Trois générations de secouristes se sont réunies pour se confier à L'Orient-Le Jour en toute simplicité et avec beaucoup de nostalgie en revivant à travers leur mémoire, quelquefois brumeuse, leurs moments forts durant leurs années de service humanitaire. C'était au quotidien au centre d'Achrafieh, à Beyrouth, durant la guerre dite « civile » qui rongeait la capitale et ses banlieues, entre 1975 et 1990.
Edgar Anid, Joseph Dahan et Nabil Maatouk. Trois générations de secouristes se sont lancées dans un récit ahurissant d'aventures palpitantes faisant revivre l'ambiance lugubre de la guerre syro-palestino-israélo-libano-libanaise.
Nabil Maatouk ne peut oublier le jour où il a dû transporter un milicien mort dans son ambulance qu'il conduisait initialement pour transporter du sang vers un hôpital. Il est arrêté manu militari par un milicien qui le somme de changer de direction afin de transporter son chef déjà mort. Le secouriste se dirige alors malgré lui vers l'hôpital où il se retrouve face à un groupe armé jusqu'aux dents. Une fois leur chef dans l'ambulance, les miliciens n'acceptent pas de se séparer de lui et s'entassent dans le bolide transformé en caserne ambulante avec des miliciens armés, sortant leurs têtes des fenêtres et gardant le coffre ouvert, du jamais-vu lors des missions de la CRL qui a un protocole assez rigide. En effet, il ne permet qu'aux secouristes et à un membre de la famille, un civil, d'accompagner la victime.
Nabil Maatouk enchaîne avec une autre mission de transport de plusieurs unités de sang entre la capitale et Achrafieh durant laquelle les francs-tireurs ont visé l'ambulance sur la route du port. Les deux secouristes à bord ont continué à rouler à toute vitesse après avoir vu leur vie défiler devant eux pendant plusieurs minutes.
Bombardement du centre
Nabil Maatouk se souvient aussi de la catastrophe à laquelle a échappé le centre de rencontre des secouristes quand un obus s'est abattu en son milieu, quelques heures après une évacuation prémonitoire.
Par ailleurs, plusieurs secouristes à travers le Liban ont été victimes de francs-tireurs ou de bombardements aveugles lors de leur mission. Nabil se souvient de la gravité de la situation et de l'ampleur de la responsabilité avec tous ces jeunes sur les bras, enthousiastes et impulsifs, n'hésitant jamais à tanguer avec la mort. Ils se mettaient parfois d'un côté d'une ruelle afin de prévenir les passants du danger d'un éventuel franc-tireur qui aurait élu domicile dans l'un des immeubles des quartiers ennemis sur les lignes de démarcation. « Nous restions souvent sans bain et parfois nous oubliions de manger, souligne-t-il, car nous n'avions plus rien à manger, et personne ne se demandait comment on faisait ! Certains hôpitaux de la région acceptaient gracieusement de nous aider en nous offrant gratuitement une collation par jour et même une fois par semaine un bain avec de l'eau chaude chez les plus généreux. Nous leur étions reconnaissants vu que la plupart d'entre nous ne passait plus à la maison familiale pour ne pas rater une occasion de venir en aide ou de peur de manquer à l'appel si une urgence survenait. »
« Avec les lignes téléphoniques coupées, des secouristes sentinelles étaient postés sur les toits de quelques immeubles stratégiques, munis de jumelles afin d'indiquer à l'ambulance où était tombé l'obus, inconscients du danger que cela représentait pour leur propre vie », explique Nabil Maatouk. Tout cela était soigneusement caché aux parents qui, pour la plupart, ne savaient rien du détail de l'activité de leurs enfants qui venaient de faire leur entrée dans le monde des adultes mais qui étaient déjà des héros malgré eux. Ils avaient la mort sous la dent à un âge où ils étaient censés croquer la vie.
Lors du double attentat contre la Force multinationale, au moyen de deux camions piégés devant les casernes des marines américains et des parachutistes français à Beyrouth, Nabil avait son badge de secouriste et son dossard qu'il a vite enfilé et a sauté par-dessus le mur d'enceinte de l'université américaine où il poursuivait ses études durant les rares jours d'accalmie. « En l'espace de quelques secondes, indique-t-il, je suis passé du statut d'étudiant à celui de secouriste sans même y penser. »
Les trois anciens secouristes ont acquiescé : « C'est dans le sang. À chaque fois que l'occasion se présentait nous accourrions avec pour carburant de l'adrénaline pure et cette passion de venir en aide aux personnes en danger. »
La bataille de Zahlé
Edgar Anid se souvient avoir intégré la Croix-Rouge très jeune grâce à sa mère qui avait inauguré le centre de la CRL d'Achrafieh. Il a participé à plusieurs évacuations de militaires, notamment à Fayadiyeh, où les barrages syriens limitaient au compte-gouttes leurs missions. Il se souvient des négociations assez houleuses, en 1976, précédant le cessez-le feu nécessaire aux secouristes pour intervenir. Un seul centre était alors opérationnel, celui de la rue Spears, à Beyrouth. Sa mission se limitait à un simple transport de blessés d'un champ de bataille à un hôpital, loin des lieux d'affrontements. Ce n'est que quelques années plus tard que d'autres centres verront le jour au fur et à mesure, avec la croissance des besoins nécessitant une aide devenue indispensable du fait de l'absence d'un organisme d'intervention humanitaire à l'échelle nationale.
