Révolu le monstrueux passé, ce sont les incertitudes sur la forme future de la Syrie qui maintenant en inquiètent plus d’un. Mais n’est-ce pas là l’inévitable rançon d’un aussi énorme bouleversement géopolitique ?
Réunis en visioconférence hier, les chefs du G7 ont réaffirmé avec force leur soutien à une transition en douceur menant à un gouvernement inclusif et non sectaire, respectueux des droits des femmes et aussi des minorités religieuses et ethniques syriennes. C’est ce même message qu’entre deux visites éclair en Jordanie et en Irak le secrétaire d’État US Antony Blinken est allé convoyer sur place au président turc Erdogan, notoire parrain des tombeurs du régime Assad. Et c’est encore sur cette brûlante question que va plancher aujourd’hui à Amman une conférence de haut niveau groupant Américains, Européens, Arabes et Turcs.
Ce branle-bas s’explique par la hantise générale d’un chaos qui pourrait s’installer en Syrie où pullulent les groupes armés les plus disparates, chaos dont les extrémistes de l’État islamique seraient les premiers bénéficiaires. De surcroît, et outre les malencontreuses mais inévitables dérives signalées çà et là, l’harmonie est loin d’être totale même au sein de ce triomphant Hay’at Tahrir al-Cham pourtant supposé fédérer diverses organisations jihadistes. En témoigne l’énormité du fossé apparu entre la promesse d’un État de droit émanant du héros du jour, Ahmad al-Chareh, et les appels à l’instauration d’une bienveillante charia islamique que lancent certains de ses propres compagnons d’armes. Décisifs à cet égard seront les amendements constitutionnels projetés.
C’est dire que, jusqu’à nouvel ordre, HTC demeure sous haute surveillance internationale. Il continue de figurer sur la liste occidentale du terrorisme, et l’Union européenne s’arme de grosses pincettes et de prudentes paraphrases pour engager avec lui des contacts strictement opérationnels. C’est dire aussi qu’en sus de ses préoccupations kurdes, l’omniprésent Aladin d’Ankara va se voir prier de contrôler et de guider sur le droit chemin le djinn qu’il a fait surgir de sa lampe magique, et aussi de contribuer activement à l’élimination de la menace extrémiste, actuellement contenue – mais contenue seulement – par le contingent américain stationné dans le Nord-Est syrien. Une fois de plus, on voit se rappeler aux esprits (Afghanistan, Irak, Libye) le classique dilemme qui attend fatalement tout apprenti sorcier…
Serait-ce donc de Charybde en Scylla ? Tel est le prétexte en or qu’a vite fait d’exploiter, en termes d’agressions dites préventives, un ennemi israélien dont l’écrasante surpuissance n’était plus à démontrer. Non content d’avoir détruit en quelques jours le gros du potentiel militaire syrien, l’armée de Netanyahu s’apprête ainsi à bivouaquer durant tout l’hiver sur la zone tampon qu’elle vient d’occuper.
C’est bien évidemment sur un tout autre registre que le Liban, quitte à paraître présomptueux, n’a nulle raison, quant à lui, de regretter la chute du tyran. Que pourrait-il craindre de pire en effet qu’un régime qui, bien davantage, plus longtemps et avec infiniment plus de violence que tous ceux qui l’ont précédé, s’est acharné à assujettir notre pays ? La place manque ici pour énumérer à l’adresse des mémoires défaillantes toutes les manœuvres d’enveloppement et de captation, tous les criminels sévices dont aura usé, 54 années durant, la dynastie des Assad. Et encore la liste n’est-elle pas encore complète, puisque le déballage d’indicibles horreurs en cours dans les geôles baasistes n’a pas encore permis d’être fixé sur le sort de centaines de Libanais emmenés en captivité.
Ce serait au contraire pécher par angélisme que de faire l’impasse sur l’incontournable interaction que commande la géopolitique à deux États voisins, aussi redoutablement voisins, pourrait-on même renchérir, au regard de la proverbiale perméabilité de nos frontières. C’est bien vrai que le virus de l’extrémisme peut se rire de toutes les barrières terrestres. Seul peut lui faire barrage en réalité un Liban redevenu fidèle à sa raison d’être. Aussi vrai que la Syrie se transforme, notre pays est condamné à se refaire, vite, en mieux, en plus solide du dedans, ce qui le bétonnerait du dehors. Tarder à s’y atteler serait non seulement le trahir, mais faire insulte au beau nom de Liban. Une cascade d’infortunes y a déjà conduit, avec cet infamant terme de « libanisation » entré, à notre honte, dans le dictionnaire et le vocabulaire internationaux ; apparu dans les années 1980, c’est bien vrai qu’il désigne le processus de fragmentation d’un État résultant de l’affrontement entre diverses communautés. Mais il était illusoire de croire qu’à lui seul, et sans plus d’efforts, l’adieu aux armes suffirait pour reconstruire autre chose que les habitations éventrées.
C’est un monumental chantier qui nous attend, et l’élection tant attendue d’un président n’en représente que le premier coup de pioche. Persister à l’ignorer au sein d’une classe dirigeante plongée dans ses roueries politiciennes, c’est retarder d’autant la rédemption du Liban, le moment où, aux yeux de ses fils comme du monde, lui seront enfin rendues ses lettres de noblesse.