Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Regards croisés

L’héritage de Bourguiba face aux soubresauts de la transition tunisienne

Nadia Marzouki, politologue, chargée de recherche au CNRS (Centre Raymond Aron, Paris), et Jocelyne Dakhliya, historienne et anthropologue du Maghreb, actuellement directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, analysent l'héritage de Bourguiba à travers le prisme de l'actualité tunisienne.

Habib Bourguiba, président de la République tunisienne entre 1957 et 1987.Archives AFP

Le 25 juillet 1957, la République tunisienne est proclamée. Près de 60 ans plus tard, l'ombre du président Habib Bourguiba plane sur le processus de transition politique. Haï, adoré, il continue à marquer les lignes de clivages dans une Tunisie profondément segmentée et prise dans ses contradictions que la fin de l'autoritarisme a contribué à rendre visible. Plus que les enjeux autour de la question identitaire, de la place de l'islam, de l'islamisme, des droits de la femme ; Bourguiba revient car aujourd'hui ce sont les réalisations concrètes de son projet qui sont réinterrogées : rôle et fonction de l'État, rapports entre les différentes régions, répartition et développement économique. Bourguiba et son projet de Tunisie moderne sont aujourd'hui au cœur de l'actualité. L'Orient-Le Jour a interrogé à ce sujet Nadia Marzouki, chargée de recherche au CNRS (Centre Raymond Aron, Paris), et Jocelyne Dakhliya, historienne et anthropologue du Maghreb, et directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.

 

Question – Bourguiba représente ces leaders arabes qui ont pris le pouvoir après les indépendances. Il incarnait un mélange d'autoritarisme, de volontarisme politique, de réformisme. Que reste-il aujourd'hui de ce type de leadership ?
Nadia Marzouki : Les révolutions arabes n'ont pas eu de « zaïm », mais des icônes (Mohammad Bouazizi, Khaled Saïd...) : elles ont marqué une rupture symbolique essentielle avec ce que Joseph Maïla identifiait comme les deux principaux récits ayant marqué la période d'après les indépendances dans le monde arabe, le mythe nationaliste de la restitution symbolique et celui de la redistribution économique. D'après ces deux mythes, le leadership politique restituerait au peuple sa dignité bafouée et lui garantirait une stabilité économique, en échange de son obéissance. Les révolutions de 2010-2011 ont fait apparaître à quel point ce type de pacte ne fonctionnait plus. Les revendications de dignité et de justice sociale n'ont pas été portées par un leader ou un parti particuliers. Les mouvements à Kasbah et à Tahrir exprimaient une grande exaspération et irrévérence par rapport aux formes traditionnelles d'autorité politique et représentaient des tentatives d'inventer de nouvelles formes de mobilisation collective. Malheureusement, ces formes originales et très contemporaines de demande démocratique n'ont pas eu le temps et les moyens de s'organiser. Elles ont vite été dépassées et absorbées par le retour de la logique de concurrence entre partis et élites. La dimension acéphale des révolutions a été une chance dans un premier temps, car elle a permis de rompre avec le culte du chef. Mais elle a ensuite empêché la concrétisation des aspirations exprimées lors des soulèvements, ce qui a profité à deux camps, les partis islamistes bien structurés, financés et disciplinés, et la contre-révolution.
En ce sens, nous vivons depuis 2013 en Égypte et 2014 en Tunisie une période paradoxale par rapport au moment révolutionnaire, marquée par le retour temporaire du mythe de l'homme fort et providentiel. Toutefois, on voit bien, après le coup d'État en Égypte, et les élections de l'automne 2014 en Tunisie, que vu la complexité des défis économiques, sociaux et sécuritaires à affronter, ce modèle du leadership providentiel ne fonctionne plus.
Toute la difficulté de la période postrévolutionnaire actuelle tient à l'invention d'un nouveau langage et d'un mode de mobilisation collective, qui permette de traduire efficacement les aspirations et frustrations de la rue en un projet politique, en se débarrassant définitivement de la tendance à s'en remettre à un homme fort, à un sauveur. Il faut inventer des formes de leadership et de projet politico-social qui soient cohérentes avec la pluralité et la modernité des sociétés arabes, plutôt que de s'accrocher à des mythes anachroniques.

