J’ai passé ma vie à tenter (généralement sans succès) de retarder de trente ou de quarante secondes l’inévitable question : « Et le Liban ? » On vous pose une question sur « la situation », vous commencez à évoquer le contexte régional et international. L’attention de votre interlocuteur se met à décliner et son impatience à croître : il n’a que faire de « l’atmosphère » (Jean Gabin). Il veut savoir ce qu’il adviendra de ses 10 452 kilomètres carrés, déjà encombrés d’acteurs et saturés d’actions. Sa serrure est unique, la clef qu’il cherche doit l’être aussi.
Tout est dans cette fièvre à rechutes : plus vous tentez de rappeler que le Liban n’est pas immune à son environnement, plus les Libanais sont pressés de tirer les conclusions qui le (et les) concernent exclusivement. Leur empressement est à la fois psychologiquement compréhensible et herméneutiquement aspirationnel : ils espèrent, contre et en dépit de tout, faire exister leur pays hors du magma dans lequel il s’est dangereusement englué. Leur refus de s’aventurer sur de plus larges latitudes, proches ou lointaines, est en quelque sorte une ode d’affection pour un pays qu’ils savent inextricablement empêtré dans « les guerres des autres » (Ghassan Tuéni), une pathétique déclaration d’indépendance que les pays qui doutent de leur propre existence répètent ad infinitum, comme pour s’en convaincre à défaut d’en être persuadés.
Souveraineté disloquée
Mais les États, de fabrication humaine, « trop humaine » (Friedrich Nietzsche), sont des constructions bien plus précaires que leurs soi-disant ministères de l’Information ne le proclament et que leurs patriotes ne le scandent. Ils n’ont rien d’immortel : à la fin du XVe siècle, il y avait près de 500 structures quasi étatiques en Europe, il en restait à peine une vingtaine à la fin du XIXe. Par contre, le monde comprenait une trentaine d’unités souveraines au début du XXe, mais plus de six fois ce chiffre un siècle plus tard. Fragiles comme ils sont, les États ne cessent de naître et de disparaître, de se fracturer (souvent) et de se réunifier (parfois), dans un étourdissant mouvement darwinien. Plus ils sont précaires, moins ils sont protégés contre ce qui les entoure. En cela, les Libanais peuvent se passer d’un dessin…
La souveraineté n’est que d’un maigre secours à une organique fragilité. Et sur ce chapitre, notre beau pays est un cas d’école. Sa souveraineté interne est tout à fait disloquée : il n’a guère le contrôle exclusif sur ses citoyens ni la maîtrise jalouse de son territoire que cette acception présuppose. Sa souveraineté westphalienne, à savoir sa liberté présumée de se donner le régime politique et économique de son choix, est profondément minée par le dissensus des siens sur la configuration d’un tel régime. Sa souveraineté internationale est en apparence sauve, tant que son drapeau flotte devant l’immeuble en verre de la First Avenue, mais nous savons que les dirigeants de ce monde se contorsionnent comme ils peuvent pour continuer à reconnaître un État qui peine à en être un. Apprendre qu’une bonne soixantaine d’États sont à présent à des niveaux similaires de précarité ne nous console guère, moins par indifférence pour « le malheur des autres » (Bernard Kouchner) que par une fâcheuse habitude de nous considérer en tout uniques.
Le prix du libertarisme
Le Libanais est en réalité moins libre que libertaire. Cela a son charme quelque peu délavé ; mais cela a aussi son prix, et il est lourd. À force d’ignorer lois, normes et institutions, et même à s’en vanter, il se retrouve dans le faux paradis de la débrouille. Troquer son libertarisme contre sa sécurité, ou même contre un minimum de certitudes sur son sort, serait lui demander un sacrifice trop pénible. Ne lui vient guère à l’esprit que sans un État pour organiser la vie collective, protéger les frontières, rendre un tant soit peu de justice, se doter d’un appareil efficace de police, desserrer l’enchevêtrement des allégeances embobinées, sanctionner les kleptocrates, se soucier des démunis ou, à tout le moins, mettre de l’ordre dans la circulation sur les routes, son pays restera vulnérable à la moindre brise venue de l’extérieur.
