Rechercher
Rechercher

Culture - Le grand entretien du mois

La phrase-clé de Abdel Halim Caracalla ? « Ô corps, quelle part de mystère tu détiens ? »

Soixante-dix-sept ans, mais jeune encore comme un épervier en chasse, pour un parcours de presque un demi-siècle, riche de plus de dix-huit spectacles qui ont ébloui et fait le tour du monde. Abdel Halim Caracalla, un style, une institution, un esprit, une griffe. La danse en Orient porte l'empreinte de ses pas et de ses couleurs.

Le majestueux temple de Baalbeck a été maintes fois témoin des spectacles signés Abdel Halim Caracalla. Photos Nabil Ismail

L'homme est d'une inaltérable force créative, l'artiste est d'une quête jamais assouvie : la danse est son Dieu, sa vénération et sa source de renouvellement. Ses propos sont débordants de sagesse, de tolérance, d'amour fou pour la vie et la beauté. Des questions, non pour quelques pirouettes ou entrechats, mais pour tenter de cerner l'être et sa passion dévorante pour l'expression corporelle.

 

Vous êtes aujourd'hui le chorégraphe numéro un dans le monde arabe. Êtes-vous satisfait de votre
parcours ?
La satisfaction n'est pas un état de la danse : je suis constamment dans la continuation. On se transporte d'un état à un autre et cela s'appelle la liaison, la civilisation. Fokine, Balanchine, Béjart, Martha Graham ont donné une dimension théâtrale incomparable. On doit regarder le passé pour être au présent et au futur. C'est de continuation qu'il s'agit par-dessus tout.

 

Enfant baalbakiote, quel est le déclic qui vous a jeté sur la scène de la danse ?
J'étais champion du saut à la perche pendant plus de dix ans (1958-1968). Tout a jailli d'un questionnement à Baalbeck, quand j'avais entre 17 et 19 ans : comment peut-on tourner deux fois en l'air ? Avec cette grâce et cette force. En défiant pesanteur et difficultés des articulations réduites à une ahurissante élasticité. Du sport j'en suis arrivé à la danse ! Et il y eut l'éblouissement devant le Prométhée et L'oiseau de feu de Béjart. J'ai appris la danse classique chez Annie Dabbot mais je ne l'ai pas pratiquée car j'avais surtout l'esprit d'un chorégraphe.

 

Qu'est-ce que danser pour vous ?
La danse, c'est l'illimité qui habite le corps. Elle enlace l'esprit et le corps. En attendant la création qui vient pour les libérer. Ma phrase-clé, celle qui me taraude et me force à aller de l'avant, demeure à jamais « Ô corps, quel secret portes-tu ? » Car ce corps change avec le temps l'alphabet de la danse, et chaque chorégraphe a un style différent. Regardez Nijinsky dans Le spectre de la rose. Une leçon.

 

Quel spectacle vous a le plus marqué dans votre vie ? Quel est pour vous le pire cliché dans la danse ?
Le concerto Barocco en ré mineur construit sur un opus de JS Bach de Balanchine, que j'ai vu à New York City Center, qui casse la ligne classique et invente de nouveaux mouvements. Ensuite, il y a Martha Graham dont j'admire la technique et le sens d'innovation. Pour ce qui est du cliché, c'est la phrase répétitive qui m'agace. L'œil refuse la répétition. La musique affectionne la répétition. Mais le chorégraphe, dans une inquiétude permanente, découvre et débusque le secret et les possibilités de variation du mouvement des corps.

 

Quel est le travail dont vous êtes le plus fier, le plus satisfait ?
La médaille orientale de Shakespeare. Le Songe d'une nuit d'Orient, La mégère apprivoisée, Beaucoup de bruit pour rien et Khyam el-Soud, inspiré de Roméo et Juliette ...

 

Quelle sont vos sources d'inspiration ?
La lecture, qu'elle soit populaire, populiste ou à caractère de message humain. Mais aussi voir, scruter et sonder l'environnement. Voyager par l'imaginaire. Et puis le corps, toujours le corps, qui est un laboratoire sans frontières. La grandeur de Caracalla aura été d'emmener l'Orient en Occident et l'Occident aux pieds, aux bras, aux épaules et aux hanches des danseurs de Caracalla.

 

Vous êtes chorégraphe, vous êtes le nerf moteur de la musique de vos spectacles, vous êtes un dé d'or pour les costumes. Laquelle de ces fonctions, vitales pour vos créations, préférez-vous ? Où vous situez-vous exactement ?
Je ne dissocie pas ces trois fonctions qui sont inextricablement liées. Avec un regard rivé sur le passé...

 

Vous lisez ? Vous écoutez de la musique ?
Je lis beaucoup. Non stop ! Pour toutes mes recherches. La musique (une propension pour la musique classique) m'a saisi au collet à l'âge de dix ans au Collège protestant, à Baalbeck, où j'écoutais religieusement les explications de Mr Anderson qui dispensait aux élèves des cours d'initiation à la musique...

Quel est votre défaut ? Ce que vous ne supportez pas chez les autres ?
Je suis impatient et supernerveux. J'admire l'éducation anglaise faite de flegme et d'humour. Ce que je déteste, c'est l'ignorance, la vantardise et l'ego surdéveloppé.

