Mercredi 9 décembre. La première intifada est déclenchée. Expropriations de terres, misère, humiliations quotidiennes et répression féroce, un mix détonnant à l'origine du soulèvement populaire de masse inédit dans lequel toute une jeunesse riposte par des pierres aux balles réelles des fusils israéliens.
Ce ne sont plus uniquement des étudiants qui tiennent tête aux soldats, mais des enfants âgés d'à peine dix ans. Des Palestiniens des Territoires, de plus en plus jeunes, politisés, intrépides et décidés à peser sur leur destin, sont emportés par la fièvre insurrectionnelle. Ce jour-là, à Gaza, au cours de violents heurts opposant des Palestiniens du camp de réfugiés de Jabaliya aux militaires israéliens, un étudiant de dix-sept ans est tué et une trentaine d'autres blessés. Le lendemain, un enfant d'une dizaine d'année est abattu par balle. Des manifestations enflamment Gaza et la Cisjordanie. Elles sont réprimées dans le sang. Les tirs des soldats israéliens font quatre victimes, dont une jeune fille dans le camp de Balata, près de Naplouse. Les violences se transportent ensuite à l'hôpital Ittihad de Naplouse où, dans un élan de solidarité, les Palestiniens massés devant l'hôpital pour faire don de leur sang sont refoulés à l'entrée. Les militaires qui barrent le passage reçoivent des jets de pierres. Au bout de trois quarts d'heure d'affrontements, les soldats se retirent, laissant derrière eux une dizaine de blessés graves.
Des Israéliens armés de fusils pour se protéger des lance-pierre palestiniens à Jérusalem. AFP/ Ahmad Gharabli/Getty Images
Cette semaine-là est l'une des plus meurtrières que connaissent les territoires occupés depuis la défaite de juin 1967. Au fil des jours, la spirale de la violence se renforce ; à chaque manifestation, les soldats ouvrent le feu et tirent dans le tas pour riposter aux jets de pierres et de bouteilles incendiaires. Mais ni l'usage de la force brute, ni les arrestations arbitraires, ni les exécutions sommaires, répondant au vœu du ministre israélien de la Défense et leader du Parti travailliste Yitzhak Rabin de « mater la subversion », ni les incantations du Premier ministre israélien digne représentant du Likoud, Yitzhak Shamir, déclarant à la Knesset : « S'il le faut, brisez-leur les bras et les jambes », n'affectent la détermination des protestataires juvéniles. Le soulèvement témoigne de la résurgence d'un puissant sentiment national. La mythologie sioniste de l'occupation à moindres frais pour Israël et tolérée par les Palestiniens vole en éclats.
Un adolescent lance une pierre en direction des militaires Israélien pendant l’Intifada de 1987. AFP archives.
Le mythe déconstruit
La propagande outrancière israélienne à propos de l'occupation en douceur est tombée dans l'arène du réel, discréditée par le sang qui coulait dans un conflit asymétrique : fusil contre lance-pierres. Les violences sporadiques depuis le début de l'occupation israélienne avaient laissé place à une impressionnante révolte qui s'installait dans la durée et qui attestait d'une confiance retrouvée dans le potentiel de résistance. L'habileté consommée à manipuler la carotte et le bâton, à quadriller les zones occupés, à instaurer un contrôle redoutable de la société, ne suffisent plus à terroriser. L'accumulation chronique de frustrations sur plusieurs générations et la participation de toutes les catégories sociales à ce soulèvement créent une expérience nationale commune qui laisse son empreinte dans la conscience collective. L'éventail de mesures répressives pour poursuivre l'irréversible annexion des territoires palestiniens avait un prix, c'était là le principal acquis de 1987.
Il était cependant essentiellement économique, car, sur le plan diplomatique, Israël pouvait compter sur le soutien indéfectible de son allié américain. Washington déplorait, certes, le sinistre sort des victimes palestiniennes, mais loin de faire pression sur Israël, l'administration du président Ronald Reagan s'inclinait devant Rabin. Après avoir reproché à Israël son recours excessif à la force et rappelé son obligation d'assurer la sécurité des territoires occupés, le président se rend à l'argument infaillible du leader travailliste, fossoyeur en 1948, architecte de la paix en 1993. Il avait justifié la nécessité des tirs à balles réelles en invoquant la légitime défense des forces de Tsahal et le manque de capitaux pour mettre sur pied une brigade antiémeute. Face à la menace existentielle qui guette Israël et pour maintenir la Pax hebraica, les États-Unis concluent le 14 décembre pour 10 ans un accord qui renforce la coopération en matière de recherche et de développement de l'armement. Aux termes de cet accord, Israël peut prétendre au statut de partenaire, identique à celui des autres membres de l'Otan.