Les Libanais n’avaient qu’une seule vraie industrie : la banque. Mais elle est tombée dans un gouffre profond, entraînée dans sa chute par l’incurie de ses patrons et par son mariage incestueux avec un Trésor public aventureusement dispendieux. Le Libanais s’en plaint mezzo voce. Il espère, contre toute logique, retrouver ses flouss et s’accroche aux transferts de la diaspora tel un perfusé à son sédatif. Cela ne fait pas une économie digne de ce nom, mais une sorte de ruse où les accointances privées sont censées compenser le naufrage public. Le drive entrepreneurial d’antan n’est pas tout à fait éteint, mais comment peut-il s’épanouir si l’autorité publique, plutôt que de le promouvoir, ne cesse de lui infliger son incompétence et sa corruption ou quand, pour répondre à l’ordonnance du FMI, on tire sur le toubib ?
Mais l’entrepreneur libanais d’aujourd’hui n’en a cure : la paralysie de l’État, loin de l’affliger, est pour lui une véritable aubaine : ses transactions sont informelles ; sa devise (physique autant que métaphorique) est le billet vert ; le long terme est par-delà sa vue : la plus-value qu’il cherche est hic et nunc. Pour investir dans la durée, le Libanais, résident ou diasporique, autant que l’étranger a besoin d’un capital humain formé, d’un système judiciaire efficient et, d’abord, d’une paix civile solide. Il ne saurait évoluer dans un niveau trop élevé d’incertitude.
Car l’incertitude est mauvaise conseillère. Et il y a, de surcroît, de l’acrimonie dans l’air : si les États sont si précaires, pourquoi ne pas se partager l’actuel que tout le monde s’accorde à trouver dysfonctionnel ? « Ils ne nous ressemblent pas ; divorçons ! » est un refrain qui reprend vie. C’est oublier que les autres ne sont pas disposés à dissoudre le mariage, même s’il est pourri et que « le narcissisme des petites différences » (Sigmund Freud) est un mal trop répandu pour se muer en remède. Faire chambre à part a pu sauver des mariages fragiles, mais uniquement quand il s’agissait d’un remède pour les préserver, non d’un pénultième geste, plus ou moins conscient, pour les dissoudre. Souhaiter la séparation des corps, c’est aussi entretenir l’illusion que lorsque chacune des tribus dont ce pays est fait, si et quand elle parvient à s’émanciper de sa cohabitation avec les autres (au pluriel, car il s’agit d’une polygamie plutôt que d’un couple), saura éviter les brouilles sanglantes en son propre sein. Les exemples récents n’autorisent pas, en la matière, beaucoup d’optimisme.
« Taëf et rien que lui ! » répondent d’autres. De quoi parle-t-on ici ? Il y eut des usages si arbitraires, si divers, si fantasques de l’accord éponyme que le quidam ne sait plus vers quel Taëf se tourner. Cet accord qui proclama le pays des Cèdres « patrie définitive pour tous les siens » et mit fin aux combats fratricides eut certes son utilité en son temps ; mais il a bien été malmené depuis. Plutôt que, comme l’avaient espéré ses initiateurs, constituer une fenêtre ouverte sur la paix civile, une trêve qui permette de se doter d’un régime moderne, il a conduit les chefs des milices à autoamnistier leurs méfaits, à encombrer la gouvernance en en multipliant les chefs étoilés et les marmitons, pendant qu’il formulait généreusement les utopies improbables, de « la déconfessionnalisation politique » à « la décentralisation administrative », deux concoctions censées être indolores mais qui ont été très tôt arsenalisées par les acteurs de la guerre civile froide en cours. La population est plus que jamais « parquée » (Edmond Rabbath) dans ses communautés, et plutôt que d’une déconcentration de l’État, c’est à son effritement que nous assistons.
