Le sobriquet de « père de tous », qui sonne étrangement comme celui de l'autre « petit père des peuples », aurait pu suffire à révéler la vocation dictatoriale du nouveau mandat. Une vocation vite confirmée par la frénésie des poursuites engagées contre des acteurs critiques du pouvoir.
Le culte de la personne du président a entre-temps été relayé par la propension du cabinet à célébrer ses propres « accomplissements » : le moindre questionnement à cet égard est considéré comme une entorse à l'intérêt général. Même dans un pays habitué à sacraliser ses dirigeants, cette tendance nouvelle à l'uniformisation des points de vue est particulièrement dangereuse.
En effet, si le pouvoir actuel a la particularité de concentrer la majorité des factions politiques, l'abus d'autorité dont il fait preuve n'est pas tant fondé sur cette majorité que sur une partie spécifique : le Hezbollah, seul à détenir un arsenal. Seul à répondre d'un axe régional qui assume de plus en plus ouvertement sa violence au nom de sa cause.
Suivant que le Hezbollah choisira ou non de couvrir les dérapages de ceux avec qui il partage le pouvoir, la gravité de ces dérapages variera, ainsi que l'agressivité de ceux qui les commettent. Et le parti chiite a tout intérêt aujourd'hui à de tels errements : la corruption des institutions contribue à légitimer la milice, de la même manière que les pratiques liberticides officielles normalisent l'autocratie intrinsèque au Hezbollah.
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Le tableau général est, en somme, celui d'un mandat venu projeter le modèle de la milice à l'endroit de l'État. Évoquer aujourd'hui la problématique des armes du Hezbollah, ne serait-ce que par principe, est considéré comme hors propos. Mettre en doute le gouvernement qui sert la milice équivaudrait à une trahison. Opter enfin pour l'équidistance en donnant la parole à des parties externes ou internes diamétralement opposées à l'Iran serait un camouflet à l'État.
Les poursuites menées contre des journalistes et les convocations de députés de l'opposition sont la conséquence naturelle du règne des aboyeurs du pouvoir.
Avec cela de dangereux qu'elles ont vocation à instaurer durablement des pratiques liberticides, en les justifiant par la loi. De la même manière que l'ancrage de la milice est justifié par la stabilité nationale, pour reprendre l'argument du chef de l'État.
Les textes régulant l'exercice médiatique au Liban souffrent d'un dualisme : consacrant la liberté d'expression comme principe, ils en fixent des limites souvent définies vaguement, comme « la dignité » de l'État et des dirigeants, « le sentiment religieux », « l'ordre public »... À défaut d'une définition claire de ces notions par la loi, c'est au juge que revient le rôle de les interpréter dans un sens libéral ou liberticide. La jurisprudence libanaise en la matière a jusque-là fait preuve d'inconstance : c'est selon l'influence du responsable critiqué par un journaliste que le juge fera montre de sévérité ou de tolérance à l'égard de celui-ci.
Un juge répressif fera de « la dignité de l'État » une notion « sacro-sainte » qui transcende l'espace du débat. Un juge libéral optera au contraire pour l'approche défendue dans les plus grandes cours des droits de l'homme, qui consiste à ne placer aucune notion au-dessus du débat d'idées. Ce juge aura compris que toute notion hissée au rang de « sacré » a pour visée réelle de neutraliser le débat d'intérêt général. C'est-à-dire l'espace du dire, de l'échange d'idées, même opposées, même choquantes, sans lesquelles la société ne saurait évoluer, ni le contrat social se renouveler. La liberté d'expression est le moteur de ce débat et le juge, plus proche de la base sociale que ne l'est le pouvoir, en est le seul régulateur. La liberté est illimitée tant qu'elle reste dans l'espace du débat, c'est-à-dire tant que le dire ne se transforme pas en acte, en l'occurrence en violence, auquel cas l'intervention du pouvoir étatique dans ce débat serait exceptionnellement de mise.
Aussi bien le pouvoir exécutif que judiciaire opèrent aujourd'hui dans un sens inverse : ils consacrent le principe de l'intervention directe de l'État (sous le couvert d'une intervention judiciaire) au sein du débat d'idées. Et parmi ces idées, ils préconisent de censurer à l'envi tout ce qui porte atteinte au très pompeux « prestige de l'État », selon le ministre de la Justice, et aux « symboles de la nation », selon le communiqué du Conseil supérieur de la magistrature.
« Tous doivent désormais s'habituer à rendre des comptes » (comprendre à être poursuivis pour leurs idées), a décrété hier le ministre de la Justice en visite hier au Palais de justice de Zahlé.
La veille, le chef de l'État défendait devant une délégation de magistrats l'idée que « le plafond de la liberté médiatique est la vérité ». C'est omettre que les vérités – il n'y en a pas qu'une – sont le carburant de la liberté et non sa limite. Si toutefois il faisait référence à la notion juridique particulière de l'exception de vérité, qui permet à un journaliste accusé de diffamation d'obtenir gain de cause en démontrant la véracité de ses dires, le chef de l'État a omis que cette quête de vérité est impossible sans une coopération entre justice et médias. Deux corps que son mandat a choisi aujourd'hui de mettre en confrontation.
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12 h 08, le 22 décembre 2017