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Liban - Architecture

Si Beyrouth m’était contée... du XIXe siècle jusqu’à nos jours

Peu de Beyrouthins peuvent situer sur une carte l’emplacement des tours de défense et de surveillance de leur ancienne ville. Encore moins nombreux sont ceux qui connaissent sa toponymie, perdue aujourd’hui. Après cinq ans d’enquêtes sur le terrain et de recherches dans les archives des services du cadastre ottoman, français et libanais, l’architecte Antoine Fischfisch dresse le portrait aux cent visages du vieux Beyrouth, offrant un éclairage inédit sur ses métamorphoses depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours.

L’immeuble Wikalat, qui procède de la maison aux trois baies, à la rue Mar Mikhaël.

Publié par l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), l’ouvrage de l’architecte-restaurateur Antoine Fischfisch, intitulé Formes urbaines et architecturales de Beyrouth, depuis le XIXe siècle à nos jours, apporte « des éléments radicalement nouveaux pour saisir l’évolution de la ville grâce à ses composantes foncières et architecturales ». D’emblée, la préface signée par le professeur Michael Davie, de l’université François – Rabelais de Tours, met l’accent sur l’importance de celle qui constitue « une référence incontournable pour les futurs chercheurs qui se pencheront sur les moments charnières de la ville ». Il souligne d’autre part que le fait de focaliser l’attention sur la période ottomane relève d’une bonne pratique scientifique, car étant donné que les lois, les réglementations urbaines, l’institution municipale, les grands aménagements et les bâtiments emblématiques de la ville datent pour l’ensemble de cette période.
Pour analyser les diverses mutations de la ville, Antoine Fischfisch a puisé dans les archives foncières. Le premier cahier trouvé remonte à 1876. Les plus anciens, ceux de 1859 – date de l’instauration du bureau ottoman « Defter Khaqany », qui s’occupait de l’inscription des diverses opérations immobilières – jusqu’à 1875 n’ont pas été repérés. Ce sont donc les registres de la période 1876-1918 qui ont été épluchés ainsi que 21 cahiers du cadastre de la période du mandat français et 27 autres issus du recensement des biens-fonds datant de 1931. Les informations réunies ont été photocopiées, photographiées ou scannées et inventoriées selon chaque thème dans un fichier électronique. Cette recherche « inédite », complétée par une large bibliographie et des enquêtes sur le terrain, a permis d’analyser les dynamiques spatiales et leurs évolutions. Plusieurs composants physiques de l’ancien Beyrouth ont pu être reconstitués et diverses mutations tant à l’intérieur de la vieille ville qu’à sa périphérie ont pu être « éclaircies ». Photographies, cartographies, fiches descriptives et tableaux analytiques et de synthèse portant sur les catégories des rues, les quartiers à caractère résidentiels, les lieux paysagers, le nombre d’opérations foncières ou le nombre et pourcentage d’étages, de chambres et de maisons, etc. illustrent largement l’ouvrage.

 

 


Le futur siège de la banque al-Mawared par Zaha Hadid.


Au cœur des quartiers et des zouqaqs
L’enquête menée par l’architecte-urbaniste Antoine Fischfisch permet d’esquisser un panorama du vieux Beyrouth dont le tracé rectiligne concernant la période hellénistique ou romaine avait disparu depuis la première ère de l’islam. Ainsi, les murs d’enceinte ont été tout d’abord « clairement localisés » dans les zouqaqs d’Assour et Sour à Bachoura ;
ainsi qu’à Sour Rijal Arba’in et à Mousseitbé. Les tours de contrôle sont signalées à Borj (centre-ville), Borj Abi Haïdar et Braj. Les tours de défense, à Rmeileh, Rmeil (borj charqi), Saïfi et Mazraa. La ville intramuros regroupe 14 quartiers reliés entre eux par des rues dont les noms, indique l’auteur, n’apparaissent dans les archives qu’à partir d’août 1884. De 1876 à 1927 et à l’exception du souk des potiers qui se trouvait à Dar Mraysset (Aïn el-Mreissé) et de quelques commerces situés dans les quartiers périphériques ou tout au long des routes principales reliant Beyrouth aux autres villes, les principaux souks (haddadyne, hayyakin, etc.) étaient installés intramuros. Les habitations – maisons à cour ou pluricellulaires à majorité composées d’un seul niveau – étaient implantées partout dans les quartiers à l’arrière des magasins et reliées aux souks par des zoukaks (impasses). Elles étaient construites en pierre « ramlé » revêtue d’une couche d’enduit et leurs façades peu décorées n’avaient que de rares ouvertures vers l’extérieur. Supportées par des poutres et des solives, leurs toitures en terre battue étaient plates. L’auteur a recensé « un nombre considérable » de chambres (oda, constructions annexes aux maisons ou à des magasins avec accès indépendants) pour loger les fonctionnaires ou le personnel. Lieux de culte, fontaines, khans, hammams, écuries et quelques rares bâtiments administratifs et militaires faisaient partie de ce tissu dense. L’église Saint-Démétrios (Mar Mitr) et la mosquée (al-Khodr) sont les premières à être citées dans les archives, nous révèle l’auteur. Saint-Maron, Saint-Nicolas et Saint-Élie ne sont mentionnées qu’en 1908 et les autres, à une date ultérieure. D’autre part, une seule église, « Sayyidat el-Balad », posée autrefois au débouché de la rue actuelle d’al-Maarad, a été détruite en 1878, afin de dégager les perspectives urbaines à l’intérieur de la vieille ville. Le projet n’entra toutefois en exécution qu’en 1915 durant la Première Guerre mondiale sur ordre du wali Azmi Bey. Quant aux tanneries et cimetières, ils se trouvaient à l’extérieur des murailles.

