
Danièle Anid heureuse dans son "Bayt Sajj". Photo DR
Ils sont tellement admirables, ces Libanais tous âges confondus, qui après la double explosion du 4 août 2020 ont choisi ou ont été contraints de partir. Mais, au lieu de croiser les bras ou se confiner dans quelque stature victimaire, comme d’autres l’auraient fait, ils ont au contraire relevé les manches et se sont débrouillés comme ils le pouvaient pour monter de petites entreprises. Aujourd’hui, parsemées partout à travers le monde, celles-ci sont devenues comme les morceaux d’un Liban ambulant. C’est le cas de Danièle Anid, pas même trente ans, qui, au lendemain de ce funeste jour, dit avoir littéralement tout perdu, comme nombre de ses compatriotes. « Mon appartement, mes économies, mes rêves aussi, surtout. Après avoir constaté le désastre, il y avait aussi le sentiment d’avoir été trahie par ce pays que je n’avais jamais en tête de quitter », raconte cette expatriée qui, à peine remise de sa peine dont elle parle comme d’un chagrin d’amour, après avoir donc tout perdu, a eu le courage de recommencer à zéro. Mais cette fois en dehors du carcan « corporate » qui semblait l’étouffer et la limiter, pour lancer au cœur de Londres, et plus précisément dans le quartier bouillonnant de Holborn où elle est installée depuis bientôt 4 ans, un déli consacré au saj libanais. Ouvert en juin, Bayt Sajj cartonne déjà et ses wraps de saj s’arrachent, c’est le cas de le dire, comme des petits pains.
Dans chaque bouchée, la nostalgie du Liban. Photo Justin de Souza
Les souvenirs de la rue Bliss
D’entrée de jeu et sans mentir, Danièle Anid concède qu’elle est loin d’être une foodie, ce terme qu’on emploie pour faire référence à ceux pour qui l’idée de plaisir passe d’abord et avant tout par les papilles. Formée à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth en études de commerce, elle commence sa carrière professionnelle chez le géant L’Oréal à Beyrouth, avant d’être relocalisée à Londres, au moment de son déménagement forcé fin 2020.
« C’est vrai que je ne cuisine quasiment pas et que je ne suis vraiment pas une obsédée de nourriture, mais quand on est libanais, nos souvenirs ne peuvent qu’être liés à la cuisine, d’une manière ou d’une autre, puisque c’est ce que l’on fait de mieux au Liban », confie celle qui, au moment d’abandonner sa carrière au sein du groupe français de cosmétique, ne se voit pas entreprendre quelque chose qui ne soit pas lié au pays. « Au bout d’une année à Londres, je me suis rendue compte qu’en dépit de tout, le Liban restera l’endroit où je préfèrerai toujours être. Alors à défaut de m’y trouver physiquement, j’ai décidé que ma start-up serait construite autour d’une idée du Liban. Surtout que tout ce qu’on fait, je suis convaincue qu’on le fait toujours à la perfection. Et de poursuivre : J’ai surtout voulu que le reste du monde nous découvre sous une autre lumière que celles des infos, et qu’ils fassent connaissance avec notre culture. »
Des gestes apprivoisés. Photo Justin de Souza
Naturellement, donc, monter une petite entreprise dans la restauration s’impose, parce que, dit Anid, « c’est le médium idéal qui résume des ambiances de chez nous ». À l’issue d’une étude de marché londonienne, la jeune entrepreneure se rend compte, avec surprise, que la capitale britannique n’avait jusqu’alors aucun établissement proposant du saj, ces galettes circulaires faites de farine de blé, de sel, d’eau, de levure et d’autres secrets dont seules les mains libanaises ont le secret, et qu’on cuit sur des dômes en fonte, fer ou aluminium.
