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Idées - POINT DE VUE

Libérer le potentiel du nouveau système de retraite libanais

Libérer le potentiel du nouveau système de retraite libanais

Photo d'illustration : copyright Helpage International

Au terme de plus de 30 ans de tentatives infructueuses, le Liban a finalement promulgué en décembre 2023 une loi instaurant un système moderne de retraite pour les travailleurs du secteur privé. L’Organisation internationale du travail (OIT) a contribué de manière active à l’adoption de la nouvelle loi, en veillant à sa conformité avec les bonnes pratiques et normes internationales du travail . La nouvelle loi pourrait radicalement transformer le système de protection sociale et le marché du travail au Liban. Il convient désormais de se consacrer d’urgence à sa mise en œuvre, afin d’éviter une nouvelle promesse non tenue.

Les crises politiques, économiques et financières de ces dernières années ont profondément marqué la société libanaise. Le système de protection sociale, déjà fragmenté et lacunaire, s’est avéré inapte à répondre aux besoins croissants. Les dépenses consacrées à la protection sociale ont de tout temps favorisé les fonctionnaires et les militaires, les allocations aux plus vulnérables étant sensiblement inférieures aux normes régionales et mondiales.

Le Liban est, avec les territoires palestiniens occupés, le seul pays du Moyen-Orient à ne pas proposer de système de retraite général pour les travailleurs du secteur privé. Les indemnités forfaitaires de fin de service (IFS), instaurées en 1964 en tant que régime « temporaire », ont vu leur valeur réelle s’éroder totalement sous l’effet d’une inflation à trois chiffres. Les ménages ont perdu l’accès à leur épargne de toute une vie en raison de l’effondrement du système bancaire. Même les travailleurs du secteur formel, y compris ceux du secteur public, ont été privés de protection aux heures les plus critiques de la crise.

Il n’est donc pas surprenant que les personnes âgées figurent parmi les plus touchées. De fait, les taux de pauvreté et de vulnérabilité du troisième âge connaissent une forte augmentation, tout comme la part de personnes âgées contraintes de continuer à travailler pour subvenir à leurs besoins.

L’adoption de la nouvelle loi sur la Sécurité sociale a été saluée comme une avancée importante. Mais peut-elle réellement contribuer à inverser la tendance ? Et que faut-il faire pour que sa mise en œuvre se traduise par des améliorations tangibles du bien-être des Libanais ?

Droit à une retraite décente

Au cœur de cette réforme figure le remplacement des IFS par le versement d’une pension mensuelle à vie, attribuée à la retraite, ainsi qu'en cas d'invalidité ou de décès, à l'assuré ou aux membres survivants de sa famille.

La loi introduit deux garanties minimales de pension destinées à assurer aux retraités un niveau de vie décent et à se conformer aux exigences minimales définies dans les conventions de l’OIT en matière de sécurité sociale. La loi prévoit en outre une indexation annuelle automatique des retraites sur le coût de la vie afin de se prémunir contre l’inflation – ce qui constitue une différence majeure par rapport aux IFS. Une simulation estimant les prestations prévues par la nouvelle loi révèle que la valeur de ces nouvelles pensions représentera entre 3,5 et 11 fois (pour les bas salaires avec de courtes carrières) la valeur des IFS.

Toutefois, la pertinence du nouveau système de retraite ne peut être tenue pour acquise : elle dépendra essentiellement de l’évolution en termes de salaires déclarés à la CNSS. Alors que les employeurs peuvent accorder des primes et d’autres avantages n’ouvrant pas droit à la retraite, les salaires de base actuellement déclarés à la CNSS – à partir desquels seront calculées les nouvelles pensions – demeurent pour la plupart indexés sur le salaire minimum, qui a été relevé à l’équivalent 200 dollars (18 millions de livres libanaises) au cours actuel (soit 44 % de sa valeur en dollars antérieure à la crise). Si la pratique de la sous-déclaration des salaires se maintient, le nouveau système ne sera pas en mesure de fournir des pensions de retraite significatives.