Et puis il y a ceux qui regardent trop intensément par-delà les frontières en quête d’inspiration. Ils se sont retrouvés dès 1936 dans « le Congrès du Littoral » ou sont allés en 1958 par cars entiers acclamer l’alors impétueux Nasser à Damas. Plus récemment, « la source d’imitation » s’est déplacée vers la capitale perse, ou dans sa ville sœur, la désertique Qom. Comme vers l’étoile du berger, ils clament leur allégeance, en affirment la prévalence et agissent en conséquence, dans leur pays d’origine mais aussi en Syrie, pour sauver un régime allié, ou à travers la frontière du sud pour secourir un mouvement frère à Gaza. J’ai toujours pensé qu’il était légitime d’avoir du sentiment pour la Palestine et d’être, éthiquement et politiquement, du côté de son peuple. Mais d’aucuns, richement équipés, vont loin, bien plus loin, jusqu’à faire sentir que leur allégeance au Vale e-Faqih (« guide suprême », NDLR), et les sacrifices réels que cet embrigadement leur coûtent, les autorise à affaiblir encore, en en dévoilant les limites, l’autorité de l’État. Ce dévouement, préalablement non concerté, ne fait évidemment pas l’unanimité parmi leurs concitoyens, ce qui aggrave, plus qu’un chouia plus, le sentiment de fragmentation.
Douce décadence
Face à ces divergences copieusement exposées sur le marché des idées (et sur les écrans des réseaux sociaux), j’ose suggérer, plutôt que d’aller en quête d’une nouvelle et improbable concorde intertribale, qu’il est bien plus urgent de changer de paradigme et de mettre en place une gouvernance moins stérile, plus soucieuse de la qualité du résultat que du processus tortueux qui l’enfante, du bien public plus que de l’ajustement toujours chancelant entre les intérêts sectoriels et, enfin – et ce n’est pas un détail –, de la probité des dirigeants plutôt que de leur identité. Je ne me ferai pas beaucoup d’amis en écrivant que, face à ce joli bouquet de divergences domestiques et d’interférences étrangères, le pays a d’abord besoin de se doter au plus tôt d’un exécutif musclé, intègre et efficace. Une telle proposition donne des urticaires à tous ceux qui ont su – et pu – arracher un brin de l’autorité de cet exécutif, à commencer par les partisans du régime d’assemblée vers lequel le système de Taëf a immanquablement glissé, sans compter les chefs des tribus, les combattants présents et potentiels, les clergés en noir ou en bleu turquoise (barbus ou rasés), les notabilités assises ou agenouillées, les héritiers des grands seigneurs pressés de se faire un prénom autant que les jeunes pousses en quête d’un siège, voire d’une simple mention au 20 heures. Le monde n’a que faire de nos arrangements boiteux ; le temps roule trop vite pour nos consensus qui nécessitent une éternité pour se conclure ; les dangers qui nous guettent sont trop sérieux pour prolonger ad nauseam nos mesquines querelles, d’ordinaire suivies par nos sordides trocs : « Passe-moi donc cette loi que je te signe ce décret. » Si vous voulez que ce pays s’octroie une nouvelle vie, il doit d’abord être fermement gouverné. Il ne l’est guère avec des vacances présidentielles à répétition, la décapitation de notre pyramide politique étant devenue un sport national. Il ne l’est pas plus avec des gouvernements qui, quand ils ne sont pas en état de gestation, sont en affaires courantes, et qui reproduisent en format réduit les Parlements – eux-mêmes fragmentés – qui leur accordent leur confiance. Il l’est avec un exécutif plus soucieux de performance que de représentativité.
Sinon, la barque libanaise continuera de voguer dans une mer régionale conflictuelle et un océan international tempétueux. À bord de cette insouciante embarcation, les Libanais, délestés de leur épargne, dépouillés de leurs certitudes et oubliés du ciel, entretiennent leurs nostalgies avec le soin d’un drogué pour sa ligne de coke, abordent leurs tragédies comme s’il s’agissait de mondanités et se fient à la pensée magique pour envisager l’avenir. À se délecter de cette douce décadence, il est peu probable qu’ils puissent arriver à bon port.
Ghassan Salamé est ancien ministre de la Culture et de l’Éducation, ancien négociateur de l’ONU en Irak et en Libye et professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris.
What is new is the incisive analysis of the Lebanese personality. Libertarian, confident in her/his resourcefulness to the point she thinks she is free when she is not. Does not care what a state is for and what it can do in good and bad. Thinks with her wallet, always for the short term; confident under uncertainty- unaware she is living under too much uncertainty- she lives in the here and now nurturing the senses at which she excels.
15 h 49, le 14 mai 2024