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Nos Lecteurs ont la Parole

Petit pays, grande destinée

Résumé de la conférence de clôture de la première journée dédiée au Liban de l’Académie nationale de médecine de France le 11 avril 2024 sous le thème « Les relations entre la France et le Liban dans le monde médical et scientifique, des relations très réussies ».

La première gratitude, on la doit à ceux qui ont implanté la langue française en médecine au Liban, les pères jésuites.

L’enseignement du français a été introduit au Liban par différentes missions religieuses catholiques, protestantes ainsi que des missions laïques françaises. Cependant, on doit aux pères jésuites l’enseignement universitaire et notamment en médecine du français.

Le père Rémi Normand, recteur de l’Université Saint-Joseph, en présentant son rapport au gouvernement français le 8 août 1880, insistait sur le fait qu’« il y a une nécessité d’établir à Beyrouth une école de médecine catholique et française ». La faculté de médecine vit le jour le 30 novembre 1883. Depuis plus de 140 ans, elle n’a de cesse d’enseigner la médecine en français.

Tous les intervenants venus de Beyrouth, et certains de France, en sont issus. Fiers d’avoir appris les jalons de la médecine dans la langue de Molière. Fiers de rester encore le dernier jardin de la francophonie en Orient.

On a fêté donc ce 11 avril, une langue, la langue française. D’aucuns se hasarderont à dire, qu’il n’y a plus de médecine en français. Depuis belle lurette, des esprits chagrinés et un peu chagrins assurent qu’on a perdu la bataille de cette langue en médecine. C’est peut-être vrai, la domination de l’anglais est incontestable et indubitable dans l’art médical. Toutefois, si on a perdu notre langue commune, on a néanmoins en partage un langage commun. Qu’il faut préserver, développer, enrichir, et comme on l’a fait durant cette journée, il faut surtout le mettre en valeur.

On doit à l’Académie nationale de médecine de continuer à mettre en valeur ce langage commun, qui s’appelle la francophonie, terreau d’humanisme en médecine. Car l’école française de médecine, dans toutes les spécialités médicales, se distingue sensiblement par son humanité, son compagnonnage, sa compréhension du symptôme, son écoute, son adhésion au malade et à ses souffrances. Cela, on ne l’a pas perdu, on ne le perdra jamais, il fait partie de l’ADN de cette école de pensée, et ce langage commun, il faut savoir constamment le cultiver.

Le Liban, beaucoup de poètes et de romanciers français ont exprimé sa beauté en y trouvant leur inspiration chez nous au cours de leur rituel voyage en Orient. Ce beau pays est aussi l’un des plus vieux au monde, puisque le Liban est cité 103 fois dans l’Ancien Testament et que la métaphore qui le désigne « pays des cèdres » est citée 74 fois dans la Bible.

Pour beaucoup de Libanaises et de Libanais, le français est un fait de culture et un choix social, tous deux fondés sur des liens ancestraux et affectifs avec la France. Pour cette double raison, le Liban a occupé dès le départ une place privilégiée dans les organes de la francophonie. Charles Hélou, un des anciens présidents de la République, amoureux de la langue française et connaissant par cœur le théâtre de Racine, avait fondé avec Senghor, Bourguiba et d’autres, la francophonie. Il avait affirmé : « La francophonie n’est pas pour le Liban l’envers de l’arabité. Elle est son complément. » Et cela est toujours vrai.

La langue française est, pour beaucoup de personnes, bien plus qu’un idiome, une somme de valeurs, un facteur d’osmose culturelle Orient-

Occident, un symbole d’ouverture sur le monde, un passeport pour un avenir meilleur.

Le français est donc devenu un élément indissociable de l’identité libanaise.

Le recteur de l’Université Saint-

Joseph disait en 2001 : « Si le Liban venait à être privé de langue et de culture françaises, plus rien ne le distinguerait des autres pays arabes de la région, et il perdrait sa raison d’être la plus fondamentale : celle de constituer un lieu de rencontre et de dialogue entre la civilisation occidentale et la civilisation arabe. »

Bon nombre de Libanais ont excellé et excellent encore à l’échelle internationale grâce à l’adoption du français comme moyen privilégié d’expression.

Parler de gratitude, c’est aussi remercier tous les médecins et scientifiques français qui sont venus en mission au Liban. Tous ceux qui ont aidé un interne par-ci, un résident par-là, un médecin des fois, un étudiant souvent, pour que tous puissent profiter de l’excellence de la médecine en France.

Et dans tout notre hôpital à Beyrouth, qui s’appelle d’ailleurs

Hôtel-Dieu de France, et qui a fêté 100 ans de son existence l’année passée, depuis 100 ans et inlassablement, nos feuilles de soins sont en français, nos passations de soins se font en français, nos dialogues et débats sont en français, nos enseignements sont en français et nos prises en charge sont inspirées de l’école française de médecine.