C'est avec le regard un tantinet malicieux d'ancien combattant qu'Edgar Anid se souvient des opérations d'évacuations durant la bataille de Zahlé, encerclée par les Syriens. Au terme de cette bataille, il a déposé son uniforme de secouriste. « Nous quittions Beyrouth pour aller nous installer à l'hôtel Massabki en attendant les directives pour l'évacuation des blessés vers la capitale, souligne-t-il. Nous nous couchions sans oser parler entre nous car les services de renseignements syriens avaient éparpillé dans l'hôtel des espions pour rapporter nos discussions et nos déplacements. Ils venaient souvent nous mettre en garde contre l'évacuation de combattants libanais, relève Edgar. Une fois rentrés dans la ville nous avons décidé d'évacuer des combattants grièvement blessés à la demande de leurs supérieurs en les faisant passer pour des civils et à l'insu des Syriens qui resserraient l'étau sur la ville. Nous avons réussi à convaincre les soldats aux barrages que nous transportions des civils et ce n'est que plusieurs dizaines de kilomètres plus loin qu'ils ont découvert notre manigance, mais nous étions déjà en zone sécurisée, proches du ministère de la Défense », raconte-t-il, fiers encore de leur exploit mais revivant l'angoisse de ces moments périlleux.
Ce qui l'a le plus marqué, selon lui, c'était le cas d'un militaire syrien haut gradé disparu durant les combats. Il avait alors entrepris des investigations personnelles qui lui ont permis de découvrir qu'il avait été enterré à la va-vite dans un cimetière. Il s'est alors dirigé à cet endroit avec trois secouristes, muni d'une pelle, et avec l'aide du croque-mort attitré de la région, ils ont dû déterrer le militaire, sous terre depuis deux semaines, afin de le rendre à son commandement. « Nous n'avions aucun équipement qui puisse nous permettre d'intervenir sur ce plan, souligne Edgar Anid. Dans toutes nos ambulances, nous n'avions qu'une trousse de secours et un brancard, même pas de gants. Alors imaginez la situation avec un cadavre à bord et des secouristes novices qui tombaient dans les pommes, non habitués à ce genre de scénario! Plusieurs fois nous ramassions des blessés et des cadavres non identifiés juste pour ne pas les laisser pourrir dans la rue. »
Personne n'osait retirer les cadavres de peur qu'ils ne soient piégés, une procédure familière aux secouristes, adoptée par des milices pour occasionner le maximum de victimes. Beaucoup de blessés risquaient de rester indéfiniment sur place sans l'intervention du Comité international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (CICR) qui réussissaient souvent à obtenir un cessez-le-feu, primordial à toute mission.
Des missions périlleuses
Joseph Dahan se souvient d'une intervention très spéciale lorsqu'il était à la faculté à l'USJ et que deux religieuses furent abattues par un franc-tireur. Il accourut mais n'osa pas descendre de peur d'être touché par l'auteur des tirs qui continuait à sévir. C'est à ce moment précis qu'un M113 est arrivé sur les lieux et leur a assuré une protection à lui et à un autre secouriste d'un autre secteur. Ils se sont dirigés vers les deux victimes à bord du tank et les ont transportées dans le char qui les a prises vers l'hôpital le plus proche en rasant sur son chemin la grande majorité de voitures sur son passage. En guise de remerciements, à son retour au centre, son chef de secteur l'a tancé pour avoir accepté de monter dans un char d'assaut avec son dossard de secouriste.
Une autre mission inoubliable pour Joseph a concerné le transport de deux officiers des Forces de sécurité intérieure tués par l'explosion d'une mine dans la région d'Achrafieh. Ils devaient les transporter vers un hôpital à Sin el-fil. Il pleuvait à torrent et l'ambulance improvisée pour cette mission n'était pas en bon état et ses essuie-glaces refusaient de fonctionner. Joseph conduisait l'ambulance, son aide sortait par la fenêtre essuyer le pare-brise pour assurer un semblant de visibilité au conducteur qui devait fixer son attention sur une route étroite nettoyée juste devant eux par un milicien qui sautait de droite à gauche devant l'ambulance pour pousser les mines parsemant le chemin. Ce fut le trajet le plus long de sa vie, raconte-t-il, encore ému en affirmant que si c'était à refaire il le referait.
Des deux côtés des lignes de démarcation, la violence sévissait. Parfois, les guerres étaient justifiées, d'autres un peu moins, mais souvent, tout baignait dans une confusion telle que la mort, la souffrance et l'handicap qui en découlaient n'avaient plus aucun sens.
Les secouristes de la CRL ont fait la guerre à... la guerre, à l'indifférence, à la mort indigne, en s'offrant tels des agneaux innocents, sans aucune protection, sans aucune arme à part celle de la noblesse de leur cause, symbolisée par la Croix-Rouge éclaboussant d'humanité la blancheur de l'espoir que représentait leur jeunesse.
Nous leur disons merci à travers ce récit qui ne relate qu'une partie minime de leur odyssée, mais c'est hélas notre seul moyen de les remercier, car d'une manière ou d'une autre, ces combattants de l'ombre au service de l'humanitaire nous ont préservé une certaine face du Liban.
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