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À Sotchi, la folie des grandeurs de Poutine : transformer le feu en glace - Polémique

À Sotchi, la folie des grandeurs de Poutine : transformer le feu en glace

Le président russe l'aura prouvé : une station balnéaire subtropicale peut bien se transformer en station de sports d'hiver pour JO s'il l'a, lui, décidé.

Dans le lounge présidentiel, coupe de champagne à la main, le président russe Vladimir Poutine lève son verre, en compagnie du Premier ministre Dmitri Medvedev et de l’entraîneuse de patinage artistique Tatiana Tarasova, à la victoire que représente cette XXIIe édition des Jeux olympiques d’hiver. David Goldman / AFP

L'organisation des Jeux olympiques d'hiver de 2014 aurait pu revenir à Salzbourg, en Autriche, ou encore à Pyeongchang, en Corée du Sud, mais c'est la ville russe de Sotchi, bordée par la mer Noire et les montagnes du Caucase, qui a finalement été désignée pour accueillir la vingt-deuxième édition des sports d'hiver. Lancés le 7 février lors d'une cérémonie d'ouverture grandiose, retraçant l'histoire du pays organisateur, des origines de la nation russe en passant par la révolution soviétique, ces Jeux olympiques ont mis la Russie dans l'œil du cyclone.


Mais derrière le pays, c'est surtout l'homme politique qui est au cœur de toutes les polémiques, celui-là même qui a fait de ce rassemblement sportif international un défi personnel, un projet narcissique, une fanfaronnade ou plutôt un caprice : Vladimir Poutine. Le président russe a vu en ces Jeux une occasion de ressusciter la gloire russe et de matérialiser son nouveau rôle fondamental sur la scène internationale... Le message est clair derrière les 37 milliards d'euros déboursés, selon Carole Gomez, experte à l'Institut des relations internationales et stratégiques : « Montrer la Russie sous son meilleur jour par sa vitalité et son dynamisme. » C'est « le retour de la Grande Russie ». Ambitions parfaitement légitimes pour tout hôte des JO. Mais alors, que reproche-t-on au président russe ?


En premier lieu, son autoritarisme. La répression des libertés a été au cœur de la controverse. La veille de l'ouverture des Jeux, le vice-Premier ministre russe, Dmitri Kozak, a encore mis en garde athlètes et spectateurs contre la promotion de l'homosexualité aux JO, se conformant ainsi à la loi russe promulguée par Vladimir Poutine en juin 2013 qui interdit toute propagande « sexuelle non traditionnelle » devant des mineurs. À l'approche des Jeux, la communauté LGBT s'est ainsi empressée d'organiser des manifestations dans 19 villes du monde appelant les sponsors des JO à sortir de leur silence. Mais en remportant le marché et en organisant ces JO, les Russes ont implicitement adhéré aux valeurs de la Charte olympique qui stipule clairement que le sport est aussi un droit de l'homme (principe 4) et que chacun devrait pouvoir le pratiquer sans discrimination (principe 6). D'où le ton un peu plus mesuré de Poutine annonçant que les gays n'auraient rien à craindre à Sotchi tant « qu'ils laissent les enfants tranquilles ».

 

(Lire aussi : Sotchi 2014, c’est fini !)

 

Apprendre à aimer la patrie
Autre exemple d'atteinte à la liberté d'expression : l'affaire Pussy Riot. Le groupe de punk-rock féministe russe, qui s'était distingué par des performances artistiques non autorisées pour s'opposer en 2012 à la campagne du Premier ministre (de l'époque) Vladimir Poutine en vue de l'élection présidentielle, est mieux connu pour l'emprisonnement de trois de ses membres à la suite d'une « prière punk », exhibition jugée profanatoire, dans une église orthodoxe. Depuis leur libération en décembre 2013, deux d'entre elles – Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina – ont multiplié les appels au boycott des JO. Leur dernière performance antirégime a eu lieu à Sotchi même. Les militantes y ont tourné un clip, intitulé Poutine va vous apprendre à aimer la patrie, fustigeant le président et les violations des droits de l'homme en Russie. Elles ont été interpellées et retenues par la police pendant plusieurs heures le 18 février, et battues le lendemain par des membres des services de sécurité au moment où elles essayaient d'effectuer une performance en ville, à une trentaine de km du principal village olympique.


