L’identité n’est pas une chose immuable. Elle est propre à chacun et se construit tout au long de l’existence. Comme l’explique si bien Amin Maalouf : « Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ? » L’identité d’Ursula Nowak Assaf s’est construite, pour sa part, au gré des fluctuations entre son Allemagne natale et son Liban de cœur.
Orientaliste avisée, son chemin va croiser par hasard celui de Youssef Assaf, professeur, poète, doctorant en théologie qui deviendra plus tard responsable du programme culturel de l’Institut Goethe au Liban. Ensemble, portés par les bras du destin, ils vont se vouer corps et âme à la philosophie, aux lettres et à la traduction, véhiculant un échange culturel constant entre l’Allemagne et le Liban. Youssef Assaf recevra d’ailleurs en 2005 le Bundesverdienstkreuz (ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne) pour son travail intellectuel au sein du Goethe-Institut.
Bien qu’ils aient traduit bon nombre d’écrits de Mikhaïl Naïmé, Salah Labaky, Fouad Rafqa et bien d’autres, leur ouvrage le plus conséquent reste sans aucun doute la traduction de l’œuvre complète de Gebran Khalil Gebran de l’arabe à l’allemand qui aura grandement impacté le rayonnement culturel libanais en Allemagne. Leur travail acharné et leur grand dévouement auront permis la construction de nombreux ponts entre les cultures allemande et libanaise dont les fondations perdurent jusqu’à aujourd’hui. Près de 11 ans après le décès de Youssef, et toujours portée par la voix de l’Orient et par l’esprit de son mari, Ursula Assaf Nowak continue de publier de nouveaux écrits rappelant que si l’Allemagne l’a bercée et l’a fait vivre, le Liban quant à lui l’a fait grandir.
Quel a été votre premier contact avec l’Orient et l’orientalisme ?
Mon premier contact avec l’Orient a eu lieu à Paris. J’y ai rencontré beaucoup d’Orientaux à la Sorbonne avec qui je me suis liée d’amitié. Grâce à eux, j’ai pu découvrir la culture orientale sous toutes ses formes, et par la suite, j’ai pu rencontrer leurs familles et découvrir pleinement les coutumes orientales. Ce monde m’a fascinée car il ne ressemblait en rien à ce que j’avais connu en Allemagne dans la période de l’après-guerre. Une fois rentrée en Allemagne, j’ai rejoint l’Université de Fribourg qui enseignait l’orientalisme. Ainsi, j’ai pu étudier l’arabe, le persan et le turc en incluant l’histoire et la littérature de ces trois langues.
Par la suite, vous avez rédigé une thèse sur les contes orientaux. Pourquoi avez-vous choisi ce sujet et comment l’avez-vous écrite ?
Il se trouve que mon professeur Hans Robert Romer m’a demandé d’écrire une thèse de doctorat que le centre des contes de Helsinki réclamait sur le thème des contes. Il fallait rassembler plusieurs histoires issues du folklore oriental. Au début, j’étais hésitante car ce n’était pas forcément le sujet que j’avais le plus envie d’aborder pour ma thèse. Mais en effectuant mes recherches, j’ai découvert comment l’on pouvait entrer dans l’essence même d’un pays, capter son âme, à travers ses contes, ce qui m’a petit à petit fait changer d’avis. En plus, et ce grâce à une bourse offerte par Volkswagen, j’ai pu effectuer mes recherches dans des bibliothèques en Syrie, en Égypte, au Liban et en Jordanie pour récolter cette richesse culturelle et folklorique. C’était un travail considérable, notamment en termes de transcription et de compréhension des différents dialectes locaux, mais aussi dans l’interprétation de ces derniers de l’arabe à l’allemand.
Et cette thèse est également devenue un recueil de contes ?
Oui, ces contes ont été recensés dans ma thèse qui a été incluse dans la Finnish Folklore Cooperation, une encyclopédie qui réunissait des contes du monde entier. De nombreuses maisons d’éditions m’ont contactée par la suite pour publier des recueils de contes d’Orient ou du Liban. Ces histoires ont été publiées dans plusieurs recueils et je m’y suis consacrée pendant 5 ou 10 ans.
Comment avez-vous rencontré Youssef Assaf ?
Durant mes études, je travaillais au secrétariat de l’université. Et un jour, une dame de Fribourg vint avec Youssef à l’université et me l’a présenté. Il était encore prêtre à ce moment-là et faisait ses études à Strasbourg, et elle voulait voir le professeur Roemer. Mais il était parti déjeuner, alors elle m’a laissée avec Youssef. J’ai alors pu constater que c’était quelqu’un de très généreux et pédagogue. Je l’ai alors convaincu de devenir notre professeur d’arabe, étant donné que notre professeur précédent était parti sans crier gare. Je l’ai rapidement convaincu et, 30 minutes plus tard, nous avions un nouveau professeur. Les cours quant à eux avaient tout de suite gagné en qualité.
Parmi toutes les traductions que vous avez faites avec Youssef, celle de l’œuvre de Gebran est certainement la plus importante. Comment avez-vous découvert Gebran ?
Avant l’université, j’ai travaillé dans une bibliothèque à Duisbourg. C’était l’époque où beaucoup de travaux anti-autoritaires étaient publiés sur l’éducation. Et dans l’un de ces livres, il y avait une citation qui m’a beaucoup plu, la fameuse « Vos enfants ne sont pas vos enfants »... J’ai été fascinée par ces quelques mots et j’ai voulu en trouver l’auteur. Mais j’ai eu beau chercher, personne à la bibliothèque ne connaissait l’écrivain à l’origine de cette citation. Un an plus tard, j’ai été invitée à un mariage à Londres et j’ai vu une autre citation de Gebran sur l’amour, mais là-bas aussi, personne n’a pu m’éclairer sur son origine. Ce n’est que quand je me suis mariée avec Youssef et que je suis allée au Liban que j’ai pu réellement rencontrer Gebran, lors d’une visite au musée qui lui est consacré dans la Qadicha, qui m’a permis d’en apprendre plus sur lui, en plus de me procurer ses livres en anglais.
