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Culture - Entretien

Carmen Boustani : Si je n’écris pas j’ai peur de mourir

L’auteure, essayiste, chercheuse et maître de conférences consacre son dernier ouvrage à la biographie de May Ziadé dont la personnalité la fascine, et avec laquelle elle partage un combat féministe.

Carmen Boustani : Si je n’écris pas j’ai peur de mourir

Carmen Boustani, féministe jusqu'au bout de l'écriture. Photo Nanette Ziadé-Ritter

Écrivaine franco-libanaise, originaire de Zahlé, Carmen Boustani est détentrice d’un doctorat ès Lettres de l’Université Lumière Lyon 2 (1990) et d’un DEA en sémiolinguistique de la Sorbonne-Nouvelle, Paris III (1993). Elle est directrice de la Revue des lettres et de traduction de l’Université Saint-Esprit, Kaslik (Liban) et chercheuse associée au laboratoire Dynalang après avoir été membre du comité de lecture de la revue Simêon (de 2000 à 2009).

Professeure des universités, maître de conférences, romancière, essayiste, elle a reçu la Médaille d’honneur des écrivains de langue française en 2011, les Palmes académiques en 2006, la Médaille d’or, ainsi que le prix d’excellence du CNRS à l’occasion de son jubilé d’or, en juin 2012.

Pour cette auteure, écrire se conjugue souvent au féminin, puisque de Colette à May Ziadé, en passant par un ouvrage sur Andrée Chedid, elle se faufile dans l’univers d’auteures qui ont marqué la condition des femmes et dont les écrits véhiculent à ses yeux l’entente et la paix. Leur résilience passe pour Carmen Boustani par les mots et le langage, qui sont au centre de son œuvre à elle-aussi.

Rencontre avec cette auteure féministe, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, May Ziadé : la passion d’écrire (publié aux éditions des femmes Antoinette Fouque). Un entretien journalistique qui se transformera en vrai moment d’émotion pour Carmen Boustani, lorsqu’elle découvre que son intervieweuse n’est autre que la petite-fille du cousin de May Ziadé, qui fut tout à la fois le premier amour de May Ziadé, mais aussi le médecin qui contribuera plus tard à la faire interner.

Comment avez-vous développé un goût pour l’écriture ?

J’ai le goût de l’écriture depuis ma jeunesse. J’ai grandi à Zahlé dans un milieu conservateur, et très jeune déjà j’avais un esprit critique vis-à-vis des femmes de mon milieu. J’aspirais à devenir autre chose qu’une femme entièrement dévouée à la famille. J’ai commencé à rédiger des poèmes, et un jour mon professeur d’arabe en a lu un et m’a encouragée à continuer, sauf que je me suis arrêtée là. C’était au début de l’adolescence et j’aimais beaucoup lire. Naturellement plus tard, j’ai choisi les lettres parce que j’étais éprise de littérature. Je m’y sentais si bien qu’elle est devenue aujourd’hui ma patrie. Ce monde de penseurs, d’écrivains ou règnent éthique et rêves me correspond totalement.

Comment en êtes-vous arrivée à écrire sur les femmes ?

À l’université j’ai décidé de travailler sur des femmes, vu le regard précoce critique que je portais sur leur condition. Le hasard a fait que je suis tombée sur Colette que je ne connaissais pas et j’ai décidé de faire 2 thèses sur cette auteure. L’Orientale que je suis a trouvé dans la rébellion et transgression de Colette une certaine compensation qui m’a amenée à écrire sa biographie. J’étais choyée par ma famille et mon milieu, mais au fond de moi grondait en permanence une sorte d’insatisfaction, je ne voulais pas être une femme au foyer.

Pourquoi les biographies en l’occurrence féminines vous intéressent elles en particulier ?