Jocelyne Dakhliya : En tant qu'historienne, il me paraît important précisément de restituer ce type de leaders dans leur époque, une époque particulière de construction nationale et de décolonisation, et de rapprocher Bourguiba d'un ensemble de leaders politiques du même modèle qui ont littéralement voulu « modeler » de leurs mains une nouvelle nation et une nouvelle société, Kemal Ataturk, que Bourguiba admirait, mais aussi Mohammad Zaher Shah en Afghanistan ou encore Mohammad Reza Pahlavi en Iran... Tous incarnaient un réformisme axé notamment sur la scolarisation, l'émancipation des femmes, en même temps qu'un fort autoritarisme. Cette époque est révolue, tant pour le monde arabe que pour d'autres régions du monde islamique, et il nous faut l'inscrire clairement dans une logique appartenant au passé. Le bourguibisme peut constituer une référence politique plus ou moins fédératrice comme le kémalisme aujourd'hui en Turquie, mais un régime réformateur autoritaire ou dictatorial ne pourra plus s'imposer de la même façon autour d'un chef charismatique.

 

(Lire aussi la tribune de Hani OUECHTATI : Ne pas perdre de vue les enjeux)

 

La figure de Bourguiba participe-t-elle encore à structurer le champ politique tunisien entre ceux qui s'en réclament et ceux qui le récusent ?
Nadia Marzouki : Oui, c'est une figure qui structure le champ politique, mais par défaut. Alors qu'aucun projet politique n'a réussi à susciter l'adhésion massive de la population, la référence à la figure de Bourguiba permet de combler le manque de consistance qui caractérise le discours politique des principaux partis au pouvoir. L'actuel président de la République a construit tout son personnage public sur cette prétention à réincarner Bourguiba et à prolonger son héritage. Il use avec emphase des mêmes symboles. Mais au-delà de l'invocation incantatoire et d'une imitation qui relève souvent du pastiche, les catégories centrales du bourguibisme – la modernité, la nation, la laïcité, la femme (toujours au singulier) – servent avant tout à la mouvance nidaïste d'instrument pour consolider son hégémonie. Les populations des régions marginalisées, les chômeurs, la jeunesse tentée par la violence sont très peu sensibles à ce type de discours. Cette référence ne permet pas non plus de masquer la difficile structuration du champ politique postrévolutionnaire et les tensions et divergences nombreuses au sein des deux partis majoritaires, Nidaa Tounès et Ennahda.
Jocelyne Dakhliya : Absolument, ce n'est pas parce que j'appelle à réhistoriciser la figure de Bourguiba qu'elle peut être oubliée ou évacuée du présent, et le débat politique tunisien le confirme amplement. La révolution tunisienne a eu pour conséquence, a priori inattendue, de faire revenir au premier plan l'héritage bourguibien. La projection vers l'avenir a donc commencé par initier un retour sur l'histoire nationale. D'une part, la nation tunisienne, de manière globale et générale, n'avait pas eu le loisir de faire son deuil du leader charismatique, dont la mort avait été honteusement confisquée et « escamotée » par Ben Ali. D'autre part, divers courants politiques ont estimé que la révolution tunisienne pouvait très bien se comprendre comme un simple retour à Bourguiba, une fois le pays débarrassé du germe de corruption qu'était Ben Ali. Enfin, la nostalgie de Bourguiba, si forte ces dernières années, s'est amplifiée comme un moyen de contrer les islamistes alors qu'ils étaient au pouvoir, mais aussi comme un paravent pour des partisans de Ben Ali, un moyen pour eux de reprendre leur place dans la vie publique et politique.