Qu’est-ce qui vous a poussée à le traduire ?
Pendant un séjour en Allemagne, une première traduction du Prophète de Gebran en allemand a été publiée, et une amie me l’a offerte en cadeau. Je n’étais pas satisfaite de la traduction, car je trouvais que le style oriental et la pensée du texte étaient mal retranscrits, en plus d’avoir été réalisée en allemand ancien, ce qui rendait la lecture du livre très pénible. J’ai donc contacté la maison d’édition de cette publication, afin de leur exposer une autre façon d’envisager la traduction de cette œuvre. Ils m’ont alors proposé d’adapter en langue allemande les autres ouvrages de Gebran. C’est ainsi que nous avons commencé le travail de traduction avec Youssef. Ensemble, nous avons traduit les huit livres de Gebran qui ont été écrits en arabe et, par la suite, nous avons fini par être les traducteurs officiels de l’œuvre de Gebran en allemand.
Il semble aussi que les écrivains libanais ou orientaux, que ce soit Gebran ou ses contemporains, n’étaient pas très connus en Allemagne. Vous avez donc eu un rôle important à jouer dans la construction de ponts entre l’Orient et l’Occident ?
Oui, comme je l’ai souligné précédemment, personne ne connaissait Gebran ou ses contemporains. Lorsque nous avons traduit Gebran, Youssef et moi étions connus comme des traducteurs de l’arabe à l’allemand et nous étions en permanence entre l’Orient et l’Occident et entre le Liban et l’Allemagne. Nous étions invités en Égypte et au Proche-Orient pour des assemblées de traducteurs, nous avons pu connaître plusieurs auteurs au Liban, et par la suite, nous avons commencé à traduire d’autres écrivains libanais, comme Mikhaïl Naïmé et Amine al-Rihani... Nous avions aussi l’habitude d’accueillir des groupes d’Allemands qui venaient au Liban pour lesquels nous organisions des séances de lecture sur le pays du Cèdre et sa culture. Nous tentions ainsi de toujours communiquer la pensée orientale à l’Allemagne et la pensée allemande à l’Orient.
Quelles ont été vos premières impressions du Liban ?
Ce fut une révélation pour moi. J’ai beaucoup aimé ce pays et j’ai tout de suite apprécié l’hospitalité libanaise, mais aussi les grandes civilisations qui ont insufflé leur héritage à travers les villes historiques que sont Byblos ou encore Baalbeck, pour ne citer que celles-là. J’ai aimé les Libanais qui sont beaucoup plus sociables et ouverts qu’en Europe et qui sont dotés d’une joie de vivre que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Mes meilleures années ont été celles que j’ai passées au Liban et dans ses villages, et j’aime autant ce pays que ses habitants. Le Liban et l’Allemagne sont comparables à deux entités contraires, qui se complètent en réalité. L’Allemagne, étant par nature stricte, a besoin de la chaleur et de l’ouverture d’esprit libanaises. Et la communication qu’il peut y avoir entre ces deux extrêmes est très importante dans le rapprochement culturel libano-allemand.
Avec Youssef Assaf, vous avez traduit un nombre non négligeable d’auteurs libanais que l’on a évoqués plus tôt. Mais comment se fait le travail de traduction ?
C’est un processus très fastidieux et délicat. Souvent, on me complimente en me disant que mes textes ne sonnent pas traduits. Je pense que pour en arriver à ce résultat, il faut bien connaître le pays d’où vient le manuscrit. Il faut y avoir vécu longtemps pour savoir comment les gens utilisent ou s’approprient les différentes expressions du texte original. Et pour ça, je fais d’abord une traduction mot à mot pour comprendre tout le texte. Puis je m’en éloigne un peu pour ne pas être restreinte par les mots. Et finalement, je le traduis dans un allemand plus oriental, de sorte que le lecteur allemand ressente dans chaque phrase ce que l’auteur libanais a voulu exprimer. Surtout, il ne faut jamais se limiter à des traductions littérales. Il faut rester fidèle à chaque mot tout en les transmettant dans un allemand pur.
Plus récemment, vous avez sorti plusieurs livres évoquant votre vie au Liban de façon épistolaire à travers les lettres que vous avez envoyées à vos parents en Allemagne. Comment vous est venue cette idée ?
J’avais l’habitude de tenir un journal intime que j’alimentais régulièrement. Mes parents s’inquiétaient pour moi, étant donné que j’étais au Liban durant la guerre civile, et je m’efforçais de leur écrire au moins chaque semaine de façon à les rassurer. De retour en Allemagne, après la mort de Youssef, j’ai découvert que ma mère avait gardé toutes les lettres dans un grand paquet.
Et par amour pour le Liban, j’ai commencé à éditer ces lettres et les revoir non seulement d’un point de vue personnel mais aussi en rajoutant un fond historique qui raconte le développement de mon quotidien et de l’amour que j’éprouve pour ce pays. J’ai publié d’abord une première partie qui raconte l’année que j’ai passée dans la maison allemande d’Orient à Beyrouth, dans laquelle je me suis concentrée sur la vie intellectuelle de la capitale (Briefe aus Beirut) et les rencontres que j’ai pu effectuer au sein de l’Orient Institut. Puis, dans une seconde partie, Briefe aus dem Libanon, je me suis penchée sur la vie sociétale libanaise.
Mme Assaf, un Professeur toppimissime.Votre œuvre est magnifique !
00 h 24, le 29 août 2024