Je ne saurais pas vous dire pourquoi. Toutefois je me suis penchée sur ces femmes avant de rédiger leur biographie qui, elle, nous permet de défricher leur vie secrète comme s’il y avait un fossé entre le moi intérieur et extérieur. Et c’est cette autre vie que j’aime chercher chez un auteur dont je suis familière. Avec Andrée Chedid j’ai partagé une amitié de 25 ans. Un jour, je lui fais part de mon désir d’écrire sur ses romans, ce qui l’a enthousiasmée particulièrement, vu qu’on avait largement écrit sur sa poésie. Elle m’accorde une interview qui devait figurer à la fin de mon ouvrage, sauf qu’un an plus tard elle développe la maladie d’Alzheimer. Je ne suis plus allée la voir pour garder d’elle un souvenir intact. Le projet est resté dans les tiroirs jusqu’au jour où les éditions Flammarion m’ont demandé de préfacer une réédition de son œuvre poétique qui a dû leur plaire, puisqu’ils m’ont commandé par la suite sa biographie (Andrée Chedid : L’écriture de l’amour ). C’était pour moi une façon d’honorer la promesse que je lui avais faite. J’ai pris un énorme plaisir à jouer à l’enquêtrice, et son mari comme sa fille m’ont énormément épaulée en me fournissant informations et documents précieux.

Tout en étant chrétienne, May Ziadé s’est nourrie des pensées de la Nahda, mais les a emmenées plus loin. Féminisme, écriture et Égypte sont-ils derrière votre élan pour écrire sa biographie ?

J’étais très attirée par l’Égypte, par cette période enrichissante de la renaissance arabe de la première moitié du 20e siècle, point de rencontre de la pensée islamique avec le monde occidental. J’aurais voulu naître à cette époque, dont Amin Maalouf dit dans Le naufrage des civilisations qu’elle était un eldorado et qu’il est regrettable qu’il y ait eu l’émergence des Frères musulmans qui a changé la face non seulement de l’Égypte et du Moyen-Orient, mais peut-être du monde. Dans ce monde de penseurs, de journalistes et d’écrivains, il y avait très peu de femmes. Je chérissais May Ziadé depuis mon jeune âge, et ma découverte à l’école de son poème Canari. Donc naturellement j’ai voulu plancher sur sa biographie.


L'ouvrage que l'auteure a consacré à l'une des premières féministes du Moyen-Orient.

Vous dites dans votre livre vouloir écrire sur « une compatriote dont la vie professionnelle m'apporte une stimulation intellectuelle ». Laquelle précisément ?

Tout d’abord, étant compatriotes nous partageons un imaginaire collectif. Par ailleurs, elle était chrétienne de confession maronite et nous avons les mêmes croyances. Elle a en outre réussi à s’imposer toute jeune dans un milieu musulman impitoyable pour les femmes, qui étaient confinées au harem et derrière les moucharabieh. May Ziadé n’avait pas connaissance de la langue arabe. Elle a fait ses études à Antoura et a opté, dès le départ, pour la langue française et la musique, notamment le piano, négligeant les sciences. Elle a été la première femme journaliste à faire carrière. La presse étant arabophone, elle a dû apprendre la langue sur le tard avec son professeur d’arabe, philosophe par ailleurs, qui lui a offert le Coran qu’elle a entièrement lu. Quand elle a commencé très jeune à écrire dans le journal de son père al-Mahrousa on devait lui corriger ses articles, mais après elle a milité pour cette langue et sa modernisation tout en restant attachée à la langue française. J’admire cela chez elle.

Comment faites-vous pour vérifier vos sources ?

Il faut déjà lire toute l’œuvre pour élaborer un synopsis puis enquêter partout, consulter tout ce qui a été écrit sur elle et surtout la correspondance qui est primordiale pour moi. Avec May Ziadé j’avais de la matière, malgré le fait que ses cousins aient dispersé et vendu sa bibliothèque et que pendant sa grave dépression, elle a fait un autodafé d’une partie de sa correspondance. May Ziadé était polyglotte et écrivait en plusieurs langues des lettres qui ont été rassemblées et traduites par Salma Haffar el-Kouzbari, auteure et traductrice syrienne. Le Dr Jamil Jabre penseur, chercheur et critique libanais a repris une partie de sa correspondance. Tous ces documents ainsi que sa correspondance avec Gebran m’ont énormément renseignée.

