L’armée a pris le contrôle des rues de Beyrouth après le grabuge des vandales, hier soir. Photo AFP
C'est un exemple de phagocytose parfaite, par la politique sous son plus vilain aspect, d'un mouvement civil, pacifiste et légitime, qui s'est révélé hier, au centre-ville, dans toute sa violence et toute son absurdité.
Dès samedi, déjà, les signes pernicieux d'un dérapage s'annonçaient, subtilement. Les citoyens qui s'étaient ralliés par milliers à l'initiative « Vous puez ! » au nom d'une aspiration commune au changement, initiée par la crise des déchets, s'étaient en effet heurtés, ce jour-là, à une première répression violente et disproportionnée – dont ils avaient eu au demeurant un avant-goût mercredi – des Forces de sécurité intérieure chargés de protéger le Grand Sérail : jets d'eau et bombes lacrymogènes avaient été dirigés à profusion contre les protestataires, qui venaient à peine de formuler leur intention de prendre d'assaut le Parlement. Cette réponse disproportionnée a été doublée d'une autre, suspecte et plus dangereuse, à coups de tirs (en l'air ? ), par les agents chargés de la garde du Parlement, selon les témoignages des manifestants – et qui ne répondent que du président de la Chambre. « Ce sont les gardiens de l'hémicycle qui ont été les plus hystériques à notre égard », devaient crier les manifestants eux-mêmes, photos et vidéos à l'appui. Des protestataires devenus l'objet d'une véritable chasse à l'homme, dans les ruelles menant à la place de l'Étoile et jusqu'à la place des Martyrs.
D'autres lacunes se creusaient, en contrepartie, dans les rangs des manifestants : il n'était pas sûr lequel du Grand Sérail ou du Parlement était réellement dans leur collimateur. Ils sont revenus en effet sur leur décision première de dresser des tentes derrière la mosquée al-Amine, pour les dresser sur la place Riad el-Solh, dans un signe manifeste de pression sur le cabinet Salam.
Pour une manifestante, « il s'agissait d'une tentative de diversion, les protestataires ayant planifié de s'infiltrer à la place de l'Étoile par les voies secondaires, moins surveillées ». Mais une source responsable du 14 Mars révèle que « c'est le Grand Sérail qui était visé principalement. Ce sont les manifestants du Courant patriotique libre qui ont tenté de profiter de la situation pour atteindre la place de l'Étoile », dans une tentative de régler des comptes avec le président de la Chambre.
Une autre observation, rapportée par un témoin samedi, laissait également à désirer : « Les protestataires présents avant la tombée de la nuit étaient différents de ceux présents durant la journée, plus agressifs. Il y avait, en soirée, de jeunes voyous à moto qui sillonnaient les rues en emportant des barres métalliques qu'ils balançaient ensuite arbitrairement. » Des appels inattendus en faveur de l'instauration d'un régime militaire s'exprimaient déjà.
C'est, néanmoins, la répression autoritaire qui aura le plus marqué les esprits. Mus le lendemain par une frustration partagée, des milliers de Libanais ont répondu au nouvel appel de manifester, pacifiquement, à Riad el-Solh. « Quel que soit le changement, il faut qu'il ait lieu et doit commencer par la démission du Premier ministre » : c'était le seul message commun aux doléances disparates, exprimées hier par des manifestants enragés, réclamant également des comptes au ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk.
Et, à défaut d'organisation, les frustrations diffuses renvoyaient une image absurde d'une foule déraisonnée, prise dans le vertige de sa rage, terrain de prédilection des « éléments infiltrés » obéissant à des agendas politiques. Ceux-ci ont été effectivement pointés du doigt dès la matinée par les organisateurs, qui sont allés jusqu'à appeler les forces de l'ordre à les éloigner de la manifestation. Encagoulés, torse nu, ces derniers ont vainement et longtemps recherché une confrontation avec des agents de l'ordre visiblement plus maîtres d'eux-mêmes que la veille. Mais ils auront finalement raison de la manifestation, lui ôtant toute civilité : après le retrait des organisateurs et des pacifistes, et l'arrivée de nouveaux « groupes d'infiltrés » de Khandak el-Ghamik et autres quartiers relevant du tandem Hezbollah-Amal et du 8 Mars en général, la place Riad el-Solh et les quartiers adjacents du centre-ville se sont transformés en champ de bataille.
Menée de pair par « les voyous du mouvement Amal et les chemises noires des Brigades de la résistance » (selon des informations concordantes) que le blogueur Abbas Zahri – l'un des visages les plus médiatisés de la campagne, très proche du Hezbollah, et resté sur place jusqu'au bout de la manifestation – s'est abstenu d'identifier comme tels, cette bataille a donné lieu à plusieurs interprétations concernant une volonté du parti chiite de semer le trouble dans le pays. Des interprétations renforcées par le mutisme total frappant du Hezbollah sur ces incidents durant tout le week-end.
