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Liban - Entretien/Patrimoine

« La priorité, c’est de doter Beyrouth d’un master plan »

Antoine Atallah est architecte-urbaniste et vice-président du Save Beirut Heritage. Interrogé par L'OLJ, c'est avec son œil d'expert qu'il tente d'apporter des solutions au problème de la sauvegarde du patrimoine beyrouthin.

L’un des bâtiments symbolisant le patrimoine de Beyrouth, la Grande Brasserie du Levant, en phase de démantèlement.

Dans son ensemble, quel constat établir à l'égard du patrimoine de la capitale ?
Le souci du patrimoine de Beyrouth, c'est qu'il est très divers. Il existe une difficulté au niveau de la réglementation urbaine, mais il y a aussi un problème d'ordres légal, social et urbanistique. Pour avoir une véritable politique de sauvegarde du patrimoine, il faut prendre en compte les aspects que je viens de citer. Jusqu'à aujourd'hui, aucune recherche de solutions fondées et durables n'a été faite.

À quels obstacles se heurte le patrimoine du « vieux Beyrouth » et de sa périphérie ?
Le premier problème est la réglementation urbaine. Cette réglementation régit les droits d'un propriétaire, ce qu'il peut construire et de quelle manière, délimitant par exemple le nombre d'étages, le nombre de mètres carrés, etc. Aujourd'hui, à Beyrouth, les réglementations permettent de construire sur des surfaces gigantesques au cœur du centre historique. Le gain économique prévaut : il y a des retombées aux sommes faramineuses car on peut construire trente étages sur un tout petit terrain. Dans toutes les villes du monde qui ont cherché à préserver leur patrimoine, la réglementation dit que cela est évidemment impossible.

À Beyrouth, on a encore un zoning (espace délimité dans lequel il est précisé ce qui peut y être construit). Cependant, ce zoning ne définit pas l'essence de la ville, c'est-à-dire ce qu'est et ce que doit être Beyrouth, son « ADN ». Nous avons hérité ce zoning des années 1960, une période où, partout dans le monde, le patrimoine n'était pas une priorité. C'était la priorité à la modernité, à la rapidité, avec la tour Montparnasse à Paris, les autoroutes urbaines en Europe, sacrifiant de nombreux bâtiments historiques. La même logique s'est développée au Liban et a perduré jusqu'à aujourd'hui. C'est vraiment ça, le fond du problème.

Le deuxième problème est l'aspect légal. Un autre levier pour pouvoir préserver le patrimoine, c'est une loi, claire, qui donnerait le pouvoir au ministère de la Culture, pour lui permettre de dire que tel ou tel quartier est historique et qu'il doit être préservé. La loi actuelle date de 1932, rédigée lors du mandat français, et ne protège rien de plus récent que les constructions antérieures au XVIIIe siècle. Cette loi est donc complètement inadaptée pour Beyrouth qui a commencé à se construire à partir de 1850. Le projet de loi sur le patrimoine récemment adopté par le Conseil des ministres constitue une étape positive.

Parallèlement, il n'existe pas non plus de liste qui s'impose légalement, ni de recensement global. Aujourd'hui, quand la DGA (Direction générale des antiquités) dit qu'il faut préserver un bâtiment, le propriétaire peut attaquer la décision, et cela se fait de plus en plus régulièrement. Le propriétaire va devant le Conseil d'État pour plaider l'illégalité de la décision, car celle-ci n'est soutenue par aucune loi. Le Conseil casse alors la prescription du ministère de la Culture.

Ce qu'il faut comprendre également, c'est que la décision de « protection » décidée par le ministère n'est accompagnée d'aucune loi de compensation. Le propriétaire est lésé si on lui refuse un permis pour construire trente étages en remplacement de sa vieille demeure.
Les propriétaires ont compris la parade : avec un bon avocat, il est assez facile d'attaquer la décision du ministère au Conseil d'État. C'est ainsi que le bâtiment Art déco de Gemmayzé a disparu. Les jardins Saint-Nicolas sont aussi en danger pour cette même raison.

(Lire aussi : En péril, le patrimoine beyrouthin résiste tant bien que mal à la politique de la table rase)

 

Existe-t-il des solutions concrètes et envisageables ?
Si on veut apporter des solutions à long terme, il faut travailler sur deux fronts. Tout d'abord, il faut un changement des réglementations urbaines pour qu'elles respectent le caractère historique du centre de Beyrouth. Deuxièmement, il faut que le nouveau projet de loi prenne en compte le système de compensation du propriétaire. Le mieux serait que les deux mécanismes aillent de pair.
Ce que nous souhaitons au Save Beirut Heritage, c'est avant tout que la ville de Beyrouth ait un master plan, en lieu et place de l'actuel zoning, celui-ci étant insuffisant. Avec lui, les réglementations urbaines devraient changer en limitant les hauteurs et les rassemblements de parcelles. Aujourd'hui, on peut acheter une multitude de parcelles et construire quelque chose d'immense. La très grande majorité des tours ont été réalisées grâce à un rassemblement de parcelles par un même propriétaire.