Dans leur chanson, les Pussy Riot citent des opposants en détention après les arrestations massives à la suite d'une manifestation en mai 2012, à la veille de l'investiture de Vladimir Poutine pour un troisième mandat de président, marquée par des heurts entre les contestataires et les policiers. Huit d'entre eux, poursuivis pour avoir participé à des « troubles massifs » et pour « violences envers les forces de l'ordre », ont d'ailleurs comparu vendredi devant un tribunal de Moscou. Le parquet a requis entre cinq et six ans de détention...
Autre indicateur de l'étendue de l'autoritarisme russe, Poutine a nommé Dmitri Kisselev à la tête d'une grande agence de presse publique tournée vers l'étranger. M. Kisselev, qui présentait jusqu'alors un JT sur la chaîne publique Rossia et y diffusait régulièrement des reportages antiopposition, antigays et antiaméricains, a été parachuté à la tête d'une structure englobant la principale agence de presse publique russe, RIA Novosti, dissoute de fait, et la radio internationale Golos Rossii (la voix de la Russie), qui émet en 31 langues. Toutes deux ont cessé d'exister de manière indépendante. L'objectif, précise le décret poutinien, est d'améliorer l'information du monde extérieur sur « la politique publique et la vie sociale en Russie »...


Ainsi, pour dénoncer ces atteintes aux libertés fondamentales, un groupe de 200 éminents écrivains issus de 30 pays différents ont signé une lettre ouverte publiée le jeudi 6 février dans le quotidien britannique The Guardian pour dénoncer les lois russes sur le blasphème et contre l'homosexualité, accusant la Russie d'« asphyxier la créativité ».


Face à cette ligne dure adoptée par le régime contre l'homosexualité et à l'oppression des opposants, certains chefs d'État occidentaux se sont abstenus de se rendre à Sotchi, comme le président français François Hollande et son homologue américain Barack Obama. Mais, à part la chancelière allemande Angela Merkel, la vice-présidente de la Commission européenne Viviane Reding et la présidente de la Lituanie, Dalia Grybauskaité, les chefs d'État sont restés silencieux sur les motifs de leur boycott, excluant toute volonté politique. Les sportifs de ces pays étaient, eux, bien au rendez-vous...

 

Podiums de corruption
Et ce qu'il ne faudra surtout pas oublier, c'est que les JO de Sotchi ont été entachés de scandales de corruption, autre reproche qui colle à la peau du président russe. Sur son site Internet, l'opposant à Poutine Alexeï Navalny pointe du doigt les hommes qui ont profité des Jeux pour s'enrichir, détaille les mécanismes irréguliers et établit les podiums de la corruption : Poutine obtient la médaille d'or pour son affirmation selon laquelle les Jeux ne coûteraient que 9 milliards de dollars, devant Alexandre Zhukov, président du Comité olympique russe, qui avait assuré que les coûts seraient assumés à 60 % par des investissements qui n'en représenteraient au final que moins de 4 %.
Sur le plan de l'environnement, le président des chemins de fer russes, Vladimir Yakunin, décroche le titre notamment pour ses performances en matière de destruction de sites boisés protégés. Pour la construction du seul stade de biathlon, 200 hectares de forêt du parc national ont été abattus. En malversation et détournement de fonds, Arkady Rotenberg, proche de Poutine, remporte l'or : cinq de ses sociétés ont participé à 20 chantiers à Sotchi...

