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Liban - Salon du livre

Les Libanais s’enlisent dans leur trauma...

De gauche à droite, les psychanalystes Mona Charabati et Yolande Gueutcherian, et notre collègue Sandra Noujeim.

Depuis 1975, le traumatisme des Libanais n'a jamais été surmonté : il est actuel et cumulatif. C'est ce qu'a démontré, sans détour, le débat au Salon du livre autour de l'ouvrage de la psychanalyste Yolande Gueutcherian, Dans les sillons du traumatisme.
Dans son intervention, l'auteure a rappelé d'abord que « le traumatisme n'est pas qu'un souvenir (...). Il est actif et actuel », et produit un effet diffus sur l'individu (et le pays). « Tout ce que nous sommes suite à un traumatisme, tout ce que nous faisons est empreint – de manière subreptice ou marquée, de manière consciente ou inconsciente – des effets ravageurs de la situation traumatisante », explique-t-elle. « L'événement traumatisant fait brusquement effraction dans l'organisation psychique de l'individu », indique Yolande Gueutcherian. Et lorsqu'il arrive que cet événement comporte une « rencontre avec la mort », le trauma devient « indicible, irreprésentable ». « Le sujet y répond par le mutisme », qui peut aussi « être imposé par l'entourage qui n'en veut rien savoir », souligne-t-elle. À défaut d'avoir réussi à répondre « par une décharge adéquate ou pas une élaboration psychique à l'événement », à l'instant de sa survenance, le sujet voudra répéter cet instant jusqu'à le délier. « ... ce qui est demeuré incompris fait retour ; telle une âme en peine, il n'a pas de repos, jusqu'à ce que soient trouvées résolution et délivrance », avait écrit Freud dans Cinq psychanalyses.
Ce syndrome de répétition, joint au silence, parfois imposé, entretient l'effroi qui « peut pétrifier la personne », explique Yolande Gueutcherian.

Traumatisme actuel
Or, à travers le diagnostic de la réalité sociétale actuelle, fourni par Mona Charabati, psychanalyste, les éléments d'un trauma actuel et renouvelé des Libanais semblent réunis.
Pour Mona Charabati, « un trauma nouveau a surgi dans l'après-guerre, celui de la défaillance presque totale de l'État dans ses fonctions élémentaires, parentales. Les structures d'encadrement et de protection se sont effondrées – quand bien même cette fonction d'encadrement émerge actuellement au niveau de la société civile ». De plus, « le clivage des discours politiques a cédé la place au chaos » et la conséquence en est doublement grave: « Le traumatisme envahit le champ politique », d'une part, et « réduit le peuple à la passivité », d'autre part, souligne-t-elle.
Résultat : « Tout ce que le citoyen a réussi malgré tout perd son sens et sa valeur, et les jeunes rêvent de quitter le pays, devenu une famille toxique. » C'est que, explique-t-elle, « le trauma est actuel », entretenu à la minute par « le spectacle de la débâcle (tout récemment les déchets) et les images de la sauvagerie du XXIe siècle ». « La permanence de la catastrophe est constamment reprise dans les médias », causant « un élargissement du noyau traumatique individuel et collectif : soit il s'enclave et devient toxique, soit il éclate en actes de violence », souligne-t-elle, évoquant « une identification de la victime à l'agresseur ».

(Lire aussi : La psychiatrie au Liban, ou les « ratés » du cerveau humain)

 

Pharmacodépendance
C'est un constat similaire que dresse d'ailleurs Mme Gueutcherian en énumérant les manifestations du trauma latent de l'après-guerre : « Les dépressions, dues aux pertes et au danger qui persiste ; les phobies – c'est un cas d'agoraphobie qu'elle décrit dans son ouvrage – ou, au contraire, des » tentatives contrephobiques (pratiques d'activités extrêmes, de sports dangereux...); la défense maniaque, celle de fuir sa réalité intérieure – « l'urgence des Libanais à faire la fête, à accumuler les richesses et les biens, ressemble fortement à une défense maniaque»; « la dénégation, ou le refus de reconnaître un fait dont on sait la survenance : on tente de le faire disparaître. Cette manière de survivre au trauma provoque le clivage du moi : tout un morceau de la réalité externe se trouve enfoui dans une zone séparée, clivée, mais indicible, ce qui explique la dénégation du danger – on se rend au travail même après un attentat » ; la toxicomanie et la pharmacodépendance...
En réalité, les Libanais ont constamment fui leur passé.

« Une paix imposée »
C'est « la perversion du travail de mémoire par le discours politique » qui est l'une des raisons de cette fuite, explique notre collègue Sandra Noujeim.
Elle revient sur le discours du président Élias Hraoui à l'occasion de la première commémoration du 13 avril après la guerre, c'est-à-dire en 1991, sous le titre « L'heure de la paix a sonné ». L'appel à tourner la page du passé et à reconstruire la convivialité aurait pu porter s'il avait été accompagné de l'édification d'un mémorial pour les victimes de guerre ou d'un projet d'archivage des événements de notre histoire moderne, c'est-à-dire d'une reconnaissance du vécu de guerre, explique Sandra Noujeim. Or, « le slogan de la paix civile – qui se prête à l'instrumentalisation politique » – a entravé en réalité le processus de reconstruction. « Ce slogan a dissous l'individualité, dans toutes ses nuances, y compris la peur de l'autre. Il a porté une injonction d'accepter l'autre, qui est doublement perverse : elle est une injonction d'oublier, qui alimente l'impression que la guerre n'a jamais existé et banalise d'entrée le travail d'histoire. Cette injonction nourrit surtout, à l'échelle individuelle, l'interdit d'extérioriser la haine de l'autre », explique Sandra Noujeim.
Cette honte est manifeste dans les interviews menées avec d'anciens combattants, par exemple. Ces derniers démentent souvent avoir choisi de porter les armes. Ils disent avoir été contraints de « faire face à un projet politique », sinon de « réagir à une attaque. Très peu disent avoir tué directement », observe-t-elle, tout en précisant qu'il existe des cas contraires, « très rares », où le journaliste prie son interlocuteur de décrire « le souvenir qui le hante » ou même « d'identifier son ennemi ».
Et pour gérer le trauma sur lequel l'omerta s'est imposée, « les Libanais semblent tenter l'éternel recommencement, non pas de l'événement traumatisant de la guerre, mais de la période d'or d'avant-guerre, idéalisée, qui donne l'illusion que cette guerre n'a jamais existé », relève Sandra Noujeim. Ce refuge est renforcé par « la rareté des sujets qui, dans les médias, osent explorer les sillons des traumatismes de ceux qui ont vécu la guerre : acteurs, victimes et témoins confondus ».

 

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