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Nos Lecteurs ont la Parole

Prière d’une adolescente qui veut devenir avocate

NOUR
« Réaliser dans l'âge d'homme les rêves de la jeunesse,
 c'est ainsi qu'un poète a défini le bonheur. »  Léon  Blum     

Je m'appelle Nour et je suis encore au collège, mais je voudrais devenir avocate.
À présent, mon père avocat a plus de cinquante ans de carrière. Il a reçu à son jubilé d'or, sous l'égide de l'ordre des avocats de Beyrouth, une belle médaille, un diplôme en parchemin à la gloire de « Beryte, mère des lois » et une petite boutonnière.
Ce fut l'occasion de l'échange qui suit :
Il m'a dit : « Maintenant je peux partir avant que tu me voies vieillir, et même monter à l'échafaud pour expier la disparition de ce collègue " mort au service du barreau ", deux jours avant d'être décoré ! À moins de finir dans une retraite en emportant comme viatique les lauriers de mes souvenirs. »
Comme je ne comprenais rien à ses fantasmes noyés d'émotion, il essaya de me dissuader de devenir avocate en m'expliquant qu'il fallait travailler comme un forçat et en baver pour se faire une petite « place au soleil ». Et puis, surtout vivre très vieux pour parer aux lenteurs de la justice. Il a enchaîné en courbant son dos meurtri : « Lis bien ce diplôme, il est décerné aux avocats pour le mérite d'avoir exercé une " longue  pratique. Cinquante ans au service du barreau ". Bravo donc, pour ceux qui n'ont pas crevé en cours de route !... Imagine ma fille, qu'à mon âge, j'ai encore quelques dossiers toujours pendants devant les tribunaux depuis quinze et même trente ans. Sans compter d'autres affaires en léthargie depuis des lustres, comme ces cellules dormantes de " terroristes " et qui peuvent, sans crier gare, t'éclater au visage, un de ces quatre matins. Dès lors, tout est à revoir de fond en comble à la lanterne d'une lointaine mémoire vacillante dans les brumes du passé.
Je sais, pourtant, en vérité que tu aimes dénouer les méandres d'un litige, faire des recherches pour découvrir les meilleures solutions aux problèmes posés. À part que de titiller ton chouchou " Internet ", c'est vrai aussi que tu aimes fréquenter les bibliothèques, ces sanctuaires habités par les ouvrages d'illustres personnages ; tu y éprouveras, dans le recueillement, une immense joie avant d'atteindre comme un état de grâce... Mais cela ne suffit guère pour exercer la profession, car il faut savoir ne pas étouffer en avalant des couleuvres, se battre souvent contre des loups féroces qui manient les armes de la corruption à merveille, pratiquent le trafic d'influence en n'hésitant pas à mettre en branle la machine infernale du confessionnalisme pour mieux briser les reins de l'intégrité... Tandis que toi, ma fille, tu es un être doux, mais exigeant,  et si fragile... »
Devant tant d'amertume et d'abattement, je n'ai pu que réagir avec colère, parodiant la justice : « Accusé, relevez-vous ! » lançai-je à mon père. Et plus calmement, je poursuivis :
« Tu as pu affronter les tempêtes et tu t'en es sorti, bien sûr, avec des meurtrissures et quelques bleus à l'âme. Mais pas de fausse modestie, s'il te plaît. Pourquoi tu oublies de dire que tu as été formé à l'étude de Fouad Boutros, ton grand maître ? Pourquoi tu passes sous silence que tu as été professeur à la faculté de droit (USJ) et premier vice-recteur du révérend père Jean Ducruet ? Qui est l'illustre bâtonnière de l'ordre des avocats? N'a-t-elle pas brillé grâce à sa ténacité et réussi à braver tous les obstacles et les tabous ? Pourtant, tu es fier de chuchoter qu'elle a été parmi tes anciennes étudiantes les plus douées. Et j'en passe...
Pourquoi ne serais-je pas une de tes étudiantes ? Même sur le tard ? Tu restes à mes yeux encore jeune. Pourquoi tu ne m'apprendrais pas à naviguer entre deux eaux au milieu des houles déferlantes et savoir vaincre les lames périlleuses de tout bord ? Engage-moi comme un simple mousse sur ton soi-disant rafiot. Tu verras qu'il n'y aura plus de lendemains en berne, je te le promets. Oui, promis, juré, je crache trois fois.
Souviens-toi aussi que j'ai l'éloquence de mon grand-père et que j'aime plaider les causes  perdues. Sache que je ne suis plus cette fillette de jadis qui courait derrière les papillons et cueillait à travers champs les boutons d'or de ses rêves. Tout cela est fini et comme on dit : je ne veux plus vivre au ras des pâquerettes. »
Comme mon père continuait à être inquiet pour mon avenir, je me suis enfermée dans un profond silence. Et les yeux mi-clos, j'ai prié avec ferveur pour que je devienne, malgré tout, avocate auprès de lui, lui resté debout au moins cent ans. J'exagère. Mais parce qu'il faut croire aux miracles, peut-être assistera-t-il à un profond sursaut de toute la magistrature, et pourquoi ne pas l'espérer un jour, à un soulèvement de notre jeunesse contre tant d'injustice et de crasse.
Mon père m'a prise dans ses bras et en me serrant très fort, il m'a couverte de baisers. J'ai senti qu'il frémissait dans un accès de fièvre, et puis il a mordu ses lèvres pour retenir ses larmes. Alors, j'ai dansé comme une folle sur un rythme de Swing Baby Swing afin de lui changer les idées. « Je te prie pap de te ressaisir et surtout de m'attendre. » Puis je lui ai pris tendrement la main en fredonnant une de ses vieilles chansons favorites : « Et si un jour tu désespères, vois cette vague à l'océan. Couleur des jours temps de lumière. Les saisons trouvent leur chemin. Comme nous trouvons nos prières. De tout ce qui fut un hier. À tout ce qui sera demain, rappelle-toi que je t'attends. Comme on attendait le Messie. Comme la mère son enfant. Comme l'orphelin ses parents. Comme la chienne ses petits... »
Soudain, il m'a regardée avec ses yeux rougis irradiés comme par une lueur d'aube, et j'ai aperçu qu'à travers son timide sourire, il m'offrait, néanmoins, un grand soleil.
Prière mon Dieu que ce sourire demeure et s'épanouisse. Enfin que justice soit faite sur la Terre comme au Ciel.

 NOUR
 P.C.C. Zakaria NSOULI
« Réaliser dans l'âge d'homme les rêves de la jeunesse, c'est ainsi qu'un poète a défini le bonheur. »  Léon  Blum     
Je m'appelle Nour et je suis encore au collège, mais je voudrais devenir avocate.À présent, mon père avocat a plus de cinquante ans de carrière. Il...

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