 

(Pour mémoire : Sotchi, l’envers de la médaille)

 

Le « modèle chinois »
Ainsi, les Jeux olympiques de Sotchi ont été un peu la vitrine de la dictature russe. Mais pour Jean-Sylvestre Mongrenier, expert à l'Institut Thomas More, si Vladimir Poutine concentre le pouvoir entre ses mains, le terme de dictature ne semble pourtant pas adéquat. « Le "système russe" est un système qui se caractérise concrètement par la confusion des genres entre le politique et l'économique, la faiblesse de la règle de droit (Medvedev a pu parler de "nihilisme légal"), la corruption et le népotisme. » D'après l'expert, le rapprochement avec les JO de Berlin en 1936 paraît excessif. « La comparaison avec ceux de Pékin, en août 2008, est plus intéressante. D'une part, certains des dirigeants russes ont en tête le "modèle chinois", celui d'une ouverture économique sélective et sous contrôle, combinée à un étroit verrouillage politique. D'autre part, Poutine entend faire de la Russie une sorte de puissance tierce, entre l'ensemble américano-occidental et la Chine. Il lui est arrivé de menacer l'Europe de réorienter les flux énergétiques vers l'est et de prétendre "jouer" l'Asie contre l'Occident. »


Une autre question qu'il serait parfaitement légitime de se poser : pourquoi le choix de Sotchi, la Côte d'Azur russe – qu'on a aussi reproché à Vladimir Poutine –, comme ville d'accueil des XXIIes Jeux olympiques d'hiver ? En sept ans, de petit patelin où broutaient des vaches, Sotchi est devenu un village olympique de grande envergure : quatre nouvelles stations de ski ont poussé sur les pentes du Caucase. Et en bord de mer, cinq patinoires ainsi qu'un gigantesque stade de 40000 places ont surgi du sol. D'autres régions se prêtaient certes mieux à ces Jeux, si ce n'est du point de vue des infrastructures, en tout cas d'un point de vue climatique, comme les monts de l'Oural ou de l'Altaï. Mais c'est bien là tout le défi, et si ce pari fou était remporté, Poutine aura montré au monde entier que rien n'est impossible pour la Russie : une station balnéaire subtropicale peut se transformer en station de sports d'hiver s'il l'a, lui, décidé.


Un projet d'autant plus personnel qu'il serait bon de rappeler que c'est aussi à Sotchi que le chef du Kremlin passe ses vacances, attirant par là même sa cour d'oligarques. D'après Carole Gomez, ces Jeux olympiques sont un peu la « revanche de Poutine » après le boycott de masse qu'avaient connu les JO de Moscou en 1980. Une cinquantaine de nations avaient alors boudé les Jeux à la suite de l'invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique et l'exposition de la grandeur de l'URSS était alors passée inaperçue. Selon l'experte, c'est aussi et surtout un message fort au Caucase. « Cette région, même si isolée et loin de la capitale (à 1 360 km de Moscou) appartient quand même à la Russie. » C'est pour le chef de l'État une occasion de « réaffirmer la présence russe dans une région délaissée, et ce malgré les aspirations nationalistes », ajoute l'experte, faisant allusion à l'émirat du Caucase, un « État » autoproclamé, visant à installer la charia dans plusieurs régions du Caucase du Nord, lancé par le président de la République tchétchène d'Itchkérie, Dokou Oumarov, mieux connu sous le nom d'Emir Abou Ousman.

 

Au-delà des apparences
Mais combien a coûté cette folie des grandeurs ? Outre les 37 milliards dollars de dépenses, dont 1,4 milliard réservés à la sécurité, le prix est surtout écologique et sociétal. Face à la polémique qu'ont soulevée ces sacrifices, Carole Gomez estime que Poutine a su se défendre. Dans son argumentaire, le président a démontré que les travaux à Sotchi ne serviraient pas que pour la période des Jeux d'hiver. Après les JO, les 4 et 5 juin 2014, ce sera le tour du G8 à Sotchi. En 2015, Sotchi accueillera le Grand Prix de Russie et, enfin, en 2018, année de la prochaine élection présidentielle, Sotchi sera une des villes phares du Mondial de foot, organisé par la Russie.