Votre livre est-il à la croisée de la biographie et la monographie ?

Non, c’est une biographie. Mais j’ai tenu à la situer dans le siècle de la Nahda, histoire de connaître tous ces penseurs, philosophes, journalistes, écrivains qui ont tourné autour de May Ziadé et son salon littéraire, le premier salon mixte de l’époque et qui a joué un rôle de pivot. Je ne pouvais en aucun cas négliger tout ce qu’elle avait écrit, et c’est impressionnant malgré tout ce qui a été perdu.

Qu’est-ce que vous avez appris sur May Ziadé que vous ignoriez totalement ?

J’ai appris sur elle plusieurs choses, qu’elle était polymorphe notamment. Je la compare à George Sand parce qu’elle a traité tous les genres. J’ai appris par exemple qu’elle aimait écrire dans un petit espace qu’elle avait conçu à Dhour Choueir, à proximité de la résidence d’été de sa famille et qu’elle imaginait vivre avec Lord Byron, elle qui aimait les romantiques. Elle rédigeait sur le sujet des articles assez cocasses qui m’ont confirmé sa dimension à vivre dans l’imaginaire. Tout comme George Sand, elle affectionnait les espaces contigus pour prendre la plume. Et par ailleurs, j’ai découvert un de ses poèmes Un poème à mon cousin – votre grand-père le Dr Joseph Ziadé ! – son premier amour qui venait la voir à Antoura et avec lequel elle élaborait des projets d’avenir. Elle imaginait qu’ils achèteraient une maison sur les collines de Chahtoul, mais tout est tombé à l’eau quand il lui a annoncé qu’il voulait faire ses études de médecine en France. Il a continué à lui écrire, pas elle en revanche, qui a estimé que s’il n’avait pas honoré ses engagements c’est qu’il ne tenait pas vraiment à elle.

Par ailleurs j’ai constaté qu’elle écrivait de nombreux poèmes d’amour adressés à des filles qui peuvent interpeller un lecteur sur sa sexualité, mais moi je pense que ces lettres sont en réalité adressées à Joseph. D’ailleurs Poème à mon cousin est très fraternel, car à l'époque il n’était pas convenable qu’une jeune fille d’un milieu très conservateur exprime son amour. Une autre hypothèse serait que ces écrits reflètent une tendance homosexuelle chez les adolescentes amoureuses de l’amour. Ce qui m’a toutefois le plus intéressé chez May Ziadé, c’est son combat féministe. Elle a lutté pour libérer la femme du voile et dans le couple, et pour son droit à l’éducation. Elle s’est d’ailleurs octroyé la liberté à 20 ans d’une conférence qui commence avec « Comment je veux que l’homme soit », devant un parterre d’hommes à qui elle a reproché que l’adultère pénalise la femme et pas l’homme. Elle avait un courage impressionnant.

Vous avez choisi de commencer votre biographie de May par la fin de sa vie, pourquoi ?

C’est vrai, une biographie en général, c’est chronologique, mais je voulais mettre l’accent sur cette femme culte de son siècle et comment, en Orient, elle a fini dans un asile de fous.

Quelle émotion suscite en vous May Ziadé ?

J’ai un sentiment d’admiration en même temps de tristesse, étant donné la fin qui a été réservée à cette femme de génie, dans une société patriarcale qui limite la création à la gent masculine et la procréation à la féminine. Son destin est un peu comme celui de Camille Claudel qui a été internée elle aussi, mais par sa mère.

Avec May vous avez également en commun un intérêt linguistique

Oui, parce que comme May, je suis indépendante, libanaise, maronite. Comme elle, je m’intéresse au droit des femmes et je suis pour l’interaction Orient-Occident, et c’est ce qui explique mon grand attachement à la langue française. Les Boustani sont d’habitude très forts en arabe. J’étais douée pour les 2 langues, mais j’ai opté pour le français au début de la guerre civile dans les années 70 -80. Je me trouvais en France où j’étais tellement bouleversée par cette violence que j’ai boudé l’arabe. Durant 2 décennies, je n’ai plus lu un seul texte arabe, j’en parle d’ailleurs dans mon roman « La guerre m’a surprise à Beyrouth ». Puis, à mon retour, on m’a demandé d’écrire un article pour une publication arabe qui tenait à ma signature, j’ai longtemps hésité mais finalement j’ai cédé et c’était le retour du refoulé.

