétiens ou musulmans, ainsi que sur les négociations en cours, et il fallait être présent. Attendre l’événement. Attendre pour shooter. Puis recommençait le manège bien rodé d’envoi des photographies aux agences de presse : rembobiner la pellicule de diapositives (les diapositives en couleur étaient Sygma, Gamma, Sipa), écrire sur l’enveloppe l’adresse de l’agence et la personne contact, placer l’enveloppe dans un sac épais à vomi distribué par les compagnies aériennes, la confier à un passager qui se chargerait de ne pas la faire passer sous les rayons X puis, une fois arrivé, de la transmettre à la bonne adresse.

Photojournaliste, Baz a couvert pour l’Agence France-Presse (AFP) pendant plus de 30 ans les grands conflits du Moyen Orient (guerre du Golfe, Liban, Bosnie, Irak, Afghanistan, etc.) et fait la couverture des plus grands journaux. Ses photographies incarnent la brutalité de la guerre, mais aussi l’humanité qui persiste au milieu du chaos. « Je ne crois pas à l’objectivité dans ce métier. » Pour lui, les photographes ne peuvent pas rendre une neutralité. Les images de Baz, parfois provocantes, parfois silencieuses, révèlent une vérité crue, une réalité que le monde doit voir. Baz joue des contrastes et des oppositions dans ses images. Le document photographique porte avec lui l’accumulation de nombreuses références visuelles, des icônes ou des motifs glanés au fil des lectures et des visionnages de films. Nous avons tous nos bibliothèques visuelles personnelles. Celles de Baz sont les photographes de la guerre du Vietnam (Don McCullin, Tim Page, Françoise Demulder ou Catherine Leroy) et la bande dessinée. Mais pour Baz, la photographie va au-delà de la simple documentation. C’est un moyen de raconter des histoires, de transmettre des émotions et de susciter des réactions. « Une bonne image hier et aujourd’hui, c’est la même chose, dit-il, c’est celle qui transmet de l’émotion, qui choque, qui fait pleurer ou rire. »

Tanya Traboulsi, l’amoureuse de Beyrouth

Après avoir été arrachée de force à Beyrouth en 1983, pendant treize années, jusqu’à la fin de ses études universitaires, Tanya Traboulsi a rêvé de revenir. L’image de Beyrouth vue de la mer ne l’a plus quittée, ni cette image ni les odeurs de Beyrouth. 13 ans. Alors, quand elle retourne au pays, en 2003, pour s’installer à Beyrouth, elle ne la lâchera plus. Traboulsi raconte : « Je photographiais alors tout ce que je voyais. Pendant la guerre de juillet-août 2006, j’avais un petit Sony Cyber-Shot numérique et je photographiais les rues vides de Sioufi, de Monnot, n’importe où je pouvais me rendre à pied. » À pied. Quelle contradiction dans une ville qui ne fait pas de quartier aux piétons. Son projet en cours, « Beyrouth, rêve récurrent » (2021-en cours), témoigne de cette relation intime avec la ville. Dotée d’une variété d’appareils, analogiques ou numériques (Olympus Mju II, Canon AE 1 35 millimètres, Pentax 645N), et de son téléphone portable, elle arpente les rues de Beyrouth, capturant des instantanés de la vie quotidienne et des témoignages. Sa routine : « Une ou deux fois par semaine, je choisis un quartier dans lequel déambuler puis je parle aux gens, je prends des clichés de ce qui se présente à moi. Parfois, je rentre de mon tour sans aucune image. Je ne m’impose pas de faire des images, j’y vais avec mon ressenti. Je produis à un rythme lent et je ne crois pas à la compétition. » Traboulsi écoute la ville, les vagues de cette mer qui l’a trahie il y a bien longtemps ; elle écoute les gens. Ils se prénomment Tarek, Firas, Lenin et Driss. Ils sont assis au même endroit, chaque samedi, à Dalié.
La photographie est bien plus qu’une simple profession pour Tanya Traboulsi, c’est un héritage familial et une passion profonde. Née en 1976 en Autriche et élevée à Beyrouth, elle a toujours été entourée d’appareils photo et de caméras grâce à une lignée de femmes photographes qui ont laissé leur empreinte sur elle. Traboulsi confie : « J’ai tenu mon premier appareil photo dans les mains à l’âge de 4 ans. Ma mère prenait toujours des photos, elle nous filmait en super-huit. Et ma grand-mère et mon arrière-grand-mère avant elle. Je fais partie d’une dynastie de femmes photographes. Elles n’étaient pas des photographes professionnelles, mais elles m’ont transmis le geste. C’est mon héritage. J’ai toujours photographié. Tout documenté, avec un appareil Instamatic et du film 110 : mon adolescence, les amis, ce que nous faisions, mangions, etc. J’ai des caisses entières d’archives photographiques, une archive familiale d’avant et de moi-même. »

Tanya Traboulsi considère la photographie comme un acte d’amour, une manière de se reconnecter avec ses racines, son histoire personnelle, et de préserver la mémoire de Beyrouth pour les générations futures. Ne pas oublier Beyrouth. L’archiver. Témoigner. Comme une urgence. Celle de dire. De montrer. « Je veux raconter des histoires. Il y a tellement à dire sur Beyrouth ; c’est insensé. » « Pourquoi n’ai-je pas pris plus de photos de Beyrouth dans les années 1990 ? » Traboulsi questionne puis réalise : il n’y a quasiment aucune archive sur le club B018 qui pourtant était tout droit issu d’un film de David Lynch. Alors, maintenant, avec une approche méthodique, Traboulsi veut tout documenter pour les générations futures. En cela, est-elle si éloignée de la frénésie photojournalistique ?

Deux approches, une seule vision

Bien que les approches de Patrick Baz et de Tanya Traboulsi puissent sembler divergentes, elles convergent vers un même objectif : capturer l’essence du Liban. Alors que Baz documente les conflits et les bouleversements politiques qui ont marqué l’histoire récente du pays, Traboulsi célèbre la vie quotidienne et l’humanité qui persistent malgré l’adversité. Le médium photographique a cette capacité à produire de très grandes séries. Si le continuum caractérise la pratique de Tanya Traboulsi, celle de Patrick Baz le brise. Les images de Baz s’imposent là où celles de Traboulsi suggèrent. Frontales ou subtiles, provocatrices ou silencieuses, gueulantes ou berçantes, les photographies de Patrick Baz et de Tanya Traboulsi ne se rencontrent pas, elles s’accompagnent, offrant ensemble une vision contrastée mais complémentaire d’un pays en temps de crises.

Depuis ses débuts, la photographie a permis de documenter les ravages et les conséquences des guerres, même si que les limitations techniques de l’époque ne permettaient pas toujours de capturer les moments des combats eux-mêmes. Témoignages poignants, parfois dérangeants, les images capturent l’essence même de ce qu’il se joue, plaçant le spectateur face à une réalité brutale,...
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