André Versaille : Nasser, apparemment désespéré, annonce à la radio qu'il se retire du pouvoir. « Je veux redevenir un simple citoyen », déclare-t-il. Vous le croyiez ?
Shimon Peres : Non, bien sûr ! C'était du théâtre.
Boutros Boutros-Ghali : Je pense que vous vous trompez. Je crois que Nasser était sincère.
Fébriles, abattus par une humiliation sans précédent au sortir d'une guerre qu'on appellera plus tard la guerre des Six-Jours, les Égyptiens trépignent devant leur poste de radio ou de télévision. Celui qu'ils attendent tous, ils l'ont suivi, adulé et porté jusqu'au bout. Jusqu'au bout du fiasco. Le monde arabe tout entier est branché sur Le Caire et attend le discours du raïs annoncé touts azimuts. À 18h50 précises, ce vendredi 9 juin 1967, c'est un président défait mais courageux qui se présente à son peuple. Le discours est précédé de chants patriotiques traditionnels. Le suspense est à son comble.
« Puis voilà un Nasser avec une voix changée, un visage sévère et un voile de tristesse », se rappellera Ghassan Tuéni, près de 40 ans plus tard, dans le livre Un siècle pour rien qu'il a coécrit.
La « Voix des Arabes » ne rit plus. Elle analyse longuement les raisons de la défaite en la qualifiant de revers, « naqsa ».
Cette guerre, aussi forte que brève, signe la mort politique de Gamal Abdel Nasser. Grisé par une nation qui a vu en lui un homme d'État charismatique et un leader du panarabisme, il ne pensait pas être, un jour, lâché par la baraka. Les rêves de grandeur retrouvés, incarnés par le nassérisme, se volatilisent face à l'échec des armées égyptiennes et l'amputation d'une partie conséquente du territoire égyptien.
(Pour mémoire : Quarante-cinq ans après Nasser, le nationalisme arabe, seule voie pour les transitions politiques ?)
Six jours
Mai 1967. Avant que les chaleurs de l'été ne rendent tout déplacement quasiment insurmontable, l'Égypte envoie ses troupes dans le Sinaï. Depuis dix ans, les forces de maintien de l'ordre de l'Onu y sont postées. Fort de son succès à l'échelle diplomatique – le raïs avait obtenu le départ des soldats israéliens du Sinaï –, le président égyptien dut toutefois accepter la présence des Casques bleus chargés de sécuriser la frontière israélo-égyptienne.
Le 17 mai, Nasser exige pourtant le retrait de ces troupes, et, quelques jours plus tard, décide de bloquer l'accès au détroit de Tiran aux navires israéliens. Ayant signé, un an auparavant, une alliance militaire avec la Syrie qui les engageait réciproquement dans le cas d'une guerre impliquant l'un des deux pays, l'Égypte signe également un traité de défense mutuelle le 30 mai avec les Jordaniens.
Nasser ne cache pas sa profonde inimitié envers l'État hébreu : « Notre objectif sera la destruction d'Israël. Le peuple arabe veut se battre », déclare-t-il peu après l'alliance avec la Jordanie.
L'URSS, grande alliée de l'Égypte, tient à faire savoir qu'elle ne la soutiendra pas en cas d'attaque.
Du côté israélien, les oreilles bourdonnent. Les dirigeants israéliens décident de lancer le 5 juin une attaque « préventive ». À 7h45, l'aviation israélienne survole la Méditerranée à basse altitude, afin d'éviter les radars. Israël abat 300 des 340 avions égyptiens, 50 avions syriens et 20 jordaniens, encore tous au sol. C'est la Berezina.
Mais au soir du premier jour en Égypte, le peuple célèbre sa victoire, dans les rues, et pour cause : la radio de propagande annonce des grands succès militaires ce soir-là, et même avoir abattu des avions israéliens.
Quand Nasser apprend la nouvelle de la débâcle de son armée, il est totalement dévasté. Il doit faire le deuil de plus de 10 000 soldats et compte près de 3 000 prisonniers, à cause de la supériorité stratégique indéniable d'Israël dans le Sinaï. L'aviation toute neuve et de fabrication soviétique et la supériorité numérique des soldats de l'armée égyptienne n'auront pu éviter la raclée israélienne qui lui permettra d'augmenter de près de cinq fois son territoire.
Nasser n'a plus d'autre choix que d'accepter un cessez-le-feu, qu'il s'empresse de signer le 8 juin.
En 1967, des troupes égyptiennes entrent dans le désert du Sinaï. Les Israéliens lancent alors une guerre préventive, qui deviendra la guerre des Six-Jours. Archives AFP
Défaite totale
La défaite de cette guerre-éclair, Nasser en assume entièrement la responsabilité. Et dans son discours, le président demande au peuple égyptien de l'aider à se retirer du pouvoir.
