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Idées - « Guerre des axes »

Riyad et Téhéran, deux faces d’un Janus conflictuel

Le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane et le président iranien Hassan Rohani. Photo d’archives AFP

La situation au Moyen-Orient atteint un niveau de tension inédit entre le royaume d'Arabie saoudite et la République islamique d'Iran. En témoignent certaines déclarations récentes comme celle faite, le 2 mai, par le prince héritier Mohammad ben Salmane (« MBS ») selon laquelle les Saoudiens n'attendront « pas que le combat se déroule sur (leur) territoire » et feront « en sorte que la bataille ait lieu (...) sur le sol iranien ». Ou la réponse du « berger à la bergère » formulée, le 8 mai suivant, par le ministre de la Défense iranien d'alors, Hossein Deghan : « Si (les Saoudiens) commettent un acte irréfléchi, nous ne laisserons intact nul endroit à l'exception de La Mecque et Médine. »

Ce genre de déclaration n'augure rien de bon quant à une possible « montée aux extrêmes » telle que problématisée par Clausewitz. Même si chacun s'est contenté jusqu'à présent de guerres par procuration, dont on mesure néanmoins les effets dévastateurs sur les différents théâtres concernés de cet « Orient compliqué », selon la célèbre formule gaullienne : qu'il s'agisse de la Syrie « baassiste » de Bachar el-Assad – certes « sauvée », notamment par l'intervention iranienne, mais désormais en ruine – ou du Yémen, qui n'a plus rien aujourd'hui de l'« Arabia felix » antique, dévasté qu'il est par les bombardements souvent indiscriminés de la coalition initiée par Riyad.

 

(Lire aussi : L'entente Washington-Riyad est-elle compromise ?)

 

Configuration belligène
On se trouve aujourd'hui dans une situation qui mobilise un système de représentations « ethno-confessionnelles » contradictoires, qui était initialement binaire – Arabes versus Perses, sunnites versus chiites –, et qui est récemment devenu ternaire – Arabes chiites versus Arabes sunnites versus Perses chiites, soutiens attitrés des Arabes chiites. Dans ce type de configuration belligène, nul n'est à l'abri d'un dérapage susceptible de générer un engrenage incontrôlable.

Derrière ce jeu de « représentations » géopolitiques, s'exprimeraient les sourdes inquiétudes des régimes arabes – majoritairement d'obédience sunnite –, qui ont été déstabilisés par les conséquences induites par la tectonique des plaques géopolitiques issue du renversement en mai 2003 du régime « baassiste » (mais néanmoins sunnite) de Saddam Hussein. Ces inquiétudes arabes avaient pris un caractère public, fin 2004, avec la mise en garde formulée par le roi Abdallah II de Jordanie quant au péril constitué par l'éventuel établissement d'un « croissant chiite » régional reliant l'Iran perse, l'Irak arabe post-Saddam, la Syrie alaouite de Bachar el-Assad et le Liban, embolisé par le Hezbollah. Son raisonnement sous-entendait alors que l'équilibre traditionnel entre chiites et sunnites en serait mécaniquement affecté, ce qui ne manquerait pas de se traduire par de nouveaux problèmes qui ne seraient sans doute pas limités aux frontières de l'Irak. Les faits semblent lui avoir partiellement donné raison. Avec la constitution d'un « corridor terrestre » via l'Irak et la Syrie, débouchant sur la Méditerranée avec le Liban, l'Iran semble être potentiellement « redevenu » une « puissance méditerranéenne », comme la Perse put l'être en son temps.

Cette crainte exprimée par le souverain hachémite est particulièrement vive dans les pétromonarchies du Golfe où vivent d'importantes minorités chiites – quand elles ne sont pas majoritaires comme à Bahreïn – perçues comme une potentielle « cinquième colonne ». Cette représentation opératoire d'un « croissant chiite » renverrait à la dynamique d'un nouvel hégémonisme persan auquel elles entendraient opposer un « arc sunnite » défensif.

