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Nos Lecteurs ont la Parole

« Ruptures vespérales », une œuvre fascinante et pathétique

Roger GEHCHAN
En 1964, Sartre publiait Les Mots, unanimement qualifiés de chef-d'œuvre par la critique. Dans son style décapant, à l'emporte-pièce, il réglait ses comptes avec la société et la culture bourgeoises où son enfance avait baigné. C'est également dans le miroir des mots que Michel Delescure1 a choisi de s'interroger sur lui-même et, en même temps, de regarder par avance le lecteur l'observer et le juger2 .
L'auteur se livre à une interrogation poignante sur le sens de la vie et sur son propre soi, une introspection lucide et douloureuse, car sans illusion, consciente de la limite finalement étroite de toute chose. Cet exercice, note-t-il, est « un jeu redoutable et fascinant où les mots s'affairent à fouiller dans ma pauvre personne et à en extraire tout ce que la vie y a déposé (...) »3. C'est le récit d'une vie intérieure : un homme, au soir de son parcours, plonge un regard qu'il voudrait parfaitement prégnant sur ce qu'il fut, ce qu'il est devenu, ce qu'il aurait pu être. Mais cette exploration, retracée avec un bonheur d'écriture rare, est trompeuse et traîtresse, comme la vie elle-même, car dans ce jeu de miroirs, chaque image renvoie simultanément à son contraire et se trouble aussitôt qu'elle apparaît, pour disparaître, enfin, avant que l'explorateur ait eu le temps de l'interpréter. « Tout cela s'entrechoque dans les eaux troubles du souvenir à travers le prisme de nos présentes inclinations », note Delescure4. Il se cherche, se trouve, pour constater aussitôt qu'il est un autre ! « À vrai dire, je ne puis savoir si je suis celui que j'ai voulu être, celui que l'on a voulu que je sois, ou celui qui ne pouvait pas être un autre que celui que je suis », écrit-il5. Ruptures vespérales paraissent comme dictées, dans un style éblouissant, par le sentiment, la conscience tardive éclose avec la maturité de l'âge, de l'inanité des choses.
Dans Les Mots, Sartre se riait de la comédie, qu'enfant, il se jouait à lui-même et aux adultes de son entourage familial. Delescure6, dans le moment qu'il considère comme étant déjà le soir de sa vie, voudrait que les mots reflétassent une image fidèle de son authenticité. Ce jeu de miroirs est tout à la fois fascinant et pathétique. « Que suis-je ? », se demande-t-il. « À première vue, je pourrais penser que je suis celui que je suis, mais à y regarder de plus près, je commence à comprendre que je ne suis que ce que les mots me font, miroirs qui tantôt m'informent et tantôt me déforment , se jouant de moi à mesure que je joue avec eux. »7
Le long soliloque auquel il se livre, dans une très belle langue aux accents hiératiques, une prose élégante, musicale, poétique et d'une limpidité fascinante, telles les eaux dans lesquelles se mirait Narcisse, le délivre-t-il au moins de ses angoisses, le révèle-t-il à lui-même ? Ce n'est pas sûr, car dans cette confidence murmurée sur plus de deux cents pages le piège de la ratiocination n'est pas toujours évité. Il écrit : « Mais cependant que je jette, à mon tour, un regard curieux sur l'enfant que j'étais, je me prends à imaginer tel ou tel adulte que j'aurais pu devenir et que l'éducation reçue, le milieu environnant, les parents et les maîtres ont étouffé ou dévoyé. »8 L'auteur se persuade que la vie n'est qu'une longue et interminable interrogation qui demeurera, jusqu'à l'instant fatidique et final, sans réponse. Non qu'il ne goûte pas à la vie, non qu'il n'y trouve plaisir et n'en tire volupté, mais la mort en limite la portée puisque tout est provisoire. Pour lui, les mots appellent et conjurent la mort, ils dédramatisent, dans une démarche stoïcienne, le pouvoir implacable de cette ennemie enragée et inexorable. Le sentiment de la mort inéluctable, à mesure que l'on avance en âge, est magnifiquement traduit dans un chapitre (le septième) qui est l'un des plus émouvants de ce livre magnifique. Mais aussitôt, en contrepoint, comme pour atténuer la mélancolie de ses réflexions ontologiques, surgissent les souvenirs enchanteurs d'amours passées et, deux chapitres plus loin, un magnifique hymne à la mère.9
Delescure s'étend longuement sur sa singularité, mais n'en éprouve pas moins le besoin de déterminer qui il est, de forcer le mystère et le secret de sa personne, de cette individualité qui s'observe avec tant d'assiduité mais ne parvient quand même pas à pénétrer assez profondément en soi pour en découvrir tous les coins et recoins. Cette incertitude le plonge dans un incurable scepticisme, fruit non de l'aigreur ou d'une recherche inachevée, mais d'une courageuse et fière lucidité née, peut-être, de quelque réminiscence de La Chute de Camus.
Un doute profond et douloureux, un désenchantement lancinant sous-tendent l'ensemble de l'ouvrage et cela concerne chacun de nous car la réflexion de Delescure, l'éclairage qu'il apporte sur le conscient et l'inconscient, sa lucidité qui relève de la sagesse de l'antique philosophie stoïcienne ont une portée générale. La spirale dans laquelle sa pensée est prise est aussi notre prison et pas plus lui que nous n'avons une chance d'en sortir.

Roger GEHCHAN


1 - Ruptures vespérales, 203 p., Éditions Eaux Profondes, Beyrouth. L'ouvrage ne se trouve pas dans le commerce. L'auteur l'offre à ses amis.
2 - « L'œil du lecteur potentiel n'est pas (...) absent de ma démarche », p. 15.
3 - Page 7.
4 - Page 71.
5 - Page 133.
6 - Il s'agit d'un pseudonyme, l'auteur souhaitant, pour des raisons personnelles, ne pas révéler son identité.
7 - Page 8.
8 - Page 130.
9 - Dans cette partie de l'ouvrage, le mot père n'est évoqué qu'une seule fois. Œdipe n'est pas loin.
En 1964, Sartre publiait Les Mots, unanimement qualifiés de chef-d'œuvre par la critique. Dans son style décapant, à l'emporte-pièce, il réglait ses comptes avec la société et la culture bourgeoises où son enfance avait baigné. C'est également dans le miroir des mots que Michel Delescure1 a choisi de s'interroger sur...
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