C'est avec une dignité sans failles qu'il fait ce geste si inattendu : il démissionne et renonce de facto à la présidence. Solennel, il lègue le pouvoir à Zakaria Mohieddine en qui il a « toute confiance ».
Le temps est alors suspendu sur les lèvres du personnage. Ses dernières lignes parachèvent son discours dans une apothéose, le sacralisant presque en héros tragique, se sacrifiant pour la nation : « L'heure est à l'action et non à la tristesse. L'exemple est celui du haut dévouement et non de l'égoïsme et des sentiments individuels. Mon cœur est tout entier avec vous et je veux que vos cœurs soient tout entiers avec moi. Que Dieu soit avec nous tous, un espoir et une lumière dans nos cœurs. Que la paix et la miséricorde de Dieu soient avec vous. »
Mais si le coup de théâtre en soi a de quoi bouleverser à l'époque, les réactions du monde arabe perturbent bien davantage. Humiliés, endeuillés et chassés d'une grande partie de leur territoire, les fiers Arabes refusent pourtant de voir partir leur « prophète ». Quarante-huit ans plus tard, on peut imaginer l'émotion et la stupeur sans borne provoquées par une telle action. Dans les locaux du Nahar, à la fin du discours, les journalistes sont traumatisés et ne prononcent mot. Parti se réfugier dans son bureau pour méditer le thème de son éditorial, au titre tout trouvé, « L'heure de la sincérité », Ghassan Tuéni entend alors la rue beyrouthine scander : « Nasser, Nasser », ainsi que des bruits de casse. En Égypte, des milliers d'hommes et de femmes se rendent, les larmes aux yeux, devant la résidence du chef de l'État. « Nasser, nous ne voulons que toi », crient-ils à corps perdu, et refusent de se disperser tant que le raïs n'a pas retiré sa démission.
« Vive Nasser »
Faute avouée, totalement pardonnée cette fois-ci, aussi bien par l'Assemblée nationale qui refuse la démission que par le peuple égyptien, suivi par d'autres capitales arabes.
Au Liban, Beyrouth, Tripoli et Saïda sont prises d'assaut par des manifestants brandissant des pancartes à l'effigie de Nasser et hurlant à tue-tête « Vive Nasser », « Longue vie à Nasser », ou « La nation arabe te réclame ô Nasser ». Le lendemain, le Liban, unanime, proclame son appui au président égyptien, et une grève générale est décrétée. Plus de 50 000 manifestants défilent dans les rues.
Le 10 juin, Nasser cède à l'élan populaire et retire sa démission : « J'ai décidé de demeurer à ma place jusqu'à l'élimination des séquelles de l'agression, puis je me représenterai devant le peuple pour un référendum », annonce-t-il. Allant de déboires en déboires, depuis la nationalisation du canal de Suez, et malgré la défaite écrasante face à Israël, l'influence de Nasser semble inchangée. Mais l'Arabe fier qu'il était ne se remettra jamais de la honte infligée.
Bibliographie :
Archives « L'Orient ».
« 60 ans de conflit israélo-arabe » par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Peres, entretiens avec André Versaille, 2014/La guerre des Six-Jours et ses conséquences.
« Un siècle pour rien », Jean Lacouture, Ghassan Tuéni et Gérard D. Khoury
Nasser, www.memoriamundi.fr
L'article : « Le rire de Nasser », de Tewfiq Aclimando, Les Clés du Moyen-Orient.
La une de « L'Orient » du samedi 10 juin 1967.
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Portrait
L'aigle aux deux visages
Gilbert Sinoué*
Archives/AFP
Lorsque l'historien se penche froidement et sans passion sur le destin du raïs, une évidence s'impose : il n'y a pas eu un, mais deux Nasser. Deux faces d'un même destin. Côté sombre et côté lumière. Condamner irrémédiablement l'un sans accorder estime et considération à l'autre serait faire preuve d'un manque d'objectivité.
Le côté sombre, nous le connaissons, il serait vain d'en énumérer tous les contours. Tout a été dit et redit : les nationalisations à outrance, les moukhabarate, la ruine de l'économie égyptienne, la débâcle de la guerre des Six-Jours, et j'en passe.
Côté lumière.
Que voit-on ? Un jeune officier, un patriote nationaliste, amoureux de son pays. Un homme qui demeura intègre jusqu'à sa mort, alors que tout autour de lui n'était et ne sera que corruption. Un idéaliste rêvant à une grande nation arabe luttant pour son indépendance et sa dignité. Un homme qui mit fin à soixante-dix ans d'occupation britannique et qui eut le courage de battre en brèche le colonialisme occidental en déclarant le 26 juillet 1956 : « Moi, aujourd'hui, au nom du peuple,
je prends la compagnie. Ce soir, notre canal égyptien sera dirigé par des Égyptiens ! » Et j'entends encore son formidable éclat de rire, retransmis dans le monde entier par la Voix des Arabes, du temps où les Arabes avaient encore une voix.