L’érosion de la valeur réelle des comptes de fin de carrière des travailleurs a entraîné une décapitalisation quasi générale du système de Sécurité sociale pour le secteur privé. Selon la dernière évaluation financière indépendante, la base d’actifs dépréciés de la CNSS, essentiellement constituée de bons du Trésor et de dépôts en espèces en livres libanaises, ne suffit pas pour faire face aux obligations futures. Dans le cadre du système actuel, les employeurs assument la charge de la recapitalisation du système de retraite par le biais de versements compensatoires – autrement dit, le mécanisme en vertu duquel le dernier employeur doit combler tout déficit sur le compte de fin de service d’un travailleur résultant de la différence entre l’épargne accumulée au sein de la CNSS et la prestation définie calculée.

Les estimations les plus récentes suggèrent qu’aux niveaux salariaux actuels, les employeurs ont accumulé des obligations envers la CNSS pour un total d’un milliard de dollars en versements compensatoires, et que ces obligations devraient rapidement augmenter pour atteindre des niveaux insoutenables avec les nouveaux ajustements salariaux. Concrètement, le système actuel pénalise les employeurs vertueux : ceux qui déclarent l’intégralité des salaires à la CNSS subissent directement les conséquences de l’explosion des indemnités.

À cet égard, la décision visant à instaurer un pilier de retraite plus solide, à financement collectif et axé sur la redistribution, par opposition à une simple accumulation d’épargne individuelle, constitue une amélioration majeure. La solidarité entre les retraités et les travailleurs, ainsi que celle entre les générations, pierre angulaire des normes de l’OIT, est le seul moyen de rétablir la base financière du système de retraite de manière juste et équitable au lendemain de la crise économique.

Le nouveau système de retraite exigera une augmentation – éventuellement progressive – du taux de cotisation, qui doublerait par rapport aux 8,5 % actuels de l’IFS. Les travailleurs seront appelés à contribuer au financement du système. Conformément aux normes internationales, la nouvelle loi stipule que l’État reste le garant ultime du système de retraite, et une éventuelle contribution du gouvernement pour soutenir ceux dont les capacités de cotisation sont insuffisantes a été envisagée. Toutefois, le système peut être entièrement alimenté par les cotisations des travailleurs et des employeurs, ainsi que par les rendements des investissements.

En outre, en abolissant le mécanisme pernicieux des versements compensatoires, la nouvelle loi lève également les obstacles à la déclaration des salaires réels. L’augmentation de l’assiette des cotisations exercera un impact positif sur le système de retraite, mais également sur les autres branches de la CNSS, et plus particulièrement la branche médicale. Associée aux réformes structurelles nécessaires de la branche médicale, elle permettrait de rétablir une couverture plus significative des frais médicaux, en inversant la tendance actuelle à la privatisation de l’assurance-maladie, dangereuse tant du point de vue de l’équité que de celui de l’efficacité.

Promouvoir la formalisation et rétablir la confiance

La majorité des travailleurs libanais évoluent dans l’économie souterraine, ne bénéficiant ni des droits du travail ni de l’accès à la Sécurité sociale. Le nouveau système de retraite peut fortement contribuer au processus de formalisation. Les employeurs, les travailleurs indépendants et les travailleurs agricoles et domestiques pourront, pour la première fois, adhérer au système de Sécurité sociale, à condition de cotiser au niveau minimum requis. Des instructions internes à la CNSS détermineront par ailleurs les modalités de participation des travailleurs à temps partiel, saisonniers et occasionnels. Sur décret, les caisses mutuelles de retraite professionnelle pour les professions libérales (notamment les avocats, les ingénieurs et les pharmaciens), dont certaines connaissent de sérieux problèmes de viabilité, pourraient également rejoindre le nouveau système national. L’extension de la couverture aux travailleurs exerçant tout type d’emploi, la réduction de la fragmentation des systèmes nationaux et l’élargissement de la base des cotisants renforceront la viabilité et l’efficacité du système.