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May Ziadé comme Andrée Chedid évoquent le corps dans leurs écrits...

Oui, Andrée Chedid parle dans ses romans du corps malade, blessé, amoureux, et dans ses nouvelles du corps vieillissant. May Ziadé accordait elle aussi une grande importance au corps. Depuis son séjour à Antoura, elle se révoltait contre l’éducation religieuse des sœurs qui restreignaient la liberté du corps. Elle qui a bousculé les codes et les normes a beaucoup travaillé sur la mode, la couleur, le droit de la femme à être séduisante et à libérer le corps des femmes des violences conjugales.

Qu’est-ce que le corps justement pour Carmen Boustani ?

Ah ! j’aime cette question. Le corps est très important pour moi. D’ailleurs ma biographie sur Colette s’intitule L’Écriture-corps (L’Harmattan). Dans ces années 80, on ne parlait pas beaucoup du corps, il a fallu attendre le mouvement féministe. Aujourd’hui je travaille beaucoup sur la sémiologie du corps, ce qui me rapproche beaucoup de Roland Barthes qui lui accorde une grande importance.

Qu’est-ce qui vous fait avancer dans la vie ?

L’écriture. Elle est devenue avec l’âge une raison de vivre en période de conflits. J’ai peur de mourir si je n’écris pas.

Qui sont vos auteurs fétiches ?

Forcément ceux dont j’ai écrit la biographie, mais aussi Marguerite Duras et Annie Ernaux, entre autres.

En tant qu’auteure, que pensez-vous des réseaux sociaux et de leur impact sur l’écriture ?

Avec les réseaux sociaux les jeunes n’ont plus le temps de lire. La littérature est primordiale. Les réseaux sociaux, c’est un vaccin anti-éthique, anti-littérature. Et s’il y a un manque d’éthique aujourd’hui, c’est parce qu’on a négligé la littérature.

Dans ce même état d’esprit, quel serait pour vous le rôle des auteurs et des intellectuels dans un monde actuel en autodestruction ?

Au moment de la Nahda puisqu’on en parle, un auteur avait un rôle plus important que celui des politiciens. Le siècle des Lumières a été marqué par les penseurs et les philosophes. Dans notre pays et sa situation actuelle, les intellectuels sont privés de leur rôle, faute de moyens.

Comment dans ce monde que vous percevez en déchéance conserve-t-on sa part d’humanisme ?

On se déshumanise de plus en plus. L’humanisme, on l’apprend dans la littérature, d’où son importance dans l’éducation. Il faut d’abord débrancher les jeunes des réseaux sociaux.

Est-il déjà trop tard ?

Non, il n’est jamais trop tard pour le progrès et en tant qu’êtres humains, nous ne désespérons pas.

Carmen Boustani au Marché de la poésie en juin dernier à Paris. Photo DR

Quelle est la qualité la plus importante pour vous ?

L’honnêteté.

Quel est le souvenir le plus précieux que vous gardez de votre enfance ?

(Les larmes lui montent aux yeux) L’amour de mes parents.

Quelle place occupe la famille dans votre vie ?

La famille est très importante, notamment quand le père et la mère sont encore là puisqu’ils en sont le noyau, mais au-delà, la fratrie doit savoir garder des liens.

Si vous deviez choisir un seul livre à emporter en exil lequel serait-ce ?

May Ziadé : la passion d’écrire.

Écrivaine franco-libanaise, originaire de Zahlé, Carmen Boustani est détentrice d’un doctorat ès Lettres de l’Université Lumière Lyon 2 (1990) et d’un DEA en sémiolinguistique de la Sorbonne-Nouvelle, Paris III (1993). Elle est directrice de la Revue des lettres et de traduction de l’Université Saint-Esprit, Kaslik (Liban) et chercheuse associée au laboratoire Dynalang après...
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