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Liban - La psychanalyse, ni ange ni démon

L’humour des Libanais, meilleure arme contre la guerre

En 1977/1978, en pleine guerre fratricide, d'une « frérocité » sans pareil, on assassinait les gens, sur les barrages, selon leur rite et leur appartenance communautaire. Deux de mes amis proches revenaient de Paris en avion. Tony était à Paris pour le baptême de son neveu et Joseph revenait à Beyrouth après un long séjour à Paris. Joseph, d'un humour sans pareil mais très bavard, ravissait ses proches par ses traits d'esprit. Mais il ne connaissait pas vraiment l'ampleur de l'horreur au quotidien au Liban. Craignant une gaffe de sa part et juste avant l'arrivée à Beyrouth, Tony le prévient :
- « Écoute-moi bien, lui dit Tony, la situation est d'une gravité sans pareille. On assassine les gens sur les barrages selon leur appartenance communautaire. S'ils savent que nous sommes chrétiens, ils nous tueront sur-le-champ. »
- « Pourquoi tu me dis ça ? »
- « Parce que dans le bus qui nous ramènera de l'avion vers le bâtiment de l'aéroport, on ne se parlera pas. Ni je t'appelle Joseph ni tu ne m'appelles Tony. »
- « C'est évident, tu me prends pour un con ? »
Tony rit malicieusement...
- « N'oublie pas... » lui répond Tony.

Arrivés à l'aéroport, ils sont entassés dans le bus plein de monde. L'ambiance était mortifère, on sentait l'odeur de la mort. Les gens avaient le regard posé par terre, ils n'osaient pas se regarder. L'hostilité se dégageait comme une odeur de puanteur. La densité des voyageurs a éloigné Tony et Joseph de quelques mètres. Très bavard, Joseph ne pouvait pas ne pas parler. D'habitude, il parle et rigole avec n'importe qui, mais là c'était impossible. Il regarde Tony pour lui parler, mais Tony détourne le regard craignant une bourde à la Gaston Lagaffe de la part de son ami.

Se souvenant qu'il ne fallait pas l'appeler Tony et content de s'être rappelé la prescription de son ami, il lui dit :
- « Mais, au fond, tu ne m'as plus raconté où vous avez baptisé ton neveu. »
Le silence de mort qui s'était abattu sur le bus dès le début, et avant le trait d'esprit de Joseph, se transforma en un volcan de violence prêt à exploser. La haine sortait des globes oculaires des passagers. Réalisant la gaffe sans nom qu'il venait de faire, Joseph continue :
-« Dans quelle mosquée ? »

Le rire qui s'empara du bus était salvateur. Tout le monde riait aux larmes, la haine s'est transformée en joie. Grâce au rire commun, les Libanais présents dans le bus oublièrent leur appartenance communautaire pour redevenir libanais avant tout. Grâce à leur langue commune, l'arabe, et au trait d'esprit de Joseph.

L'impossible pour les passagers du bus était le suivant : personne, absolument personne ne pouvait imaginer, se représenter une situation où un enfant pourrait être baptisé dans une mosquée. Même dans l'inconscient collectif des Libanais, cela est impossible. Seul l'humour a rendu la chose possible. Tapie dans les profondeurs de notre inconscient, depuis Caen et Abel, la haine fratricide n'attend qu'une occasion, la moindre, pour pousser les frères à s'entre-tuer avec une « frérocité » sans nom.

Imaginons un instant la fiction suivante : ce trait d'esprit est transmis par tous les moyens médiatiques, télé en premier, à tous les Libanais. Grâce à l'humour, comme pour les passagers du bus, ils vont rire tous ensemble et se reconnaître dans leur libanité. C'est vrai qu'il y a aussi l'art, la musique, les chansons populaires, etc. qui peuvent avoir un effet pareil, comme les chansons de Feyrouz, de Wadih es-Safi ou de Sabah. Mais ça, c'est une autre histoire...

Nous avons vu les deux dernières fois l'importance des découvertes de l'École de Palo Alto. Le message paradoxal (double bind) peut provoquer une confusion chez celui qui le reçoit et, répété par des parents contre leurs enfants, il peut provoquer des comportements de type schizophrénique. Mais il peut aussi provoquer le rire. Comme l'utilisent souvent les grands humoristes qui font du one-man-show. Mais aussi dans les couples qui s'entre-déchirent en permanence, c'est aussi du même ordre. Comme dans Qui a peur de Virginia Woolf, exemple que nous avons évoqué lors du dernier séminaire. Dans le couple de Georges et Martha, les paroles sont d'un potentiel mortifère sans pareil, mais le couple finit toujours par en rire. Quelle que soit leur force haineuse, les mots qu'ils échangent leur permettent de ne pas en arriver au meurtre réel.
C'est comme ça qu'agit une psychanalyse.

 

 

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