 

Les premiers immeubles modernes à Raouché.

 

L’étude a également fourni des informations relatives aux multiples composantes de la ville : hôpitaux, bains publics, bureaux de douane ainsi que petites industries apparaissent dans les registres dès 1884. Les écoles et universités s’installent extramuros à partir de 1892 : les « Anglais » à Mousseitbé ;
et l’Université Saint-Joseph à Saïfi, avant de déménager à Qirat (l’actuelle rue des Jésuites), en 1900. De même, de nombreux hôtels (fundok), caravansérails (khan), casernes militaires (Zokak el-Blat), gendarmerie (Rmeil) et boulangeries ont été mis en place au sein de l’ancienne ville et à sa périphérie.
Les documents portant sur les sites paysagers révèlent une forêt (ghabeh) à Achrafieh ; une pinède à Mazraa ; des jardins publics à Rmeileh et à Mousseitbé qui, à l’instar de Zokak el-Blat, avait aussi ses vergers. Des palmeraies traversaient Dar Mraysset, Ras Beyrouth, Ras el-Nabeh, Mousseitbé et Zokak el-Blat. Les caroubiers poussaient à Bachoura et les coteaux faisaient partie du paysage ancien du bord de mer à Jall el-Bahr. Des plantations d’oliviers couvraient Karm el-Zeitoun, Mreissé, Minet el-Hosn et Bachoura. L’éden, autrement dit. D’autant plus que l’auteur note que « l’eau coulait en abondance ». Fleuves, fontaines et puits ont donné leur nom à des rues, comme Nabe’ Abou Saleh (Rmeileh), Aïn el-Bayda (Mazraa), Aïn el-Bachoura, Nabeh el-Moutran et Bir el-Sitt (Ras el- Nabeh), Bir (Zokak el-Blat), Bir el-Sabil et Nahr Abou Chahine (Mousseitbé), Nahr el-Ghabé (Rmeil), etc. Un fait désolant que signale Antoine Fischfisch, c’est que le traçage et le bétonnage du lit du Fleuve Nahr Beyrouth, en 1960, avait causé la destruction de toutes les constructions limitrophes, appartenant en grande partie à la période ottomane et à celle du mandat français.
Parallèlement, le nombre des carrières de pierre était « considérable » à Beyrouth. Celles d’Achrafieh, de Bachoura et de Mousseitbé apparaissent dans les archives de 1884. Celle de Ras el-Nabeh al-Charqi est consignée dans les registres de 1908, et ce en plein boom de construction des quartiers périphériques. Une autre à Zokak el-Blat est exploitée de 1908 à 1919, et une carrière à Minet el-Hosn s’ouvre en 1924. La pierre ramleh (ou calcaire parfois) qui est extraite résiste mal aux intempéries et au vent maritime. Pour cette raison, les Beyrouthins ont opté pour l’enduire de l’intérieur et de l’extérieur d’une chaux colorée.

 

Le modèle Bay Window à Gemmayzé.