 

(Repère : Tunisie: les troubles depuis la révolution)

 

 

Comment Bourguiba est-il perçu par les acteurs politiques qu'il a persécutés, islamistes et gauche tunisienne? On a le sentiment que tout ceci est oublié aujourd'hui ?
Nadia Marzouki : Pas tout à fait, même si l'urgence des défis nouveaux et le retour de l'idéologie du consensus et de l'unité, proposée par le tandem Nida-Nahda, laissent peu de place au travail de mémoire et d'histoire. En outre, le travail de l'Instance vérité et dignité – qui pourrait et devrait offrir à la société tunisienne un outil essentiel pour affronter son passé pour mieux aller de l'avant – est constamment menacé par les tendances contre-révolutionnaires. Le projet d'une loi de réconciliation nationale économique et financière, actuellement au centre d'un débat, illustre bien la volonté de saborder le travail de l'IVD. En ce qui concerne le parti islamiste, son rapport à Bourguiba est plus complexe que ses adversaires ont voulu le faire croire. Les islamistes ont été victimes de la répression féroce menée par Bourguiba, puis Ben Ali. (Le cofondateur d'Ennahda) Rashed Ghannouchi a dénoncé dans ses écrits le laïcisme autoritaire instauré par Bourguiba. Toutefois, beaucoup d'islamistes se présentent aujourd'hui comme s'inscrivant dans l'héritage de Bourguiba et mettent en avant les mêmes valeurs de modernité et d'unité nationale.
Jocelyne Dakhliya  : Ce qui explique cette impression trompeuse d'oubli, c'est qu'il y a deux plans dans la perception que l'on peut avoir aujourd'hui de Bourguiba. Sur un plan symbolique, c'est le père de la nation, relativement intouchable, et qui incarne une sorte de charte nationale. Ainsi, même Ennahda a dû accepter, et de longue date, de ne pas modifier le code du statut personnel promulgué par Bourguiba (en dépit de divers ballons d'essai lancés par des islamistes pour revenir sur ce statu quo) et il y a une forme de consensus national autour de l'idée que les femmes tunisiennes bénéficient du statut le plus avancé dans le monde arabe : cette fierté collective, quel que soit son fondement, est constitutive de l'identité nationale tunisienne.
Mais sur un plan politique, ce consensus n'est plus possible aujourd'hui. Un sérieux droit d'inventaire est réclamé depuis la révolution, moins par les courants de gauche, au demeurant, que par les islamistes. La gauche a payé le prix de la répression sous Bourguiba, mais elle est moins revendicative sur ce plan, par discipline, au nom d'une mobilisation unitaire contre les islamistes, et plus récemment contre le terrorisme. Cette histoire a été mise en suspens par la gauche, en règle générale, ou réinterprétée dans une filiation malgré tout à Bourguiba. Les victimes islamistes de la répression, en revanche, qui ont subi une répression particulièrement dure et violente sous Ben Ali, vont plus loin aujourd'hui dans la déconstruction de l'ensemble de l'héritage de Bourguiba, y compris en remontant aux périodes fondatrices et aux années de lutte avant l'indépendance nationale. C'est pour ces raisons, notamment, que le processus de justice transitionnelle a tant tardé à s'enclencher, avec des débats, notamment, sur la chronologie qu'il fallait adopter dans la reconnaissance des torts subis.

 

 