 

(Lire aussi : La mort de Saleh ouvre un nouveau chapitre dans la guerre)

 

La question ne se réduit cependant pas à un simple problème « ethno-confessionnel », mais engage bien une dialectique de puissance entre le jeune royaume wahhabite – qui se veut le fer de lance du monde arabo-sunnite, en insistant tout autant sur l'« arabité » que sur l'affiliation sunnite majoritaire (à 85 %) dans l'« oumma » – et la République islamique, qui se présente comme la figure tutélaire protectrice de l'obédience chiite « historiquement maltraitée » à travers l'histoire. Sa montée en puissance actuelle sonnerait en quelque sorte comme la revanche des « parias » et lui offrirait une opportunité géopolitique pour faire progresser ses intérêts régionaux. Au point d'être perçue par les États arabes sunnites comme la manifestation « voilée » d'un retour à une forme d'impérialisme. Celui-ci se trouverait conforté par des déclarations jugées provocatrices, comme celle attribuée en mars 2015 à un conseiller du président Hassan Rohani, l'ayatollah Ali Younesi : « L'Iran est (redevenu) un empire, comme il l'a toujours été au cours de l'histoire. Bagdad est sa capitale actuelle et elle représente, comme par le passé, le centre de notre civilisation, de notre culture et de notre identité. »

 

Nouvelle « guerre de Trente Ans »
Dans un entretien en date du 24 janvier 2007, feu le prince Saoud al-Fayçal, alors inamovible ministre des Affaires étrangères saoudien, avait apostrophé Téhéran en ces termes : « Nous exprimons aux Iraniens nos préoccupations sur leur influence dans le monde arabe. (C'est pourquoi) nous leur répétons : ne vous ingérez pas dans nos affaires. » Loin de changer la donne, l'arrivée d'une nouvelle gouvernance installée à Riyad, en janvier 2015, par le roi Salmane, via son fils MBS, entendait a contrario signifier : « Saudi is back. » Dans cette nouvelle « guerre froide » avec ses « fronts chauds », Riyad ne veut plus seulement être dans une logique de « containement » vis-à-vis de Téhéran, mais de « rollback ». C'est ce qui a probablement été à l'origine d'une stratégie extérieure quelque peu erratique, dont l'intervention militaire au Yémen contre les houthis initiée par MBS constitue un symptôme emblématique de ce syndrome ayant conduit à une impasse stratégique.

Par-delà les apparences, la région semble engagée dans une sorte de nouvelle guerre de Trente Ans, dans laquelle la variable « ethno-confessionnelle » fait l'objet d'une instrumentalisation par les deux puissances rivales, comme ce fut le cas en son temps en Europe. Elle ne constitue pas pour autant l'« ultima ratio » de leur hostilité, qui a davantage à voir avec une logique de puissance et de leadership régional. Comme lors de la guerre de Trente Ans, qui avait vu se nouer des alliances pour raison d'État entre la monarchie catholique française et des princes protestants contre les Habsbourg du Saint Empire romain germanique, des rapprochements insolites peuvent également s'opérer en Orient pour cause d'intérêts supérieurs : comme récemment entre la Turquie de Recep Tayyip Erdogan et l'Iran, et ce, contre les velléités d'indépendance kurdes indifféremment sunnites ou chiites, voire sur le terrain syrien pour la mise en place de « zones de désescalade ». Ou bien comme le discret mais réel rapprochement entre Riyad et Tel-Aviv – qui n'entretiennent pourtant aucune relation officielle – pour faire face à la « menace iranienne » communément perçue par les deux parties, et qui vient de pousser, pour les besoins de la cause, MBS à traiter, dans un entretien publié le 24 novembre par le New York Times, le guide iranien de « nouveau Hitler »...

Enseignant et chercheur à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue « Orients stratégiques ».

 

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