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Liban - Tribune

Les lettres de Mohammad Chatah

L'assassinat de Mohammad Chatah à Beyrouth le 27 décembre dernier a clôturé une année 2013 des plus moroses. Récession, effondrement de l'État de droit, attentats terroristes, crise des réfugiés, vide constitutionnel sont devenus la norme.


Difficile alors de garder espoir, à moins de s'armer de la même conviction qu'un avenir meilleur est possible, cette conviction qui a animé Mohammad Chatah jusqu'à son dernier souffle. Cette conviction qui l'a poussé à s'adresser au président iranien Hassan Rouhani. Cette conviction qui devait le conduire à une réunion dédiée au développement social et économique de Tripoli en ce vendredi noir du 27 décembre. Cette conviction qui l'a ramené au Liban quand tant d'autres partaient.


Mohammad Chatah voyait les choses en grand, était conscient des obstacles, mais croyait que même les chantiers les plus difficiles méritaient d'être lancés. J'en étais témoin.


En octobre 2011, je rendais visite à mon ami Omar, fils de Mohammad, dans leur appartement de la rue Bliss. Toujours affable, toujours disponible, Mohammad Chatah nous a rejoints et m'a demandé : « Comment va Nassib ? » Nassib Lahoud venait de rentrer pour continuer sa convalescence au Liban. Après une brève discussion sur la situation politique, Chatah m'a dit : « Le populisme est un vrai danger pour les Libanais et les chrétiens en particulier. J'ai bien peur que le repli minoritaire chrétien et l'attrait des thèses populistes durent au-delà des dirigeants actuels de cette ligne politique. Il faut combattre le populisme et l'exploitation des peurs chrétiennes en profondeur, en s'attaquant à la cause des problèmes que les dirigeants démagogues utilisent pour attiser les craintes de leurs supporters. »


J'ai voulu comprendre le lien entre sa question sur l'état de santé de Nassib Lahoud et son commentaire sur le populisme rampant parmi les chrétiens du Liban. Chatah a poursuivi : « Il y a deux projets que Nassib Lahoud est parmi les rares personnalités politiques qui puissent légitimement porter. Ils touchent deux sujets agités par les populistes : l'abolition du confessionnalisme politique et la lutte contre la corruption. »

 

(Pour mémoire : La lettre de Chatah à Rohani : un appel à l'Iran pour revoir ses choix)


Chatah était un pragmatique. L'abolition pure et simple du confessionnalisme n'est pas réaliste dans un pays comme le Liban. Les communautés ont des peurs légitimes qu'il faut prendre en compte. Selon sa thèse, l'absence de garanties crédibles et pérennes du respect des droits des communautés pousse les gens à s'intéresser à la confession des directeurs généraux, des officiers, des responsables de second et de troisième degré dans les ministères. Comme si les arméniens-orthodoxes étaient mieux protégés si le directeur général du ministère de l'Environnement était lui-même arménien-orthodoxe ou si la défense de l'existence des grecs-catholiques passait par la confession du président du Conseil économique et social. Cette hyperconfessionnalisation rend impossible la reddition de comptes et paralyse le système étatique.

Chatah proposait la création d'un Sénat, sur base confessionnelle, selon le projet de loi électorale du Rassemblement orthodoxe, et doté de pouvoirs étendus sur toutes les questions pouvant affecter les droits des communautés et les libertés fondamentales. Ainsi rassurées, les minorités religieuses ne seraient plus aussi attachées à la distribution confessionnelle des postes de l'administration publique, grâce aux garanties procurées par le Sénat et qui empêcheraient les fonctionnaires d'une certaine confession de favoriser leurs coreligionnaires. L'Assemblée nationale, également libérée de la représentation confessionnelle, aurait alors des pouvoirs étendus pour légiférer sur les dossiers de développement et d'infrastructure, sans que ces projets ne prennent une connotation communautaire. Chatah voulait que je transmette cette idée à Nassib Lahoud afin de travailler en détail sur les différents aspects techniques, législatifs et constitutionnels nécessaires pour proposer un projet de réforme crédible et ambitieux. Nassib Lahoud, aux yeux de Chatah, était légitime pour porter ce projet, n'ayant à prouver ni son appartenance chrétienne ni sa vision laïque et progressiste. Une appartenance et une vision matérialisée et dans sa vie privée et dans son action politique à travers le Renouveau démocratique.


La corruption est également un chiffon agité par les populistes chrétiens contre leurs adversaires du moment et rangé dans les tiroirs quand les soupçons touchent leurs alliés. Il fallait, selon Chatah, mettre simultanément fin aux pratiques corrompues de la classe politique et aux accusations sélectives de corruption à des fins politiciennes. De par sa probité reconnue par ses adversaires aussi bien que ses partisans, Nassib Lahoud, encore une fois, pouvait légitimement proposer la levée du secret bancaire sur tous les comptes des responsables politiques, élus et nommés, plusieurs années avant leur entrée en fonctions et plusieurs années après leur retrait de la vie publique. Cette levée s'appliquerait également aux membres rapprochés de la famille des responsables politiques. Cette mesure nécessite en parallèle un renforcement des capacités d'investigation du pouvoir judiciaire et des systèmes de contrôle financier. Chatah, tout en étant conscient de la difficulté de mise en œuvre d'un tel projet, était convaincu que la proposition devait être lancée, que les politiques de tout bord devaient être forcés à prendre position. Les discours creux sur la lutte contre la corruption perdraient alors toute crédibilité si ceux qui les déclamaient n'étaient pas prêts à soutenir une telle réforme.


Mohammad Chatah n'avait pas peur de s'attaquer au cœur des problèmes qui entravent la naissance d'un État démocratique, fort et souverain. Que ces problèmes se situent à Téhéran, à Beyrouth ou dans l'inconscient communautaire libanais, Chatah voulait les confronter directement.


Malheureusement, Nassib Lahoud est parti avant de finir la lecture des lettres de Mohammad Chatah et de s'atteler à leur mise en œuvre. Malheureusement, Mohammad Chatah a été tué avant de voir si Hassan Rouhani a lu et compris sa lettre. Ces lettres sont aujourd'hui entre les mains des jeunes Libanais auxquels Mohammad Chatah faisait tant confiance. Les laisser lettre morte, c'est tuer Mohammad Chatah une seconde fois.

 

L'assassinat de Mohammad Chatah à Beyrouth le 27 décembre dernier a clôturé une année 2013 des plus moroses. Récession, effondrement de l'État de droit, attentats terroristes, crise des réfugiés, vide constitutionnel sont devenus la norme.
Difficile alors de garder espoir, à moins de s'armer de la même conviction qu'un avenir meilleur est possible, cette conviction qui a animé...
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