Faut-il y voir un nouveau 7 Mai politique, sous le couvert d'une manifestation civile ? La volonté du 8 Mars est-elle de renverser la dernière institution en place afin d'instaurer un système à sa mesure ? Le temps est-il venu pour forcer la voie vers une nouvelle Constituante ? Sinon, est-ce un compromis politique circonstanciel – lié principalement à la présidence – que le 8 Mars tente d'imposer au camp opposé, en provoquant la chute du cabinet ? Peut-on limiter la lecture de cette violence – comme tendent à le croire certains milieux du 14 Mars, proches des Forces libanaises notamment – aux seuls facteurs internes, voire au seul dossier des déchets, dans le cadre d'un chantage exercé sur le partage des parts, surtout que le président de la Chambre a exprimé sa solidarité avec Tammam Salam ?
Faut-il y voir un tour de force de Téhéran, mis au pied du mur par le printemps irakien antiperse à Bagdad et essuyant une lourde défaite en Syrie globalement, et surtout à Zabadani, à l'adresse de l'Arabie saoudite à partir du terrain libanais ?
Les lectures des milieux politiques interrogés par L'OLJ jonglent entre tous ces angles, qu'un député du 14 Mars parvient à synthétiser comme suit : « Moins qu'un coup d'État, c'est une volonté de déstabilisation qui a été menée. »
Une volonté à laquelle le courant du Futur n'est pas près de céder. Exprimant une solidarité entière avec le Premier ministre « contre les ambitions de Téhéran et du Hezbollah », le ministre de la Justice, Achraf Rifi, affirmait hier à L'Orient-Le Jour que « quoi que le Hezbollah et l'Iran tentent de faire, nous n'accepterons jamais une formule libanaise à la mesure de leurs aspirations, ni un compromis qui ne nous convainc pas. Il n'y aura ni un nouveau 7 Mai ni un nouvel accord de Doha. Notre position est inébranlable ». Avec la même intransigeance, M. Rifi a dénoncé « les chemises noires », mais aussi « l'agent noir qui s'appelle Michel Aoun et qui a couvert le mouvement insurrectionnel ». S'il n'était pas sûr, hier soir, de la mise en échec effective de cette tentative, le général Rifi assurait néanmoins que « quels que soient les développements, aucun accord ne pourra nous être imposé ».
Le ministre Nabil de Freige appelait, pour sa part, à un déploiement de l'armée dans la capitale pour contenir le cas, et protéger les biens publics et privés.
Cette fermeté s'est élargie hier à la rue sunnite dans son ensemble : le député Mouïne Merhebi a ainsi appelé à une manifestation sur la place al-Nour à Tripoli en guise de solidarité avec le Premier ministre. Des routes ont été bloquées dans diverses régions sunnites en cours de soirée en soutien au Premier ministre. Ceci devrait rappeler au Hezbollah que la chute du cabinet ouvrirait les portes de l'enfer vers une confrontation sunnite-chiite et le débordement des modérés par les radicaux dans la rue sunnite.
Dans son discours hier à l'adresse des manifestants, le Premier ministre a renvoyé un message double de fermeté et d'apaisement. Dénonçant le blocage dont il est victime autant que les manifestants, selon lui, il a en même temps pointé du doigt la corruption générale, qui n'exclut aucune partie. « Il a ménagé la chèvre et le chou, tout en lançant des pointes à l'adresse du CPL », observe ainsi une source ministérielle. Sa démission n'étant pas une option, comme le confirment une nouvelle fois des sources bien informées, l'heure reste au containment de la crise.
Cette stratégie sera encore testée dès aujourd'hui. Une réunion de la commission ministérielle chargée de la gestion de la crise des déchets doit se tenir au siège du Conseil du développement et de la reconstruction, à l'appel du ministre de l'Environnement, Mohammad Machnouk. Il est prévu que les plis financiers seront ouverts. En dépit de la crise de fin de semaine, une entente continue de faire son chemin pour rouvrir temporairement, pour six mois, la décharge de Naamé et accueillir au Akkar une part des déchets de Beyrouth, le temps pour les nouvelles sociétés de prendre en charge la gestion des ordures. Pour ce qui est enfin du Conseil des ministres, convoqué jeudi par Tammam Salam, il est fort probable que sa réunion soit avancée dans l'urgence, selon une source ministérielle.
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16 h 30, le 24 août 2015