 

La danse peut-elle sauver le monde? Que peut un danseur face à la barbarie contemporaine ?
Oui, la danse peut sauver le monde, du moins pour un certain temps. Elle fait tout oublier et transporte l'être à un état qui approche et s'imbibe de beauté et d'émerveillement. Un danseur, face à la barbarie contemporaine, est tué d'avance. Les obscurantistes n'appartiennent pas à l'humanité. Ils ne sont pas des habitants de cette terre.

 

Si vous n'étiez pas chorégraphe qu'auriez-vous choisi d'être ?
J'aurai aimé découvrir le secret du corps de l'intérieur. J'aurai été sans doute médecin. J'ai une relation singulière avec le corps. Le corps, c'est une embarcation qu'il faut sauvegarder...

 

Un lieu pour fuir le monde, pour vous ressourcer ?
C'était Baalbeck. Ses gens symbolisaient les signes du Liban où chrétiens et musulmans vivaient en toute convivialité. Un lien harmonieux qu'on sentait, qu'on vivait. Et Baalbeck n'est plus mon havre de paix, mon refuge de beauté et de civilisation. Ce n'est plus le cas jusqu'à nouvel avis. Aujourd'hui, pour une paix intérieure et une certaine beauté, je me tourne vers Londres et l'Italie...

 

Qu'est-ce qui vous donne de l'espoir ?
Réussir me booste. Un appel de l'extérieur, les tournées de la troupe Caracalla à l'étranger, dans le monde arabe ainsi qu'en Occident et actuellement plus loin encore. Et puis, quand je lis cette phrase, dans la presse étrangère internationale la plus crédible « Une nuit de Caracalla est mieux qu'une nuit de Béjart ». Ou être mis à pied de comparaison ou d'égalité avec Boris Eifman.

 

Votre fils Yvan et votre fille Alissar vous entourent dans vos projets et sont devenus vos aides et vos égaux. Commentaire ?
Alissar, qui étudiait à l'étranger, a été confrontée au style Caracalla dans le cadre du cours qu'elle suivait et où on lui enseignait justement ce qui est devenu une marque distinctive. Par conséquent, aujourd'hui, elle est parfaitement dans le moule Caracalla. Yvan, mon héros dans la vraie vie, a grandi avec moi et a fait du théâtre en Amérique. Je lui ai fait supporter un espace bien grand et il a relevé le défi. Entre âge adulte et maturité, nous vivons professionnellement tous les trois en symbiose. Mais je ne tolère pas les facilités et j'ai des coups d'éclat. Toutefois, en définitive, il est évident que nous sommes pour une même vision.

 

À quel genre de danse vous êtes allergique ? Que pensez-vous de la danse au Liban ?
Je suis allergique à la danse abstraite. Je veux surtout quelque chose qui nourrit ma vision. La danse au Liban va bon train et ils sont des élèves de Caracalla...

 

Le plus beau compliment reçu d'un spectateur ?
Il y en a plusieurs. Le premier est celui du roi de Jordanie qui m'a dit : « Tu es un trésor national pour la culture arabe. » Mais aussi la médaille offerte par cheikh Mohammad ben Zayed, la même médaille offerte à Nelson Mandela. Et ces propos d'un ministre marocain : « Ce que les politiciens arabes ont échoué à grouper, vous avez réussi à le réunir en une culture arabe unie. »

 

Vous a-t-on jamais donné un surnom ?
Oui et c'est Bouteflika qui m'a dit que j'étais l'ami de l'Algérie !

Le secret de votre bonheur et de votre forme physique ?
Je défie l'âge et je vis une jeunesse permanente. Mon cérémonial commence dès mon lever le matin à six heures. Un verre d'eau et du gingembre. Puis marche, course dans la nature, exercices physiques, barres fixes, méditation, détente. Ce sont là les traditions d'un sportif. Et un stock d'énergie pour la journée. Pour que j'affronte et emboîte le pas à ma troupe. Pour mieux l'accompagner aussi. Et puis le regard d'une jolie fille, c'est toujours un plus au quotidien, à la vie. La beauté d'une femme enrichit toujours l'inspiration. J'ai peu d'amis, sauf Talal Haïdar. Il y avait Ounsi el-Hage, mais....

 

Quels conseils donneriez-vous à un jeune danseur ?
Voyez ce que les autres ont fait avant vous. Et découvrez-vous. Connectez-vous à vous-même. Ne jamais copier ce que les autres font.

 

Une devise, une maxime ?
Je n'ai pas de devises ou de maximes. Mais des préférences et une certaine idée, sur la vie et les choses. Par exemple, j'aime le hibou sur la façade des maisons. C'est un volatile très beau. Il vit dans le silence et la nuit. C'est le roi d'un esprit pour voyager dans l'imaginaire. Et par ailleurs, il faut être satisfait de soi, sur tous les plans. Et je reviens à ce corps qui m'intrigue et me fascine tant. C'est péremptoire de se connecter à son corps. Car la vie c'est le corps.

 

Lire aussi

Abdel Halim Caracalla, un Baalbakiote pionnier de la danse

 

 

Pour mémoire

Alissar Caracalla, des racines et des zèles

L'homme est d'une inaltérable force créative, l'artiste est d'une quête jamais assouvie : la danse est son Dieu, sa vénération et sa source de renouvellement. Ses propos sont débordants de sagesse, de tolérance, d'amour fou pour la vie et la beauté. Des questions, non pour quelques pirouettes ou entrechats, mais pour tenter de cerner l'être et sa passion dévorante pour l'expression...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut