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À La Une - Médias

Télé-Liban, victime de l’État... et du public

Équipements désuets, programmes paralysés, sous-financement, la chaîne nationale survit, silencieusement. « Victime de l’État », comme l’écrivait son ancien PDG feu Jean-Claude Boulos, elle est aujourd’hui victime d’un public qui a choisi de l’effacer... alors qu’il est au cœur de sa relance éventuelle.

Abou Melhem, son célèbre tarbouche et son non moins célèbre café.

La chaîne nationale publique Télé-Liban est, dans l’entendement collectif, un souvenir en noir et blanc. Les jeunes l’identifient au passé lointain de leurs grands-parents qui, eux-mêmes, semblent l’avoir oubliée. Et pour cause : l’image que retransmet cette chaîne est de piètre qualité technique, les visages des présentateurs ne sont pas renouvelés, le temps semble figé dans une programmation sans audience, dont les heures creuses sont comblées par des projections d’archives, puisées dans les confins des décennies écoulées. Cela est une manière de voir les choses, mais qui reste partielle. 

 

Si l’on observe l’écran de Télé-Liban de plus près, on pourrait déceler, au-delà d’une retransmission desservie par les équipements usés, des présentateurs compétents, issus de l’ancienne école de rigueur ; des programmes substantiels (le traditionnel Massa el-Nour avec le poète Abdel Ghani Tleiss – trois invités de différents backgrounds débattent de vie et philosophie, sur fond de oud ; ou, le tout récent C’est ton tour avec Michel, où le jeune Michel Hourani s’entretient avec une figure artistique, qu’il choisit sur base de sa créativité, de son apport au monde du spectacle, de la réflexion) ; ou aussi des archives qui invitent à un voyage quotidien dans les émotions de l’âge d’or.
Celles-ci semblent aujourd’hui refoulées dans les décombres de l’après-guerre. Souillure, fatigue et dégoût ont fini par asseoir une attitude individualiste qui rejette le passé, fut-il celui d’une gloire partagée. Adieu Ibrahim el-Meraachli et ses apartés ludiques avec les artistes, l’excentrique génie de Chouchou, la subtile satire d’Abou Melhem, le charme de Hind Abillamaa et son incontournable partenaire de comédie Abdel Majid Majzoub, la sensualité timide des yeux noirs de Samira Toufic, la grâce pudique de la danseuse Kawakeb... Les Libanais ont estompé ces pages. Comme s’ils voulaient, délibérément, s’enliser dans une situation de misère, où ils se complaisent à l’autolamentation.

Inertie et déception
 Cet état d’esprit est directement palpable au niveau de Télé-Liban, dont le redressement est loin d’intéresser le public, alors que les palpitations du peuple rythmaient jadis toute sa dynamique. Jean-Claude Boulos lui-même déplorait l’inertie des Libanais face à la fermeture temporaire de la chaîne en 2001. « Ce qui fut le plus décevant, c’est que personne, mais vraiment personne, dans la grande masse de la population libanaise ne fit un geste pour protester contre la décision gouvernementale (...) », écrit-il dans La télé, quel enfer !. La journaliste May Chidiac le cite dans sa thèse inédite, à paraître bientôt, « L’influence de la politique sur l’évolution du paysage télévisuel au Liban ». « Comme si les téléspectateurs étaient des récepteurs inactifs, sans rôle, sans importance et sans parole à exprimer », fait-elle remarquer.


Pourtant, ce même public a été dans le passé un contrepoids efficace à l’emprise politicienne, indissociable de l’histoire de Télé-Liban. Un exemple révélateur de cette force cachée du public est la période entre 1962 et 1978, c’est-à-dire à l’époque où la Compagnie libanaise de télévision (CLT, établie en 1959) ne détenait plus le monopole de diffusion et se trouvait concurrencée par Télé-Orient. En attendant leur fusion, qui donnera naissance à Télé-Liban en 1978, l’émergence de ces deux chaînes concurrentes a accru en soi leur perméabilité aux tiraillements politiques. Mais May Chidiac valorise dans ce contexte « la fidélité du public qui a joué un rôle important dans la prédominance de la CLT », dont les ressources financières étaient pourtant inférieures à celles de Télé-Orient. Et d’ajouter : « Il est sans aucun doute essentiel de souligner ici à quel point la fidélité de l’audience peut peser sur la crédibilité de la chaîne télévisée. »

Ingérences pernicieuses
La crédibilité de Télé-Liban se dégradera cependant, au fil d’ingérences politiciennes qui connaîtront leur apogée pendant la guerre civile, puis sous la tutelle syrienne. Des ingérences qui prennent différentes formes : mainmise milicienne ; paralysie financière due à des mésententes au sein de l’exécutif ; manipulation à des fins électorales, la dernière en date étant la campagne menée en 2001 par le président Émile Lahoud à travers TL contre le Premier ministre Rafic Hariri qui faisait, pour la première fois, un usage politique de la Future TV dont il est propriétaire. C’est cette campagne qui a anéanti toute crédibilité restante de la chaîne dans la perception populaire.


Parallèlement, presque de manière contradictoire, le pouvoir a petit à petit délaissé la chaîne nationale, en adoptant la politique du « goutte-à-goutte financier », à partir de 1997, comme l’explique May Chidiac. Il s’agit « d’une volonté politique qui ne désirait pas redresser la télévision publique », explique-t-elle. Jean-Claude Boulos, PDG de TL à l’époque, a tenté de contrebalancer cette volonté en initiant une grille de programmes intéressante, ou en luttant contre la décision de déléguer un commissaire du gouvernement dans les locaux de la chaîne, mesure inutile puisque la chaîne est entièrement détenue par l’État depuis 1999. Cette période de recrudescence de l’activité de Télé Liban, que May Chidiac décrit dans le détail, portera Jean-Claude Boulos à écrire, dans une ultime tentative de sauvegarder la chaîne, l’article « Télé-Liban, victime d’État ».

Financement modique
Et victime, la chaîne nationale l’est jusqu’à ce jour. Hassan Chakour, responsable des programmes, déplore ainsi l’insuffisance du budget alloué à la chaîne (moins de 550 millions de livres libanaises par mois, alors que les salaires des 212 employés s’élèvent à eux seuls à 470 millions de livres libanaises). En plus de cette volonté politique d’endetter TL « afin de la faire mourir lentement, sans devoir assumer la responsabilité de sa fermeture subite », Hassan Chakour relève une autre entrave à la marche de Télé-Liban, liée aux considérations confessionnelles. Le conseil d’administration est formé de six membres, parmi lesquels le PDG, grec-catholique. Les cinq autres représentent les communautés maronite, chiite, sunnite, druze, et orthodoxe. « Cela empêche de constituer un conseil de technocrates. Ce n’est pas l’équilibre confessionnel qu’il faut prendre en compte au niveau de Télé-Liban, mais les compétences et l’expérience de chaque membre dans le travail médiatique et télévisuel », affirme M. Chakour.

Le public, au cœur du plan de redressement
Ces considérations présentes et passées mettent en relief la lutte silencieuse de Télé-Liban, « victime d’État », mais aussi, peut-être, du public qui ignore ces griefs. Repenser efficacement le redressement de la chaîne, c’est placer au cœur du plan d’action les téléspectateurs libanais.


D’abord, partager avec le public les griefs de la chaîne, dénoncer les obstacles, nommément, afin de constituer une opinion publique qui fasse pression sur le pouvoir en place. Un autre enjeu, lié à la vision de Télé-Liban, consiste à la positionner au sein du marché actuel des médias. À l’heure où toutes les chaînes privées locales sous-tendent une affinité politique qui conditionne la fidélité du téléspectateur, Télé-Liban peut-elle se démarquer à ce niveau, en ralliant le public sur base de sa neutralité ?

Monin : Un service public, non une télévision d’État
Pour le professeur Pascal Monin, directeur du master d’information et de communication à l’Université Saint-Joseph, le but est « d’attirer le respect du téléspectateur en s’adressant à tous les Libanais, et surtout à leur intelligence ». Le spécialiste des médias rejette ainsi tout rôle unificateur de l’information, qui se rapprocherait de la propagande. Il préfère substituer le mythe de l’information objective par « l’éthique honnête ». Une éthique professionnelle qui appuierait une vision de Télé-Liban « en tant que télévision publique, et non en tant que télévision d’État ». C’est-à-dire une « télévision qui offre un service public », et non un service au pouvoir en place. Pour cela, il est essentiel « d’ôter la tutelle dont dispose le ministère de l’Information sur cette chaîne ». Pareille tutelle, « indépendamment de la personnalité du ministre en question, pave la voie, inévitablement, à la censure directe pratiquée par l’État », explique Pascal Monin.


La relance de Télé-Liban implique de la « garder dans le giron de l’État comme service public, en confiant sa gestion à un comité professionnel indépendant », ajoute-t-il. Pour ce faire, tout redressement doit « s’accompagner d’un budget conséquent et d’une politique claire ». Dans ce cadre, Pascal Monin préconise une « chaîne généraliste mais orientée vers la culture, l’information nuancée, le débat constructif ». Écartant la mission éducatrice de la télévision, il rappelle que celle-ci est « le miroir de la société ». Télé-Liban peut épouser donc toutes les composantes identitaires du Liban, comme la mémoire, les activités des localités... que le reste des chaînes relèguent au second plan. « Amuser, tout en créant de nouvelles habitudes, progressivement », conclut Pascal Monin.

Elsa Yazbeck et la dynamique des médias privés
Une note d’espoir que communique pour sa part Elsa Yazbeck, journaliste dans l’audiovisuel depuis 15 ans (entre la Future TV et la MTV), et présidente de l’Association francophone de journalisme. « Télé-Liban est actuellement en sommeil, je ne dirai pas en léthargie », affirme-t-elle. Elle estime que la chaîne nationale « n’est pas entièrement effacée de l’attention du public ». « On pourrait être surpris par le nombre de personnes qui suivent le journal du soir sur TL », souligne-t-elle. Forte de son expérience dans les chaînes privées, elle rappelle toutefois que « la télévision, c’est d’abord l’image ». Or la qualité de l’image, liée à la transmission technique, relève du financement accordé. Elsa Yazbeck préconise à ce stade l’exigence d’une redevance télévisuelle, de valeur accessible à tous, pour financer la chaîne nationale, comme c’est le cas en France.


Par ailleurs, au niveau de la teneur des programmes, elle appelle à convertir les manques actuels de Télé-Liban en points de force. Ainsi, face aux chaînes « dirigées vers le spectacle, Télé-Liban a un rôle notoire à jouer, notamment au niveau culturel », explique-t-elle. En somme, « se distancier de la pression publicitaire, et se concentrer sur un souci de divertir et d’instruire, telle devrait constituer, plus que jamais, la raison d’être de Télé-Liban ». Cette énergie typique du secteur privé est importante pour reprendre contact avec le public et revigorer la chaîne, dont le cloisonnement actuel reste injustifié...

 

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