« Tout d’un coup, me sont revenus des souvenirs de la rue Bliss, où les étudiants avaient toujours au creux de la main une man'ouché ou un sandwich à base de pain saj. Ceux d’un vieux four oublié sur la route de Faraya. Et tous ces souvenirs-là dépassaient le domaine du culinaire stricto sensu. Ils représentaient plutôt un esprit, une ambiance, une idée du rassemblement autour de quelque chose d’à la fois simple, pas cher, mais si fédérateur qu’est le saj. C’est un sandwich, un wrap, à la façon libanaise qui justement fait sauter les frontières sociales et générationnelles. Surtout, j’ai pensé que c’est quelque chose qui pourrait très facilement s’intégrer dans le street food de Londres, car le saj, c’est un peu le frère libanais d’un pain de tortilla ou d’un simple wrap. »
Le labné « saj » et la pyramide de Bonjus, comme à la maison. Photo Justin de Souza
Un concept et un lieu réconfortant, comme la maison
Seule avec cette idée en tête, et avec le soutien de son mari, Danièle Anid se lance dans ce grand chantier dès 2023. Elle doit surtout se familiariser avec la technique de cuisson de la pâte. Pour se faire, elle contacte Em Ali, une figure emblématique de Souk el-Tayeb et devant le stand de laquelle, tous les samedis avant-midi, lorsque le marché est opérationnel, une file de gens se forme, quémandant leur saj. « Em Ali a accepté mon invitation, et elle m’a aidé, avec toute la générosité du monde dans mon aventure. J’ai passé une semaine chez elle, pas loin de l’aéroport de Beyrouth, à mimer le mouvement de ses mains. Elle m’a appris avec beaucoup de patience toutes les étapes qui font le secret d’un bon saj. Comment préparer la pâte, comment l’ouvrir et l’étaler sur un coussin, avant de la renverser sur le dôme de fer où elle sera cuite », raconte Danièle Anid. Entre-temps, du côté de Londres, elle emploie deux étudiants libanais, un Syrien et un Irakien, pour concocter avec elle son snack qu’elle baptisera « Bayt Sajj ».
Le plus émouvant dans cette histoire, c’est qu’Em Ali ira jusqu’à Londres, quelques semaines avant l’ouverture de l’établissement, pour entraîner les employés à la technique du saj. « En fait, c’est vraiment comme si j’avais transporté un pan du Liban à Londres, et plus précisément dans le quartier de Holborn, qui est situé entre les plus grandes universités londoniennes, UCL, LES et d’autres. » Elle fait même appel à la cheffe libanaise Tara Habis pour l’aider à développer sa carte et ses recettes. « L’idée était vraiment d’avoir une expérience similaire à celle des fours de saj libanais, c’est-à-dire de permettre aux clients de voir se préparer ce qu’ils vont consommer. Mais aussi de placer le saj dans le présent, et plus particulièrement dans le monde du street food cosmopolite.
C’est pour cette raison qu’on propose, bien sûr, la traditionnelle man’ouché au thym, au labné, au fromage ; mais aussi des variantes comme la kafta et le fromage, et même un saj de thon. Le saj étant plus fin que le pain de la man’ouché traditionnel, cela constitue un repas plus léger et donc plus facile », conclut Danièle Anid dont la recette, magique pour les londoniens comme pour la diaspora arabe, cartonne depuis l’ouverture de Bayt Sajj. Tous les jours, de nouveaux venus y font la queue, des habitués y débarquent et, comme au Liban, les employés leur demandent « s’ils veulent la même chose que d’habitude ». Et, en attendant leur labné saj, les clients peuvent surtout planter leur petite paille dans des pyramides de Bonjus, fermer les yeux, et retrouver à des milliers de kilomètres de Beyrouth... le goût de la maison.
*Bayt Sajj, ouvert tous les jours de 9h à 21h. 114 Southampton Row, London WC1B 5AA
On lui souhaite tout le bonheur la réussite et surtout de garder partout l image du Liban
23 h 03, le 22 septembre 2024