On découvre depuis la révolution et le début de la transition politique un pays en prise avec ses contradictions économiques, sociales, régionales. On a souvent reproché à Bourguiba de faire preuve de régionalisme en favorisant sa région d'origine, et il y a aujourd'hui de nombreux soulèvements, aussi bien à l'ouest du pays que dans le Grand Sud. Comment analysez-vous cette situation ?
Nadia Marzouki : Les soulèvements qui éclatent depuis 2011 expriment deux tendances importantes de l'histoire tunisienne qui ont été délibérément ignorées sous Bourguiba et Ben Ali : l'inégalité de développement économique entre le Sahel et la Tunisie de l'intérieur et du Sud, d'une part, et, de l'autre, une radicalité politique, qui s'est exprimée successivement sous différentes formes, comme par exemple le yousséfisme – le courant idéologique héritier de Salah Ben Youssef, l'adversaire de Bourguiba assassiné en 1961– et qui a été régulièrement étouffé par le nationalisme autoritaire, fondé sur les mythes de la prospérité (le soi-disant miracle économique tunisien), de l'unité et du consensus.
Aujourd'hui, nous payons les conséquences de ces décennies de politique autoritaire fondée sur le déni de la réalité sociale et historique, et de ce que le politologue Hamza Meddeb appelle la « politique de l'attente », qui a empêché de mettre en œuvre des réformes économiques et sociales adaptées et d'instaurer un espace politique et culturel pluraliste. Depuis 2014, on assiste malheureusement à un retour en force de ce discours du déni et de la tendance à criminaliser les mouvements sociaux et les expressions de radicalité politique, aussitôt identifiées à de la radicalisation violente et au terrorisme.

Jocelyne Dakhliya  : Ce sont ces contradictions qui expliquent la révolution tunisienne, l'ampleur des dissymétries économiques et sociales et l'oubli de pans entiers de la société derrière la façade d'un pays émergent, en pleine capacité économique. Une région tunisienne, celle de Kasserine, vient d'ailleurs de déposer un dossier de région-victime devant l'Instance de justice transitionnelle ! Outre la question de ces inégalités géographiques et sociales criantes, la société tunisienne se découvre depuis la révolution comme beaucoup plus régionaliste et par certains aspects plus tribale qu'elle ne le pensait jusque là, ce qui est une réalité sociologique mal connue et encore difficile à gérer politiquement. C'est là certainement la conséquence d'une politique publique qui pendant des décennies a délibérément favorisé certaines régions au profit des autres, par clientélisme, mais il y a d'autres logiques et d'autres raisons : une défiance durable à l'égard des régions de frontières, à l'Ouest et au Sud, une logique économique libérale qui a de plus en plus favorisé la façade côtière, une politique touristique de masse axée sur ces mêmes régions etc...
Ce qui reste du projet de Bourguiba aujourd'hui est énorme. La Tunisie, indiscutablement, est fille de Bourguiba, même si l'on redécouvre aujourd'hui de plus en plus la contribution d'autres hommes ou femmes politiques à ce projet moderniste du XXe siècle, l'apport d'autres penseurs, y compris religieux. Ce qui reste directement de Bourguiba aujourd'hui, c'est une revendication laïque forte, qui est davantage un contrôle de l'État sur le religieux, d'ailleurs, qu'une effective séparation du religieux et du politique, et c'est une vision fondatrice de la femme comme emblème de modernité et emblème politique. Ces deux questions sont au centre d'un débat aujourd'hui. Il reste aussi de cet héritage un idéal partagé d'unanimisme et d'unité politique, un patriotisme unitaire qui a du mal à s'accommoder du dissensus qui va de pair avec tout système démocratique. Mais, en dépit des menaces terroristes et du retour sécuritaire récent, en dépit d'une sensibilité contre-révolutionnaire de plus en plus affirmée, on peut espérer que la démocratie tunisienne est bien ancrée et que le processus démocratique conduira aussi à plus de justice sociale et moins d'inégalités.

 

 

Pour mémoire
De quoi l'attentat de Sousse est-il le nom ?

Le député Rahoui à « L'OLJ » : Ces terroristes nous en veulent parce que nous avons réussi notre révolution

Il faut "s'unir pour combattre le mal", préconisent des jeunes Tunisiens

 

 

Le 25 juillet 1957, la République tunisienne est proclamée. Près de 60 ans plus tard, l'ombre du président Habib Bourguiba plane sur le processus de transition politique. Haï, adoré, il continue à marquer les lignes de clivages dans une Tunisie profondément segmentée et prise dans ses contradictions que la fin de l'autoritarisme a contribué à rendre visible. Plus que les enjeux autour...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut