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Nos Lecteurs ont la Parole

La Turquie peut-elle assumer un rôle d’État charnière entre l’Orient et l’Occident ?

Par Salim F. DAHDAH
Percy Kemp, dans son article publié dans Le Nouvel Observateur le 11 décembre 2002 (voir L'Orient-Le Jour du mercredi 9 juin 2010), avait analysé au travers d'une fresque historique le rôle de la Turquie face à la crise de confiance qui déchire un monde arabe en butte à ses divisions internes et à son démembrement partiel, et un Occident en pleine mutation socio-économique du fait de la globalisation et de la confrontation entre ses  citoyens de souche et toutes les autres civilisations qui l'ont intégré à la suite d'événements dans leur pays d'origine, avec à la clé malheureusement quelques fois, des actes terroristes graves et inquiétants.
La problématique a aujourd'hui quelque peu évolué, car l'hypothèse signalée par Percy Kemp avait pris en compte la Turquie laïque de Mustapha Kemal et avait affirmé qu'elle serait la mieux placée pour assumer le rôle susmentionné. Or, cette réalité  est différente et les dernières élections en Turquie ont transformé en profondeur le panorama politique. La laïcité y a en effet perdu ses lettres de noblesse et la vision islamique a pris le gouvernail de la gestion  des affaires publiques de la nation. Cette nouvelle donnée est importante, voire fondamentale dans son « timing », car elle pourrait bousculer des plans régionaux élaborés de longue date, dont peut-être celui des États-Unis d'Amérique qui avaient depuis 1993 envisagé un Moyen-Orient  à trois supports :
- Le premier turc et laïc, prenant sous son aile les États sunnites du monde arabe.
- Le second iranien, prenant sous son aile les États chiites du monde arabe.
- Le troisième israélien et laïc, chargé des minorités arabes restantes.
Mais cette nouvelle situation sur le terrain appelle plusieurs interrogations, à savoir :
- Est-ce que les États-Unis continueront, dans le cadre de leur politique atlantique, à faire confiance à cette « Nouvelle Turquie » et à la considérer, au même titre qu'Israël, comme son allié inconditionnel dans le maintien de l'équilibre des forces au Moyen-Orient, en faveur d'un Occident dont ils restent les maîtres incontestés ?
- Est-ce que les États-Unis pourraient contenir cette « Nouvelle Turquie » dans sa configuration politique actuelle, si le monde musulman et arabe venait à s'y réfugier pour être défendu ou pour attaquer Israël et vilipender l'Occident ?
- Est-ce que les États-Unis qui supportaient l'entrée d'une Turquie laïque dans l'Union européenne continueront  à le faire avec une Turquie à majorité politique islamique ?
- Est-ce que l'Europe laïque  pourra-t-elle aussi, après le changement de cap politique dans ce pays  et toutes les conséquences que cela entraîne, accepter son entrée en son sein ?
Les événements qui se sont succédé récemment marquent en effet une évolution sérieuse de la politique étrangère turque vers plus d'autonomie et d'indépendance vis-à-vis de ses alliés traditionnels. Pour illustrer ce virage encore prudent, nous nous contenterons d'en citer les exemples les plus représentatifs :
- Les dysfonctionnements dans les visions stratégiques traditionnels de la Turquie vis-à-vis d'Israël et les « escarmouches » qui ont marqué les relations entre les représentants des deux pays à l'occasion de réunions internationales, allant à la limite jusqu'à la « brouille », sans oublier plus récemment les réactions populaires de colère face  au drame des « bateaux de la paix ». Une façon pour la Turquie de marquer son « territoire » et d'exprimer ses nouvelles orientations.
- Les dysfonctionnements aussi dans ses rapports avec les États-Unis, alors que la Turquie n'hésite pas à établir des relations politico-économiques avec l'Iran, malgré la tension et les désaccords graves entre ces deux pays.
- La décision à peine voilée de la Turquie de vouloir  jouer à nouveau un rôle régional politique et économique en devenant :
  • D'une part, le pôle d'attraction d'un monde arabe complètement déstabilisé et lâché par l'Occident dans son conflit avec Israël, et pour ce faire elle multiplie les gestes de solidarité et devient le «parrain et l'avocat» du front de refus.
  • D'autre part, et comme pour confirmer son nouveau positionnement, elle signe un contrat tripartite avec l'Iran pour l'enrichissement en Turquie de l'uranium produit dans ce pays.
En conséquence de quoi elle cherche à se tailler, avant la nouvelle étape des négociations entre Israël et le monde arabe, une part importante du futur Moyen-Orient, et à conforter son rôle de leader politique et économique régional, grâce à la solidarité religieuse, à la démographie galopante et à la puissance économique des pays arabes. Elle  pourra en sus enfoncer un clou dans l'édifice occidental en général et européen en particulier, qui hésite encore à l'intégrer dans l'Union européenne, plus  aujourd'hui qu'hier d'ailleurs, étant donné ses nouvelles orientations communautaristes et les  risques éventuels  d'un éclatement de la susdite communauté, déchirée alors en deux camps fondamentalement différents, si cette intégration venait à être décidée... Mais cette situation de défi et de déstabilisation pourrait évoluer, si les États-Unis, faisant fi des nouvelles orientations turques, engageaient pour des raisons stratégiques l'Occident à entreprendre des démarches en faveur de la consolidation de cette « Nouvelle Turquie », comme elle l'avait fait il y a quelques années, en favorisant le renversement du régime du chah et l'avènement du régime de Khomeyni et des ayatollahs, et la création de la République islamique d'Iran.
Comment enfin réagir à ce grand « feu d'artifice » qui éclate sous les cieux de cette région du monde ? À quelle Turquie reviendra le leadership proche et moyen-oriental dans les années à venir, celle de Mustapha Kemal ou celle de l'AKP, le parti au pouvoir actuellement, ou à une juste répartition des rôles entre les deux ? Comment l'Iran réagira-t-il à cette éventualité ? Quel sera l'avenir d'Israël entre ses deux grands décideurs régionaux ? Est-ce que l'éventualité d'un partage du leadership en question  avec l'Iran et Israël conformément au plan américain susmentionné pourrait se réaliser, ou assisterons-nous bientôt à des modifications stratégiques planétaires qui pourraient entraîner d'éventuels changements dans la géostratégie régionale ?
Quant à la question de savoir si la Turquie pourra continuer à jouer son rôle historique d'État charnière entre l'Orient et l'Occident, la réponse est certainement positive. Mais le véritable enjeu sera celui de sa nature, de sa portée et des moyens en sa possession pour le réaliser. Seul l'avenir répondra à cette interrogation. Plaise aux  « grands décideurs » de faire les justes choix et non de satisfaire leurs propres  intérêts et ceux de leurs seuls alliés.
Percy Kemp, dans son article publié dans Le Nouvel Observateur le 11 décembre 2002 (voir L'Orient-Le Jour du mercredi 9 juin 2010), avait analysé au travers d'une fresque historique le rôle de la Turquie face à la crise de confiance qui déchire un monde arabe en butte à ses divisions internes et à son démembrement partiel, et un...
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