De leur côté, les pays arabes brillent par leur immobilisme. Quelques semaines avant le déclenchement de la révolte, les États arabes réunis à Amman en novembre 1987 font preuve d'une cruelle négligence, passant presque sous silence le problème palestinien. Cet oubli renforce l'indignation des Palestiniens et précipite les événements du 9 décembre 1987 qui restent gravés dans l'histoire.
Un petit enfant palestinien défie des sodats israéliens à Naplouse, en Cisjordanie, en 1987. AFP/ archives/ Esaias Baitel.
Fin du règne de la terreur
À la fin du mois de décembre 1987, des dizaines de Palestiniens comparaissent devant les tribunaux militaires de Cisjordanie pour répondre de leurs crimes, l'usage de la violence à des fins politiques et la révolte contre l'injustice. Ces jeunes, dont plus de 80 % ont entre 14 et 18 ans, sont condamnés à l'appel. Mais qu''importe, l'intifada de 1987 avait détruit la peur collective et montré le coût de la domination. Sa principale force est d'avoir révélé au monde la réalité de l'occupation israélienne et l'absurdité de l'argument d'une menace incarnée par des lance-pierres face aux armes d'appoint. La répression dirigée d'une main de fer par la gauche israélienne n'a pas raison du soulèvement. Après 20 ans d'occupation israélienne de la Cisjordanie et Gaza, le 9 décembre 1987 sonne la fin de la résignation. Des enfants sont tués, des adolescents passés à tabac, des étudiants maltraités : les images sont abondamment relayées, elles débanalisent l'occupation, montrant ainsi la cruauté de l'armée « la plus morale plus monde ».
Sources :
Alain Gresh et Dominique Vidal, Les clés du Proche-Orient.
Alain Gresh, L'Intifada, 20 ans après.
Jean-Pierre Filiu, Histoire de Gaza.
Archives LOrient-Le Jour.
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Les implications régionales de l'intifada
La révolte a bousculé les stratégies des acteurs régionaux.
Le premier signal d'un infléchissement politique provient de la Jordanie. Dans une déclaration flamboyante le 31 juillet 1988, le roi Hussein annonce la rupture de ses relations avec la Cisjordanie, affirmant pour la première fois que l'État indépendant palestinien sera établi sur la terre palestinienne occupée après sa libération. Dans son article L'Intifada, 20 ans après, Alain Gresh rappelle que « l'option jordanienne ainsi évanouie, l'OLP se mue pour Israël en partenaire inévitable de futures tractations de paix. Le débouché politique de la révolte et les conditions à remplir pour s'asseoir à la table de négociation exigent de Arafat et des siens – comme la direction unifiée de l'intifada ne s'est pas privée de le rappeler – la définition d'un programme de paix concret. L'OLP est placée devant la nécessité de reconnaître l'État d'Israël, afin d'en obtenir la réciproque ». L'analyste rappelle que cette voie a été amorcée en novembre 1988 par le Conseil national palestinien d'Alger, proclamant un État palestinien indépendant, tout en acceptant la résolution 181 de 1947 qui recommande le partage de la Palestine, ainsi que les résolutions 242 de juin 1967 et 338 d'octobre 1973 du Conseil de sécurité qui demande un cessez-le-feu et des négociations pour rechercher la paix.
Mais dans les mois qui suivent le début du soulèvement, les évolutions vont prendre une tout autre direction. Malgré toutes les garanties offertes, Israël refuse de céder aux pressions américaines pour s'engager sur le terrain d'une solution négociée. Cette situation de blocage renforce la radicalisation. « Les règlements de comptes contre les "collabos" (ou supposés tels) se multiplient ; des actions individuelles visent des civils israéliens ou des touristes ("guerre des poignards") ; des groupes, souvent incontrôlés, font eux-mêmes la loi. Privés d'études pendant des mois, révoltés contre les aînés comme contre les factions politiques traditionnelles, de nombreux jeunes se tournent vers le mouvement islamiste Hamas, qui a toujours dénoncé les solutions diplomatiques et qui voit son influence croître », explique Alain Gresh.
C'est dans ce contexte agité que débute la crise du Golfe de 1990-1991.
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