Les lois de la construction établies en 1896
L’agrandissement du port entre 1889 à 1895 et l’essor économique de Beyrouth ont attiré les commerçants, les entrepreneurs et les migrants en quête de travail. Différents aménagements dont les places Hamidiyyeh (future place des Martyrs), et al-Sour (future place Riad ell-Solh) furent prévus dès les années 1880 pour accompagner la croissance de la ville. Le centre étant devenu saturé et de plus en plus densément peuplé, les familles aisées, aussi bien musulmanes que chrétiennes, commencent à le quitter pour s’installer dans des secteurs moins bruyants, laissant le champ libre aux commerces, aux bureaux et aux équipements. De nouveaux quartiers émergent présentant un nouveau modèle d’habitation (maison à hall central) qui s’adapte à « un nouveau mode de vie qui commençait à s’occidentaliser suite aux divers voyages vers l’Europe et à la présence des missionnaires, consulats et commerçants étrangers ». De nouveaux matériaux sont introduits, notamment les tuiles rouges. Cette urbanisation va coïncider avec la réforme foncière ottomane, qui offre « des garanties aux spéculateurs et aux nouveaux propriétaires ». Toutefois, aucun texte ne décrit la mise en chantier de la ville extramuros. « Comment les terrains auparavant Miri (domaine public), transformés en terre Mulk (mulkieh), ont été vendus, et comment ont-ils été achetés ? Cette partie de l’histoire urbaine reste jusqu’à présent très floue », selon l’auteur. « Par contre, ajoute-t-il, l’implantation des bâtiments et la mise en place des tracés des rues seront mentionnées dans le sous paragraphe concernant les lois de la construction émises par la municipalité de Beyrouth, en 1896. » Ainsi, à une demande de permis de construire il fallait joindre une notice décrivant tous les travaux à réaliser ainsi que les plans du bâtiment, principalement sa longueur, sa largeur et sa hauteur. En cas de non-conformité de l’exécution, les travaux sont interrompus et une lourde amende infligée. Une construction illégale peut être même détruite. Il est stipulé également que les bâtiments à construire longeront obligatoirement une route. Au niveau architectural, aucune restriction n’est imposée, sauf pour la façade principale : toute construction en porte-à-faux (balcon, kiosque ou autres) pouvant perturber la circulation était non seulement interdite, mais elle devait être conçue indépendamment de la structure de l’édifice, afin qu’elle puisse être démontée en cas d’élargissement de la route. Sa hauteur minimale devait être de 3,79 mètres et sa longueur ne devait pas dépasser les deux tiers de celle de la façade. Plusieurs restrictions anti-incendie sont également mentionnées. À titre d’exemple, le tuyau d’évacuation du four (Qanoun) doit être d’une hauteur supérieure de 1,51 mètre à la toiture et à une intervalle égale des constructions voisines. Dans les hammams et les khans, la source de feu doit être ceinturée d’une structure en pierre pour empêcher la propagation du feu en cas d’accident. En bref, la loi établit des alignements stricts, une limitation de la hauteur des bâtiments (un maximum de quatre étages sur les artères principales et secondaires, et de trois étages sur les rues tertiaires). Les matériaux ne sont pas clairement évoqués en raison du choix limité entre pierre et bois, indique encore l’auteur.
Jusqu’en 1927, aussi bien au centre qu’à la périphérie, le nombre des bâtiments à un seul étage représentait 73,91 % du total des opérations foncières. Les premiers quartiers périphériques contenant un nombre important de constructions à deux étages – apparus dans les archives à partir de 1892 – sont : Minet el-Hosn, Bachoura, Qirat et Mousseitbé. Celles à trois étages sont consignées dans les registres de 1900, mais « leur nombre reste minime, leur pourcentage ne dépassant pas les 2,8 % en 1908 », écrit Antoine Fischfisch, ajoutant que seules deux constructions à quatre étages sont signalées en 1924, l’une à Cheikh Reslan (au cœur de la vieille ville) et l’autre à Saifi. « La densité verticale à Beyrouth a donc débuté au centre-ville et dans sa proche périphérie avant d’atteindre les autres quartiers. »

Déclin de la maison à toit rouge et l’extension verticale des bâtiments
Le passage de la domination ottomane à celle de la France s’effectue, dans un premier temps, sous le signe de la continuité. Poursuivant les projets inachevés des Ottomans, les Français vont transformer la vieille ville en une « vitrine des ambitions urbanistiques » du mandat. Toutefois, la politique d’embellissement conçue par le cabinet des frères Danger « a démoli une grande partie des immeubles jugés insalubres des quartiers intramuros dont le vieux quartier chrétien qui a été réduit en poudre (...). Sans prendre en compte le côté architectural, humain et social, tout le tracé de la ville arabe fut effacé », souligne l’auteur, ajoutant que seuls les emplacements des lieux de culte furent maintenus. Le tissu traditionnel fut remplacé par de nouveaux lotissements générant des immeubles à la forme géométrique qui se marient avec le découpage parcellaire. C’est en 1924, avec l’introduction du béton que commence le déclin de la maison à toit rouge et l’extension verticale des bâtiments à véranda. Le modèle Bay Window (baie vitrée en porte-à-faux posée sur un encorbellement) est introduit dans les années 1920. Il connaîtra son déclin à la fin des années trente.

 

La maison à trois arcades.

 

L’auteur se penche d’autre part sur le schéma directeur de la ville élaboré par Écochard, et le plan directeur proposé par le Suisse Ernest Egli qui avait développé la théorie des coefficients par zone. De même, un chapitre est consacré au courant architectural international qui a donné aux nouveaux secteurs – comme Hamra ou Raouché – « une allure moderne à visage occidental ». Entre 1949-1950, on construisait quatre à six étages. Entre 1960 et 1979, sept à huit étages. De 1980 à 1999, plus de dix étages. En 2000 s’imposent les tours. L’instauration d’un nouveau code d’urbanisme « à forte exploitation constructive, pour un gain spéculatif supérieur » a entraîné la destruction massive des maisons libanaises.

Publié par l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), l’ouvrage de l’architecte-restaurateur Antoine Fischfisch, intitulé Formes urbaines et architecturales de Beyrouth, depuis le XIXe siècle à nos jours, apporte « des éléments radicalement nouveaux pour saisir l’évolution de la ville grâce à ses composantes foncières et architecturales ». D’emblée, la préface signée...
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