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Nos Lecteurs ont la Parole

« Si tu vas en Orient, respecte les dieux »

Hyam MALLAT
« Si tu vas en Orient, respecte les dieux » écrivait déjà Pline l'Ancien lequel, amiral de la flotte romaine à Misène, se porta immédiatement au secours de Pompéi lors de l'éruption du Vésuve et, n'obéissant qu'à sa conscience et à son sens du service public, il débarqua pour aider ses compatriotes et mourut sous les laves au bord de la mer.
À cet exemple, on constate bien que ce n'est pas n'importe comment que Rome a pu dominer le monde et le marquer de son empreinte jusqu'à présent. Et puis si je cite Pline ce n'est pas non plus - on le comprend bien - pour pousser certains de nos édiles à se sacrifier. Ce serait une bien grande catastrophe nationale, car comment pourrions-nous alors nous régaler aux journaux télévisés et dans notre chère presse de chaque matin.
Si je cite Pline, c'est bien pour relever qu'au Ier siècle de notre ère, Rome savait prendre en compte dans sa politique en Orient avec intelligence, sagesse et prudence, les dieux et les hommes. Et les dieux d'hier sont les communautés, les familles et les tribus d'aujourd'hui au Liban comme ailleurs dans le monde proche-oriental (Syrie, Jordanie, Arabie saoudite, Émirats arabes unies...) et même aussi les communautés minoritaires ou en plein développement aux États-Unis (pour les hispaniques) et en Europe (pour les musulmans).
Cela dit, il est évident que la formation de la commission nationale de l'abolition du confessionnalisme politique et de ses conséquences constitue un débat où tous les Libanais se considèrent d'instinct comme parties prenantes. Et pourtant il y a bien lieu de garder la tête froide et d'essayer de marquer une cohérence logique dans ce débat. Et tout d'abord séparons bien le discours constitutionnel du discours politique.
Que dit la Constitution, c'est-à-dire le texte de droit positif qui doit être source et référence de tout débat constitutionnel et politique dans une démocratie normale ? L'article 95 de la Constitution amendé par la loi constitutionnelle du 21/9/1990 a bel et bien disposé sur trois plans :
1) La compétence de la formation de la commission nationale de l'abolition du confessionnalisme. C'est au seul Parlement élu sur une base paritaire entre musulmans et chrétiens que revient la mission de prendre les mesures visant à la réalisation de l'abolition du confessionnalisme. Présidée par le président de la République, cette commission comprend le président de la Chambre des députés, le président du Conseil et des personnalités du monde politique, culturel et social.
2) La mission de cette commission. L'alinéa 2 de l'article 95 de la Constitution a bien déterminé les missions de cette commission, à savoir « l'étude et la proposition des moyens assurant l'abolition du confessionnalisme ainsi que leur soumission à la Chambre des députés et au Conseil des ministres et la poursuite de l'exécution du plan intérimaire ».
3) La phase transitoire. Qu'est-ce donc que la « phase transitoire » citée à l'article 95 de la Constitution ? Les derniers alinéas de ce même article l'ont bien définie, à savoir :
« Au cours de la phase transitoire :
(a) Les communautés seront représentées de manière équitable dans la formation du gouvernement.
(b) L'abolition de la base de la représentation confessionnelle et l'adoption de la spécialisation et de la compétence dans les postes publics, la magistrature, les institutions militaires, sécuritaires, les établissements publics et mixtes conformément aux exigences de l'entente nationale à l'exception des postes de première catégorie ou de ceux équivalents à la première catégorie lesquels resteront à égalité entre les chrétiens et les musulmans sans consécration de tout poste à toute communauté et en respectant les principes de la spécialisation et de la compétence. »
On peut donc conclure de l'analyse de l'article 95 de la Constitution que les députés réunis à Taëf se sont engagés à assurer l'amendement constitutionnel de l'ancien article 95 qui reflétait bien la sagesse des premiers constituants et d'intégrer des mécanismes propres à l'abolition du confessionnalisme politique au Liban. Ainsi, le Parlement peut à la majorité simple - et non à une majorité qualifiée ou même à l'unanimité - former cette commission selon les dispositions établies. Est-ce à dire que le président de la République et le président du Conseil, arguant de toute raison, pourraient ne pas se joindre à cette commission ?  La Constitution n'a prévu aucune disposition particulière à ce sujet. C'est dire que toute décision inappropriée est de nature à susciter une crise constitutionnelle et politique dont par exemple la convocation des députés par le président de la Chambre pour la formation de cette commission - à condition bien sûr d'être assuré de la majorité parlementaire requise pour emporter le vote.
