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Culture - Cairo Comix

Pourquoi la BD arabe peine-t-elle à émerger ?

Aux antipodes des succès écrasants de Joe Sacco ou de Riad Sattouf, ils étaient une quinzaine de bédéistes arabes réunis au Caire pour tenter de comprendre pourquoi il est si difficile de se faire connaître et de trouver un public. À l'international, mais aussi et surtout dans leurs propres pays.

Couverture de Mohammad el-Bellaoui.

Le rendez-vous est pris en soirée, dans un club branché de la capitale égyptienne. Une vaste terrasse où bières locales et feuilles de vignes typiques se côtoient sur des longues tablées, dressées pour l'occasion.
La jeunesse cairote : artistes, designers, étudiants, mais aussi quelques expatriés ont fait le déplacement pour assister aux débats. Nancy, jeune architecte libanaise, installée au Caire depuis 6 ans, ne cache pas son enthousiasme: « Je ne me rappelle pas avoir déjà entendu parler d'un tel événement, c'est important de permettre à des artistes arabes de dialoguer ensemble. »

Autour de la table principale, des jeunes bédéistes venus de Tunisie, du Maroc, du Liban, de Jordanie. « Je suis ravi ! », lance Golo, dessinateur français qui croque avec tendresse, depuis 30 ans, le quotidien des Égyptiens. Il arrive tout droit d'Angoulême pour tenir sa place d'invité d'honneur à ce festival, baptisé Cairo Comix. « C'est extraordinaire. Toute cette jeunesse avec beaucoup de talent... Ce qui me fascine, c'est leur énergie à faire des choses, et ils y arrivent ! C'est quelque part les voix de l'avenir qui sont là ce soir. »

La barrière de la langue
Des voix qui, armées de fusains, d'aquarelles et de tablettes graphiques, racontent avec humour et justesse la vie de tous les jours dans leurs pays respectifs. Un quotidien qui connaît par ailleurs, depuis quelques années, un franc succès, sous l'impulsion de plumes de grands noms de la BD, tels que Joe Sacco, avec son célèbre album Gaza, Guy Delisle et ses Chroniques de Jérusalem, ou Riad Sattouf et son best-seller L'arabe du futur 1 & 2 .
Pourquoi ont-ils tant de mal à se faire connaître ? À trouver un public ? À être simplement financés et publiés ?

Pour Waël Attili, cartooniste d'origine jordanienne, il y a plusieurs obstacles à l'émergence de la BD dans les pays arabes. Et de citer en premier « les préjugés persistants que l'on se fait de la BD. Elle est considérée comme vide, sans fond, sans profondeur », tranche-t-il. Mais aussi, « le refus, de la part des maisons d'édition, de prendre en charge la distribution. Nous avons également besoin d'investisseurs assez courageux pour se lancer dans ce domaine. La création a besoin de parrainages, de sponsors. Mais le marché existe-t-il vraiment ? Est-il durable ? Avons-nous une culture de la BD suffisante ? », s'interroge-t-il. « Aujourd'hui, le marché est très restreint et pas rentable, la plupart de nous s'autofinancent. Résultat, nous ne pouvons nous permettre qu'un nombre faible de copies », note-t-il, alimentent le cercle vicieux d'un marché qui peine à se développer.

Pour Mohammad el-Bellaoui, qui lâche difficilement son calepin, « il y a de nombreux obstacles, notamment un manque de culture profonde de la BD » qui freine les investisseurs. « Au Maroc, par exemple, nous avons importé le Comix de France et, pendant longtemps, nous n'avons pas ressenti le besoin de développer notre propre art, assure-t-il. Il est important aussi de ne pas se focaliser uniquement sur la BD pour adultes car la culture de la BD vient avec l'enfance. Le public qui achète la BD adulte, c'est un public qui a consommé de la BD en étant jeune », rappelle-t-il. L'une des questions centrales, selon lui, serait de réfléchir à la manière de toucher le public en étant plus accessible. À commencer par le langage utilisé.
Un argument également soulevé par Waël Attila : « Aux USA, il y a 300 millions d'habitants avec une culture commune. Au Moyen-Orient, nous avons une large population, mais avec des fossés culturels et linguistiques importants », rappelle-t-il.