Quels sont les quartiers qui doivent avoir la priorité ?
Les quartiers péricentraux et périurbains sont concernés par les ébauches de conservation du patrimoine. Gemmayzé, Mar Mikhaël, Huvelin, Basta, Kantari et Clemenceau en font partie. En fait, cette couronne constitue tous les quartiers qui se sont développés en dehors du centre-ville, dans la seconde partie du XIXe siècle. La seconde couronne inclut notamment Badaro et Geitawi. À nos yeux, en tant qu'urbanistes et architectes, elle mériterait aussi d'être préservée.

Quid de l'impact du marché immobilier libanais ?
Le marché immobilier libanais est l'un des plus rentables de la planète. Très vite, on peut gagner beaucoup d'argent. Tout est rapidement rentabilisé, grâce à une taxation faible, une fiscalité favorable, des matériaux et une main-d'œuvre bon marché. Il est plus avantageux de construire du neuf que de rénover du vieux. Même en transformant un vieil édifice en hôtel de luxe, on n'engrange pas autant de bénéfices qu'en construisant une tour de trente étages.
Aujourd'hui, lorsqu'on vend un bâtiment, on mentionne seulement « vente de terrain », le bâtiment originel n'a aucune valeur par rapport à ce qu'on peut y construire. Le fond du problème, c'est que la réglementation urbaine permet de construire toujours plus.

Êtes-vous optimiste ? Quelles sont vos revendications ?
Par rapport à ce projet de loi, ce qui le différencierait radicalement des précédents, c'est qu'en plus de présenter des critères clairs, il prendrait en compte le transfert des droits à construire. Ce dernier point me paraît essentiel. Concrètement, un propriétaire A situé dans une zone protégée pourrait vendre du terrain à un propriétaire B en zone non protégée.
Qu'il existe des poches comme La Défense à Paris, ou la côte moderne à Dubaï, avec des gratte-ciel, ce n'est pas la solution idéale mais c'est un moindre mal par rapport aux tours éparpillées de Beyrouth, endommageant les tissus urbains de la ville.

Comment sauver l'identité de Beyrouth ?
Sans être exhaustif, j'aimerais aussi aborder le sort de certains monuments emblématiques. Le palais Heneiné, inscrit sur la liste du patrimoine en danger (Watched List), est un édifice exceptionnel par son architecture et par son plan. Il faut à tout prix le préserver.
Il faut également tout faire pour que le patrimoine sauvegardé soit utilisé comme il se doit. Je pense à Beit Beirut (NDLR : la Maison jaune), musée fondé par Mona el-Hallak. Ce projet a pris énormément de retard, il est devenu une idée flottante. Or nous avons un beau bâtiment avec beaucoup de salles d'exposition. Mais actuellement, il n'y a pas de projet curatorial, ni de scénographie qui tienne la route, d'où les salles vides, ce que je déplore.

Enfin, il faut rappeler que tous les terrains du centre-ville appartiennent à Solidere. Les projets culturels ne sont pas une priorité pour eux. Il y avait un projet d'opéra, qui était supposé se faire sur la place Riad el-Solh, il a été tué dans l'œuf. Un autre projet de musée au bout de la place des Martyrs a pris dix ans de retard. Tout comme le Grand Théâtre de Beyrouth, un lieu historique devenu une boutique-hôtel.
En conclusion, j'estime qu'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour sensibiliser l'opinion publique et le monde politique dans cette démarche de préservation de notre identité beyrouthine.

 

Pour mémoire
Le Conseil des ministres approuve le projet de loi pour la protection du patrimoine

Un film contre le massacre architectural de Beyrouth

Sous un même toit pour la sauvegarde des vieilles demeures

Dans son ensemble, quel constat établir à l'égard du patrimoine de la capitale ?Le souci du patrimoine de Beyrouth, c'est qu'il est très divers. Il existe une difficulté au niveau de la réglementation urbaine, mais il y a aussi un problème d'ordres légal, social et urbanistique. Pour avoir une véritable politique de sauvegarde du patrimoine, il faut prendre en compte les aspects que je...

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