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Nos Lecteurs ont la Parole

La mouche du coche

Georges TYAN
Je ne me souviens plus qui se tenait à mes côtés, dans cette marée humaine. Était-il barbu ou rasé de près ? Portait-elle un voile ou les cheveux au vent ? Que scandaient-ils, que chantaient-ils ? Rien d'autre que notre hymne national.
Ce jour-là, seul le drapeau de mon pays flottait au vent, dans un ciel d'azur que pas un nuage n'eut l'affront d'altérer, dans cette foule où toutes les classes sociales se côtoyaient, allant des plus riches aux plus démunis. Il ne se trouvait aucun chrétien et pas un seul musulman : ils étaient tous libanais.
Ils ont forcé le respect du monde, leur ténacité a payé, ils sont parvenus à briser l'étau de peur et de terreur qui les brimait, un vent de liberté enfin se levait, une ère nouvelle naissait, les optimistes de ma trempe se prenaient à rêver. Des termes comme souveraineté et indépendance prenaient une nouvelle connotation.
Hélas, l'épopée s'arrête là. On connaît la suite. Il n'y a aucune raison d'ennuyer le lecteur avec des jérémiades, ou de verser ne serait-ce qu'une larme sur ceux qui ont été incapables de préserver l'inestimable trésor qu'un million et demi de Libanais ont confectionné de leurs mains, le quatorzième jour du mois de mars de l'an de grâce deux mille cinq.
C'est ainsi que l'histoire retiendra cette date, qui ne s'est pas faite en un seul jour, mais entre deux rêves, le premier avec Bachir Gemayel qui en a posé les fondements, puis le bout de chemin accompli avec Rafic Hariri qui a relevé le Liban et Beyrouth de ses cendres.
Ce qui est fait est fait.
Ah ! Comme j'aurais aimé déclamer Lamartine et prier avec lui : « Ô temps suspends ton vol. » Remonter la pente semble désormais difficile, déjà que les relents nauséabonds d'un confessionnalisme où se confondent politique et religion empestent l'atmosphère.
Et pourtant, en bons commerçants que nous sommes, nous targuant d'être les descendants des Phéniciens inventeurs de l'alphabet, nous avons, comme le claironnent haut et fort certains, exporté en Tunisie, en Égypte, au Yémen, en Algérie, en Libye notre révolution du Cèdre.
J'espère de tout cœur que le mode d'emploi, que nous avons été incapables de lire et d'appliquer, n'a pas été fourni avec. Sinon tous les Zine el-Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak et consorts, qui sont sortis ou qui ont été éjectés par la fenêtre, reviendront plus puissants encore, par la grande porte.
Puisque nous y sommes, je me permettrais une petite digression : nous avons tous vu les jeunes Cairotes de Midan el-Tahrir repeindre en blanc et noir le bord des trottoirs, nettoyer les rues, enlever les monticules de sable et la pierraille jonchant la chaussée. Quelle leçon de civisme ils ont donné au monde et surtout à nous-mêmes, autoproclamés docteurs ès révolutions.
En effet, à l'issue de quelque 18 mois de squattage du centre-ville, personne ne s'est donné la peine de ramasser les détritus, de planter de nouvelles fleurs sur les parterres décimés ou de nettoyer les conduits souterrains abritant le réseau de téléphonie et d'électricité, qui ont été utilisés comme réceptacle incongru de leurs besoins naturels.
Certes en Égypte, comme ailleurs, il est très naturel qu'il y ait eu des débordements, telle la tentative de mise à sac du musée du Caire. Il n'empêche que la jeunesse égyptienne a fait montre d'une notion plus développée que nous de la préservation de la chose publique, alors que nous prenons un malin plaisir à vandaliser, sinon saccager, notre patrimoine.
Étonnant quand même, sachant que nous sommes à ce jour l'unique démocratie dans ce monde arabe régi par des monarchies ou des régimes issus de coups d'État plus ou moins sanglants, où les dirigeants sont élus et reconduits ad aeternam par 99,99 % de la population, qu'elle soit en âge de voter ou pas.
Bref, notre démocratie tourne de l'œil ; nous nous dirigeons à grands pas vers une sorte de cassure où chaque communauté est montée irréversiblement l'une contre l'autre. Nonobstant les richesses intellectuelles intrinsèques à chacune d'elles, ce potentiel humain sera délaissé au profit des forts en gueule et des applaudisseurs.
Ce qui se passe actuellement, cette irrévérence flagrante envers les institutions, n'est qu'un prélude à ce qui pourrait advenir, mais je reste sans inquiétude sur le sort des communautés mahométanes qui ont choisi le Liban comme patrie définitive : un jour viendra où elles finiront par s'entendre. Déjà qu'elles ont bien délimité leurs platebandes sur lesquelles, accord de Taëf oblige, il est quasiment impossible de marcher.
Reste les chrétiens qui, depuis toujours et en dépit de l'adversité qui devrait pourtant les unir, assumaient un rôle essentiel de catalyseur et préfèrent maintenant afficher sans vergogne leurs dissensions et jouer à la mouche du coche.
Ridicule ? Plus encore : suicidaire quand on sait qu'il n'en faut pas plus d'une pichenette bien placée pour écraser la mouche.
À bon entendeur...
Georges TYAN

Je ne me souviens plus qui se tenait à mes côtés, dans cette marée humaine. Était-il barbu ou rasé de près ? Portait-elle un voile ou les cheveux au vent ? Que scandaient-ils, que chantaient-ils ? Rien d'autre que notre hymne national.Ce jour-là, seul le drapeau de mon pays flottait au vent, dans un ciel d'azur que pas un nuage n'eut l'affront d'altérer, dans cette foule où toutes les...

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