Pour Salah Malouli, originaire du Maroc, « l'artiste doit utiliser sa langue maternelle, c'est le mieux pour restituer fidèlement la pensée et les possibles traductions n'en seront que meilleures. Il faut créer dans un style simple, inné. Et il est essentiel de préserver sa spécificité culturelle. »
Si certains font la moue et assurent préférer utiliser l'arabe littéraire ou l'anglais pour atteindre un plus grand lectorat, ils sont tous d'accord pour « cibler un certain type de lecteur ». « Le marché étant influencé par la rentabilité, la BD doit être subventionnée, parrainée, car s'il n'y a pas de bénéfices en vue, il n'y a pas de financement non plus », assure Walid Taher, dessinateur égyptien.

Subventions et censure
Mais alors comment donner envie aux éditeurs, aux investisseurs ? Et comment s'exporter ?
La réponse ne sera pas trouvée ce soir-là, les concernés étant absents de la table de discussion.
« Mais le problème des subventions touche aussi à la censure », lâche Walid Taher. Une pression sous-jacente qui pousse de nombreux dessinateurs à former des collectifs et trouver des moyens de financement alternatifs. « C'est un choix parce que nous voulons être indépendants, nous ne voulons pas qu'une maison d'édition nous demande de changer notre ligne éditoriale », appuie Noha Habaieb. « Nous tentons de vivifier cet art, pas question d'avoir des restrictions d'entités extérieures comme le ministère de la Culture. L'art n'est pas un devoir », assène aussi Walid Taher.
Un autre frein à la création artistique dans des pays où le contrôle est particulièrement intense et qui fera l'objet d'une discussion passionnée le soir suivant.

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« Moi je voudrais parler de sexe ! »

 


Photo Michel Sayegh

 

« Moi je voudrais parler de sexe ! » lâche Léna. « La sexualité, c'est un sujet que l'on ne regarde que derrière des volets fermés dans nos sociétés. Je n'ai pas envie d'en parler de manière implicite, je n'ai pas envie d'avoir recours à des symboles, je voudrais pouvoir en parler de manière directe. La réalité, c'est que nous sommes forcés de trouver tous les moyens possibles détournés pour s'exprimer, s'agace-t-elle. Le Comix, ce n'est pas qu'un état des lieux, c'est aussi une tribune. Et c'est à nous d'encourager les changements de la société. »
Léna Merhej a une grande gueule et un coup de crayon acerbe. La jeune dessinatrice libanaise est l'une des fondatrices du magazine trilingue Samandal, lancé en 2007. Au total, 15 numéros ont déjà été publiés, avec différentes thématiques et des choix éditoriaux que la presse qualifie de « prometteurs » mais parfois « discutables », car le magazine n'a pas peur de tracer les contours des sujets qui fâchent. « La corruption, c'est l'une des seules lignes rouges infranchissables, note-t-elle toutefois. Avec la religion. »
Et pour cause, l'équipe du Comix, devenu une référence au Liban, a été condamnée récemment. « Nous avions mis en scène des propos un peu relevés sur la religion catholique, sans mettre de contre-poids, explique-t-elle. Porter atteinte à la religion de manière générale, ça ne passe pas. Nous ne pouvons pas évoquer la religion, sauf pour la défendre. Elle est partie intégrante de notre société », dénonce-t-elle.
« Quand je regarde les autres publications dans les pays voisins, je ne vois pas de gros problèmes avec la censure, est-ce que cela veut dire que nous sommes plus audacieux ? », s'interroge-t-elle.
« Il me semble que la provocation est un élément primordial », a-t-elle encore souligné, soutenue par ses collègues qui assurent qu'il « faut susciter un sentiment chez le lecteur, sans cela notre travail est inutile ». « Il faut se poser la question du lectorat visé, affirme-t-elle, je cherche de nouvelles méthodes d'illustration pour m'exprimer, mais je n'ai pas toutes les réponses, il faut faire des tentatives et chercher les éléments les plus propices. »
« Je ne sais pas s'il y a une demande spécifique pour ce genre de sujets au Liban. Mais l'intérêt n'est pas spécifique aux Libanais. Partout, les tabous sont vitaux. »

 

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