Ainsi donc également il est clair que le texte constitutionnel a utilisé deux termes différents pour démarquer la mission de la commission nationale de celle de l'état actuel des choses. Dans le premier cas, c'est l'expression « plan intérimaire » qui a été utilisée, soit donc les résultats auxquels parviendraient la commission ne sont pas ceux nécessairement appliqués actuellement dans ce que l'article 95 dénomme la « phase transitoire ». Est-ce à dire que la répartition équitable des charges entre chrétiens et musulmans est une exigence constitutionnelle ou non pour la commission nationale de l'abolition du confessionnalisme ? Cela sans compter nombre d'autres questions brûlantes que la Constitution dans la hâte des participants à Taëf n'a pas clarifiées ou abordées. Pour n'avoir pas été suffisamment alertes et précautionneux, les députés réunis à Taëf ont ainsi ouvert la voie constitutionnellement à un formidable débat où tout dérapage, excès ou réserve est de nature à susciter une crise constitutionnelle et politique d'une extrême gravité. Et c'est pourquoi le discours constitutionnel, qui devrait rester dans sa cohérence logique d'identification et d'application des dispositions constitutionnelles comme cela devrait être dans les systèmes démocratiques sagement enseignés dans les facultés de droit, déborde instantanément - et pourrait-on dire instinctivement - en un discours politique plein de dits et de non-dits.
Car le propre du discours politique libanais est de viser à se présenter comme une cohérence naturelle de bien entendus, alors que l'arbre cache une forêt de sous-entendus et de méfiances. Il est évident en effet que tous les sujets d'ordre public n'ont pas la même sensibilité, ni la même consistance par rapport aux citoyens. Et celui du confessionnalisme est particulièrement grave au Liban, car il est la résultante d'une évolution naturelle de plusieurs siècles de cette société libanaise qui a été capable, au cours des quatre derniers siècles, de se constituer à partir justement de sa solidarité confessionnelle. Ainsi, la société libanaise dans toutes ses composantes religieuses, politiques, culturelles, et surtout économiques et sociales, a précédé l'établissement de l'État. Celui-ci, dans sa Constitution même, n'a fait que reconnaître le patrimoine humain de cette société. C'est dire qu'aborder l'abolition du confessionnalisme dans une perspective uniquement constitutionnelle suscite d'emblée une interpellation politique pour identifier les voies d'une pareille option qui pourrait déboucher rapidement sur une aventure politique aux conséquences imprévisibles. Pourquoi ?  Parce qu'au-delà de la tentative de dépasser la simple répartition confessionnelle des responsabilités publiques, il est possible d'arriver rapidement aux éléments constituants de cette société en s'attaquant à des ossatures historiques qui, qu'on le sache ou non, sont bien plus profondes et stables que les institutions politiques elles-mêmes. Ainsi, par exemple, la chute de l'État entre 1975 et 1990 n'a pas conduit à une chute de la société libanaise qui a su trouver dans ses racines les ressorts de la survie.
Cela ne revient pas à dire que cette société libanaise doit rester dans une situation de défense passive de ce qui peut être considéré comme privilège ou héritage dépassé. Travailler avec les hommes et pour les hommes reste incontestablement la plus noble et la plus ingrate des missions. Et l'intelligence libanaise - ou ce qu'il en reste - devrait bien considérer avec sérieux les alternatives du progrès de nos institutions. Les députés réunis à Taëf ont adopté avec une grande légèreté et de leur propre initiative des amendements constitutionnels dont il n'est pas tout à fait certain qu'ils en aient mesuré la gravité, puisqu'ils ont transféré et renforcé des pouvoirs au lieu de les équilibrer. Et puisque nous sommes en plein débat sur l'abolition du confessionnalisme - débat suscité incontestablement pour des raisons politiques spécifiques qui n'ont rien à voir avec ce sujet -, gardons la tête froide et éclairée pour ne pas oublier que si Rome respectait déjà les dieux en Orient, il y a plus de 2 000 ans, gageons qu'il faudrait une autre grandeur politique que celle des temps actuels pour pouvoir transmuer l'histoire et le patrimoine en un simple événement politique du quotidien. Car, c'est le propre des politiques en crise ou en déclin que de susciter des questions d'une haute gravité historique pour tenter d'occulter leur incapacité à servir le citoyen et à répondre à ces défis qui tourmentent profondément et la société et la politique du Proche-Orient actuel.
C'est dire la sagesse dont devra faire preuve le président de la République à son accoutumée en présidant cette commission, au cas où elle est formée, pour que cette revendication de l'abolition du confessionnalisme politique ne soit tout simplement qu'une revendication confessionnelle déguisée.

Hyam MALLAT
Avocat et professeur.
Ancien président du conseil d'administration de la Caisse nationale
de la Sécurité sociale et des Archives nationales
« Si tu vas en Orient, respecte les dieux » écrivait déjà Pline l'Ancien lequel, amiral de la flotte romaine à Misène, se porta immédiatement au secours de Pompéi lors de l'éruption du Vésuve et, n'obéissant qu'à sa conscience et à son sens du service public, il débarqua pour aider ses...

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