Mais il y eut aussi le dirigeant visionnaire qui a su entrevoir avant tout le monde la menace de l'islamisation et l'absurdité du programme des Frères musulmans. La logique patriotique de l'un et l'obsession religieuse de l'autre ne pouvaient que s'opposer. Et cela, le raïs l'avait parfaitement compris : on ne gouverne pas une nation avec le Coran à la main.
Qu'on le déteste ou qu'on l'adule, comment ne pas reconnaître qu'il fut le seul dirigeant arabe à imposer le respect ? Lui vivant, est-ce que George W. Bush se serait permis d'envahir l'Irak aussi impunément qu'il l'a fait ? Les Frères musulmans auraient-ils jamais pointé leur nez pour réussir la prouesse de ruiner l'Égypte en un an ? Nasser vivant, est-ce qu'Israël se serait autorisé l'invasion du Liban ? Aurait-il assisté sans s'émouvoir aux bombardements insanes de Gaza ? À l'érection du mur de séparation ? À la colonisation à outrance ? Aurait-il assisté, bras croisés, à la décomposition de tout le Moyen-Orient ? Permettez-moi d'en douter.
En 1971, Jean Lacouture écrivait : « L'on me demande de reconnaître en Gamal Abdel Nasser les vertus qui font un grand homme d'État, ma réponse est d'abord négative sur le long terme et m'impose de le ranger plutôt dans une autre catégorie, qui est celle des "héros". L'homme d'État instaure. Le héros entraîne. L'homme d'État régule. Le héros demeure dans un autre espace, celui de l'inspiration et de l'imaginaire. »
À ces propos, en octobre 1970, après la mort du raïs, Jean Daniel ajoutait dans le Nouvel Observateur : « L'époque postnassérienne commence. Tous les problèmes qu'un grand homme accaparait sont, au grand effroi de chacun, distribués à tous. »
Il n'est qu'à voir la tragédie que vit notre région pour comprendre combien c'est vrai.
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Samir Frangié : Nasser incarnait la modernité
Propos recueillis par Anthony Samrani
Photo Archives AFP
L'ancien député expose à « L'Orient-Le Jour » ce que représentait la période nassérienne pour la gauche arabe de l'époque.
Vous étiez jeune nassériste dans les années 60, comment expliquez-vous cet engagement ?
J'étais très sensible au discours de Nasser à partir de la défaite de 1967. J'étais engagé à gauche. Parce que de gauche, on avait de la sympathie pour Nasser. C'était l'époque de la division du monde en deux blocs, de l'internationale de gauche, de la guerre d'Algérie, du Vietnam. Nasser incarnait ces idées-là pour le monde arabe, d'autant qu'il s'opposait à des régimes traditionnels, jugés rétrogrades, qui constituaient une sorte de front islamique.
Qu'est-ce qui différenciait Nasser des autres dirigeants arabes ?
Ce qui était nouveau, c'est la personnalité de Nasser. Un personnage hautement charismatique qui incarnait la modernité. Il n'avait pas toutes les tares de ses successeurs. Il est vrai qu'il n'y avait pas suffisamment de démocratie, de liberté, mais il n'y avait pas non plus cette propension à l'assassinat et au massacre. La défaite de 1967 a certainement participé à la radicalisation d'une partie de la jeunesse arabe de l'époque. Ensuite, on a cherché chez les Palestiniens ce qu'on n'avait pas eu avec Nasser. Quelque part, le drame de Nasser c'est que sa présence a légitimé une série de dictatures militaires qui ont été catastrophiques. C'est son héritage indirect.
Quel est votre souvenir le plus marquant de cette période ?
Au moment de sa démission, au lendemain de la défaite de 1967, on était les premiers à descendre dans la rue. Sa mort a également été un énorme choc. Des millions de personnes sont spontanément descendues dans les rues du Caire, parfois même en robe de chambre.
Dans le prochain épisode : Le jour où... Kadhafi a renversé la monarchie
Les épisodes précédents
Le jour où la France a signé son départ d'Algérie
Le jour où... la République arabe unie a été proclamée
Le jour où Nasser a nationalisé le canal de Suez...
Le jour où... la partition de la Palestine est adoptée
Le jour où... Roosevelt et Ibn Saoud ont scellé le pacte du Quincy
Le jour où... Balfour a fait sa déclaration sur le Foyer juif
Fébriles, abattus par une humiliation sans précédent au sortir...
Un grand homme arabe en effet, mais son éducation petite-bourgeoise d'origine campagnarde lui a jouer un vilain tour en lui inculquant sa peur "panique" du "Méchant Communisme" ! Dommage, n'est pas Fidel.... Castro qui veut !
18 h 03, le 22 août 2015