La problématique a aujourd'hui quelque peu évolué, car l'hypothèse signalée par Percy Kemp avait pris en compte la Turquie laïque de Mustapha Kemal et avait affirmé qu'elle serait la mieux placée pour assumer le rôle susmentionné. Or, cette réalité est différente et les dernières élections en Turquie ont transformé en profondeur le panorama politique. La laïcité y a en effet perdu ses lettres de noblesse et la vision islamique a pris le gouvernail de la gestion des affaires publiques de la nation. Cette nouvelle donnée est importante, voire fondamentale dans son « timing », car elle pourrait bousculer des plans régionaux élaborés de longue date, dont peut-être celui des États-Unis d'Amérique qui avaient depuis 1993 envisagé un Moyen-Orient à trois supports :
- Le premier turc et laïc, prenant sous son aile les États sunnites du monde arabe.
- Le second iranien, prenant sous son aile les États chiites du monde arabe.
- Le troisième israélien et laïc, chargé des minorités arabes restantes.
Mais cette nouvelle situation sur le terrain appelle plusieurs interrogations, à savoir :
- Est-ce que les États-Unis continueront, dans le cadre de leur politique atlantique, à faire confiance à cette « Nouvelle Turquie » et à la considérer, au même titre qu'Israël, comme son allié inconditionnel dans le maintien de l'équilibre des forces au Moyen-Orient, en faveur d'un Occident dont ils restent les maîtres incontestés ?
- Est-ce que les États-Unis pourraient contenir cette « Nouvelle Turquie » dans sa configuration politique actuelle, si le monde musulman et arabe venait à s'y réfugier pour être défendu ou pour attaquer Israël et vilipender l'Occident ?
- Est-ce que les États-Unis qui supportaient l'entrée d'une Turquie laïque dans l'Union européenne continueront à le faire avec une Turquie à majorité politique islamique ?
- Est-ce que l'Europe laïque pourra-t-elle aussi, après le changement de cap politique dans ce pays et toutes les conséquences que cela entraîne, accepter son entrée en son sein ?
Les événements qui se sont succédé récemment marquent en effet une évolution sérieuse de la politique étrangère turque vers plus d'autonomie et d'indépendance vis-à-vis de ses alliés traditionnels. Pour illustrer ce virage encore prudent, nous nous contenterons d'en citer les exemples les plus représentatifs :
- Les dysfonctionnements dans les visions stratégiques traditionnels de la Turquie vis-à-vis d'Israël et les « escarmouches » qui ont marqué les relations entre les représentants des deux pays à l'occasion de réunions internationales, allant à la limite jusqu'à la « brouille », sans oublier plus récemment les réactions populaires de colère face au drame des « bateaux de la paix ». Une façon pour la Turquie de marquer son « territoire » et d'exprimer ses nouvelles orientations.
- Les dysfonctionnements aussi dans ses rapports avec les États-Unis, alors que la Turquie n'hésite pas à établir des relations politico-économiques avec l'Iran, malgré la tension et les désaccords graves entre ces deux pays.
- La décision à peine voilée de la Turquie de vouloir jouer à nouveau un rôle régional politique et économique en devenant :
- D'une part, le pôle d'attraction d'un monde arabe complètement déstabilisé et lâché par l'Occident dans son conflit avec Israël, et pour ce faire elle multiplie les gestes de solidarité et devient le «parrain et l'avocat» du front de refus.
- D'autre part, et comme pour confirmer son nouveau positionnement, elle signe un contrat tripartite avec l'Iran pour l'enrichissement en Turquie de l'uranium produit dans ce pays.
Comment enfin réagir à ce grand « feu d'artifice » qui éclate sous les cieux de cette région du monde ? À quelle Turquie reviendra le leadership proche et moyen-oriental dans les années à venir, celle de Mustapha Kemal ou celle de l'AKP, le parti au pouvoir actuellement, ou à une juste répartition des rôles entre les deux ? Comment l'Iran réagira-t-il à cette éventualité ? Quel sera l'avenir d'Israël entre ses deux grands décideurs régionaux ? Est-ce que l'éventualité d'un partage du leadership en question avec l'Iran et Israël conformément au plan américain susmentionné pourrait se réaliser, ou assisterons-nous bientôt à des modifications stratégiques planétaires qui pourraient entraîner d'éventuels changements dans la géostratégie régionale ?
Quant à la question de savoir si la Turquie pourra continuer à jouer son rôle historique d'État charnière entre l'Orient et l'Occident, la réponse est certainement positive. Mais le véritable enjeu sera celui de sa nature, de sa portée et des moyens en sa possession pour le réaliser. Seul l'avenir répondra à cette interrogation. Plaise aux « grands décideurs » de faire les justes choix et non de satisfaire leurs propres intérêts et ceux de leurs seuls alliés.