Deux manifestations ont rythmé la journée d'hier, à Riad el-Solh et à Moukhtara. Deux dynamiques à première vue inverses, mais porteuses d'espoirs complémentaires.
Place Riad el-Solh, une foule hétéroclite de quelques milliers de citoyens a porté seule le cri du cœur de tout un peuple spolié par un système aussi oligarchique que communautariste. Plus ou moins représentative des appartenances collectives classiques (régions, communautés...), cette foule révèle l'écart qui se creuse entre l'élite au pouvoir et la base déchue de ses droits socio-économiques basiques. L'indignation contre les dirigeants s'érige sur un terrain formidablement a-confessionnel, où s'enracinent dignité citoyenne et expression individuelle. Mais depuis l'été 2015, la question demeure de savoir si les déchaînements populaires ponctuels sont à même de se constituer en mouvance homogène centrée sur des revendications cohésives, c'est-à-dire en contre-pouvoir civil et pluriel. Au vu des disparités marquées hier, entre autres, par la résurgence de casseurs, il semble que cette grogne soit vouée à être une nouvelle fois contenue.
L'appui de certains partis politiques à cette mouvance est un point de détail. Rien n'indique pour l'instant que les Kataëb soient prêts à mener une opposition ouverte contre le régime actuel au risque d'atteindre le point de non-retour avec les acteurs politiques. Certes, le chef du parti chrétien, le député Samy Gemayel, a-t-il déclaré, et à raison d'ailleurs, que « notre plus grand exploit aujourd'hui (hier) est d'avoir rétabli notre confiance en nous-mêmes ». La manifestation citoyenne a effectivement renvoyé une image dynamique d'une grogne qui n'est pas sans susciter des craintes. En atteste l'effacement quasi général du président de la République, du gouvernement et des chefs des blocs parlementaires, chacun se lavant les mains de la grille salariale et/ou des taxes y relatives, à l'exception du Premier ministre, Saad Hariri – qui a pris l'initiative de se rendre à la place Riad el-Solh, un choix sans doute courageux, qui lui a valu toutefois d'être hué. Mais sous la toile de l'indignation populaire, sévit le jeu politique traditionnel. Et si le mutisme officiel trahit un certain embarras, il n'est pas sans dissimuler aussi en partie une volonté de mettre le chef du gouvernement sur la ligne de front face aux manifestants, de lui faire subir seul la responsabilité de mesures fiscales injustes.
Les partis au pouvoir semblent néanmoins s'entendre sur l'enjeu plus global, plus urgent de trouver une issue à ce nouvel épisode de grogne. En atteste le fait que Saad Hariri se soit exprimé devant les manifestants en son nom mais aussi au nom du chef de l'État. En outre, le ministre des Finances sort aujourd'hui de son mutisme pour tenter de répondre, lors d'une conférence de presse, aux questions relatives au budget, à l'échelle salariale et aux nouvelles impositions. Celles-ci pourraient être finalement réduites de sorte à calmer la rue, croit savoir une source indépendante. Ce serait, en somme, un dénouement selon les règles du jeu du pouvoir, assorti par ailleurs de nouveaux indices du repli identitaire caractéristique du régime actuel : l'insurrection civile légitime contre le pouvoir et la réaction hostile des manifestants à la présence de Saad Hariri ont provoqué hier soir des manifestations sporadiques dans le Nord, doublées de propos de solidarité à l'égard du Premier ministre de la part de leaders sunnites traditionnellement opposés au courant du Futur, comme l'ancien président du Conseil Nagib Mikati.
Équilibrisme
Loin de cette image, dans la cour du palais de Moukhtara, une foule homogène, nettement plus importante en nombre (plusieurs dizaines de milliers) que la foule de Riad el-Solh, semble représenter l'envers du tableau civil beyrouthin. À première vue, c'est l'image d'une communauté druze qui fait acte de présence face au discours exclusiviste des chrétiens « forts » au pouvoir : jamais l'anniversaire de l'assassinat de Kamal Joumblatt ne s'était accompagné d'un appel à un rassemblement populaire, lequel a de surcroît servi de décor solennel hier à la passation de la « abaya » – transformée pour le coup en « keffieh » – entre Walid Joumblatt et son fils Teymour. C'est néanmoins une dualité entre le discours communautaire et le discours national souverain qui marquera cette manifestation. Rompu à l'équilibrisme, entouré d'un côté de Saad Hariri, de l'autre de Hussein Hajj Hassan, Walid Joumblatt défendra d'une part la résistance contre Israël, quel qu'en soit le support, et rappellera de l'autre la réconciliation de la Montagne de 2001. En marge de son discours, interrogé par la chaîne MTV, il fera également une référence remarquable aux « martyrs du 14 Mars, notamment Rafic Hariri ».
Une référence que s'est empressé de saluer le coordinateur du 14 Mars, Farès Souhaid, dans un appel à L'Orient-Le Jour, en rappelant que c'est l'engagement national et régional de Kamal Joumblatt, mais aussi de Walid Joumblatt, qui les a consacrés tour à tour leaders nationaux dans des circonstances particulières.
Hier, en tout cas, la foule traditionnelle a renvoyé, dans son hommage à Kamal Joumblatt, un message sous-jacent, éminemment citoyen : la protection des druzes passe aussi par la sauvegarde de la réconciliation de la Montagne, et donc par l'unité du Liban. La foule nouvelle, elle, devra bâtir sur ses acquis de 2005 sans en répéter les erreurs.
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commentaires (6)
Très bon article qui "rattrape" largement le compte rendu très partiel des manif hier. Ne pas oublier de saluer le courage de Saad Hariri qui a fait le pari de l'unité à la tête de l'Etat et qui joue le jeu d'une manière remarquable. Il prend des coups de toutes parts et reste droit dans ses bottes. Un Riad Solh, moderne, à l'écoute de la jeunesse. Ah, si ça pouvait devenir contagieux, il y a pire comme maladie!
Marionet
18 h 55, le 20 mars 2017