En outre, en vertu de la nouvelle loi, chaque mois de cotisation compte. À cet égard, le Liban fait figure de référence dans la région en adoptant des formules de pension qui tiennent compte des cotisations versées tout au long de la carrière, ce qui constitue une incitation solide et directe à la formalisation.

En définitive, le succès du nouveau système de retraite dépend d’une question plus fondamentale concernant le rôle de la protection sociale et des institutions publiques dans la société libanaise. Des années de paralysie de la gouvernance ont empêché la modernisation de la CNSS, minant progressivement la confiance dans l’institution. Pour rétablir cette confiance, seule une réforme radicale et profonde de sa gouvernance peut servir de point de départ. C’est la raison pour laquelle la nouvelle loi introduit un conseil d’administration intégralement réformé, composé de 10 membres sélectionnés sur la base de critères de compétence et d’expertise, au lieu des 28 actuels. En outre, un nouveau comité indépendant et une nouvelle structure administrative seront constitués afin de superviser les investissements. La loi prévoit le développement de systèmes numériques pour l’adhésion, le versement des cotisations et des prestations, ainsi que des exigences essentielles en matière de transparence, notamment la publication des comptes et des rapports d’audit externe.

Saisir l’opportunité

La nouvelle loi sur la sécurité sociale marque une première étape cruciale dans un processus de plusieurs décennies visant à assurer la bonne gouvernance de la CNSS et à offrir un système de retraite décent à des centaines de milliers de travailleurs au Liban. Le nouveau système de retraite peut bouleverser la protection sociale et le marché du travail au Liban, toutefois une bonne loi n’est que le point de départ.

Le Conseil des ministres a désormais jusqu’à décembre 2024 pour mettre en place les nouvelles instances et rédiger l’ensemble des décrets d’application requis. Le nouveau système de retraite devra alors être pleinement opérationnel dans les 12 mois qui suivront. Compte tenu des lacunes du système actuel, il paraît indispensable d’accélérer cette transition afin d’éviter l’aggravation des problèmes existants.

Avec la formation du nouveau conseil d’administration de la CNSS, le gouvernement, les travailleurs et les organisations patronales du Liban bénéficient d’une occasion inédite d’orienter la Sécurité sociale sur une nouvelle trajectoire.

Cela intervient à un moment critique, avec l’adoption récente de la première stratégie de protection sociale du pays. Certains plaident ouvertement en faveur d’un démantèlement intégral de la CNSS et proposent de basculer vers un système basé sur l’assurance privée. Il s’agit là d’une voie hasardeuse pour le Liban, voie qui aboutira inévitablement et irrémédiablement à accroître les inégalités, à réduire la solidarité et à affaiblir davantage les institutions publiques face aux forces du marché.

Pour ceux qui persistent à considérer la protection sociale comme une question d’intérêt public, la nouvelle loi représente sans doute l’occasion ultime de sauver le système de Sécurité sociale, en lui reconnaissant un rôle essentiel dans le projet de construction d’un État fondé sur les droits.

Par Luca PELLERANO

Spécialiste senior de la protection sociale au Bureau régional de l’OIT pour les États arabes.

Rania EGHNATIOS

Responsable technique de la protection sociale au Bureau de l’OIT pour le Liban.

André PICARD

Chef de l’Unité des services actuariels à l’OIT (Genève).

Au terme de plus de 30 ans de tentatives infructueuses, le Liban a finalement promulgué en décembre 2023 une loi instaurant un système moderne de retraite pour les travailleurs du secteur privé. L’Organisation internationale du travail (OIT) a contribué de manière active à l’adoption de la nouvelle loi, en veillant à sa conformité avec les bonnes pratiques et normes internationales...
commentaires (2)

"… la nouvelle loi stipule que l’État reste le garant ultime du système de retraite …" - Aïe!

Gros Gnon

20 h 16, le 18 mai 2024

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Commentaires (2)

  • "… la nouvelle loi stipule que l’État reste le garant ultime du système de retraite …" - Aïe!

    Gros Gnon

    20 h 16, le 18 mai 2024

  • Parole parole…..

    Eleni Caridopoulou

    17 h 30, le 18 mai 2024

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