Pour Carole Gomez, ces travaux controversés ont « aidé au développement d'une région. Selon Poutine, les sacrifices (qu'ils soient matériels, naturels ou humains) sont pour le bien de la Russie ». D'après l'experte, le résident du Kremlin, qui était de moins en moins apprécié par les Russes selon un sondage de décembre 2013 (1/3 Russe aurait une opinion négative du président), « a connu un soutien populaire sans précédent pour ces jeux, preuve de la fierté russe d'accueillir la flamme olympique ».
Le bilan après deux semaines de glisse ? L'on n'évoquera surement pas les résultats sportifs, mais ceux, plus subtils, du jeu politique. Malgré les menaces terroristes qui avaient fait planer sur Sotchi un air de panique vite dissipé par des mesures de sécurité très développées, ces JO se sont déroulés sans incident majeur. Pouvons-nous parler de nouvelle victoire de Poutine donc, après le parrainage syrien et le sauvetage économique ukrainien, totalement gelé désormais et jusqu'à nouvel ordre ?


D'après M. Mongrenier, on ne peut vraiment parler de victoires russes. En Syrie, « l'impassibilité de Poutine, lorsqu'il était question de frappes en réaction à l'usage d'armes chimiques, tranche avec les hésitations publiques de Barack Obama. Au-delà des apparences, qu'en est-il ? En comparant les positions de la Russie dans la région avec les perspectives qui semblaient s'ouvrir dans les années 2000, lorsque la diplomatie russe exploitait les chocs en retour du 11-Septembre puis de l'affaire irakienne. Depuis, la Russie a perdu du terrain ».
Pour ce qui est de l'Ukraine, théâtre momentanément éclipsé par Sotchi, les bouleversements historiques des derniers jours remettent en question le rôle de sauveur de la Russie dans l'ex-république soviétique.

 

(Lire aussi : À Moscou, huit manifestants anti-Poutine jugés coupables de « troubles massifs »)

 

Un « étranger intérieur »
Nouvelle victoire peut-être pas donc, mais ces Jeux ont mis en relief la volonté nouvelle de Poutine : celle de faire de la Russie une terre d'accueil.
Maintenant qu'il a redoré le blason russe, prouvant à la communauté internationale qu'il était bel et bien capable d'organiser les Jeux les plus contestés de l'histoire, le président Poutine ne devrait plus tarder à s'atteler à ses affaires internes. Car la situation économique du pays a de quoi inquiéter. L'OCDE pointait récemment que la Russie importe tout, investit peu et fait fuir les capitaux. Les résultats d'une enquête menée par le Centre panrusse d'étude de l'opinion publique montrent qu'au cours de l'année écoulée, la proportion de Russes escomptant dans un avenir proche une amélioration de leur situation financière a diminué d'un tiers. L'accélération de l'inflation constitue le principal facteur alimentant ces anticipations pessimistes. Cette stagnation économique pourrait entraîner un assombrissement des perspectives politiques. Selon M. Mongrenier, « il existe une sorte de pacte tacite entre nombre de Russes : une certaine passivité politique pour autant que la croissance économique permette à un nombre croissant de Russes d'accéder aux standards de la "société d'abondance". Le ralentissement de la croissance et la réduction des opportunités individuelles pourraient remettre en cause ce "pacte" ». L'expert ajoute que « l'évolution de l'opinion publique dépendra aussi de la capacité des dirigeants russes à ouvrir un avenir autre que le culte de la "derjava" (la puissance étatique et militaire) ».


Mais d'autres défis sont aussi à prendre en considération. D'après M. Mongrenier, « dans le Caucase du Nord, la situation évolue défavorablement à la Russie. La dialectique terrorisme/contre-terrorisme s'étend et l'opposition à la domination russe s'exprime au moyen de l'islamisme radical. L'instabilité de la région a alimenté le départ de nombre de Russes ethniques. De ce fait, les républiques nord-caucasiennes constituent un "étranger intérieur" à la Russie. Le Caucase, comme à l'époque des tsars, est redevenu une marche. On y vit dans un état d'exception qui requiert une vigilance de tous les instants. Le temps ne devrait pas arranger les choses ».

 

Pour mémoire

Le Libanais Alex Mohbat à la 69e place

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