Voilà pourquoi nous réfléchissons en français, nous parlons en français, nous écrivons en français et presque nous soufflons en français. Et nous sommes très rares à le faire encore en médecine dans notre pays.

Par ailleurs, la population libanaise est soumise de manière permanente à un environnement traumatogène, dû à une entreprise délibérée, programmée par l’oligarchie pervertie actuelle pour la réduire au désespoir le plus absolu, au dénuement le plus total, en lui imposant un désordre dans tous les sens.

Comment peut-on expliquer que malgré tout cela, notre pays tient-il encore ?

Comment comprendre que nonobstant les vicissitudes de notre existence dans ce pays, nous arrivons encore à avoir un semblant de vie ?

Que de personnes étrangères à notre pays nous disent, sans complaisance : « Je ne comprends pas qu’après tout ce que vous avez vécu, vous ne soyez pas tous devenus fous ? ! »

Alors, qu’est-ce qui nous sauve d’une déliquescence totale ?

La famille nous sauve. C’est incontestablement une valeur marquante de notre culture.

En plus de cela, nous sommes nourris par un inconscient collectif surprenant. Cet inconscient repose sur une légende populaire d’une Beyrouth « sept fois détruite, sept fois reconstruite », par une fable coriace du phénix qui renaît obstinément de ses cendres, ou par les vers de Nadia Tuéni, notre poète nationale dont la « péninsule des bruits (…) est mille fois morte, mille fois revécue ».

Mais il n’y a pas que ces deux facteurs. Il y a aussi un ciment formidable pour cette résilience, tant de fois louée et aujourd’hui, faut-il le dire, profondément vilipendée dans les salons de Beyrouth : le soutien communautaire. Nous donnons un exemple mondial de solidarité nationale. Après l’explosion du 4 août 2020 qui a ravagé notre capitale, les actes spontanés de solidarité dans les quartiers détruits de Beyrouth et les initiatives individuelles d’entraide en témoignent. À l’Université

Saint-Joseph, nous avons créé de multiples initiatives dont ce qu’on appelle l’opération 7e jour pour signifier qu’au lieu de se reposer au 7e jour de la semaine, nous ferons mieux de nous entraider.

De même, une profusion d’aide de tous genres a afflué de tous les pays du monde ainsi que de l’aide consistante de notre diaspora, cet autre Liban en dehors du Liban.

Mais il y a aussi, l’aide de la France. Quelques jours après la double explosion au port de Beyrouth, l’ambassade de France à Beyrouth était devenue une niche de travail qui recevait les Français venus de France nous aider. Le président de la République française a été le premier et le seul président à se déplacer le lendemain du drame pour nous assurer de son soutien et de celui du peuple ami de France.

La famille, la solidarité communautaire et nationale, et le soutien de certains pays, en peloton desquels se trouve la France, nous laissent appréhender l’avenir avec espoir.

Et cela va dans le sens de ce que nous apprend notre histoire. Celle-ci met l’homme libanais, l’Homo libanicus, devant une tourmente jamais résolue, l’obsession du manque. Quand on vit au Liban, le Libanais a constamment le manque de tous les pays orientaux ou occidentaux qu’il peut atteindre. L’obsession du

deuxième passeport est omniprésente. Il faut voir des panneaux publicitaires essaimer au Liban vantant les possibilités d’achat ou d’acquisition d’un deuxième passeport. Vu d’ci, ces panneaux sont surréalistes. Et quand le Libanais arrive dans ces pays d’accueil, très vite le manque du Liban lui revient. Il fait de tout pour se rappeler de son pays. Ainsi, entre un manque et un autre, notre cœur chavire toujours.

De nos jours, ce n’est plus la langue que l’on peut défendre, mais les valeurs communes de la médecine francophone. Quelles sont ces valeurs ? En premier, l’ouverture sur les autres et notamment à l’anglais, langue que nous manions aussi très bien dans notre pays et qui nous caractérise en tant que francophones. En deuxième, le respect des valeurs dans les soins, largement hérité de la France. Faut-il rappeler que la France a été le premier pays au monde à se doter d’un comité national d’éthique en 1983 ? Et surtout, en troisième, continuer à tendre vers la justice, c’est-à-dire à l’égalité d’accès aux soins, dont le système de santé en France est le parangon dans le monde. Ce sont tout cela les bases de la médecine francophone.

En choisissant huit médecins et scientifiques libanais pour siéger à l’Académie nationale de médecine, feu Pierre Farah, Carlo Akatcherian, Robert Barouki, Jean-Marc Ayoubi, Jean Tamraz, Mohammad Mohti, Ismat Ghanem et moi-même, et en consacrant une journée entière pour le Liban dans cette magnifique assemblée, l’Académie continue à perpétuer sans relâche cette tradition ancrée entre nos deux pays. Cette tradition où la France nous a beaucoup donné. Et pour retourner un peu la situation et répondre à l’interrogation : qu’est-ce qu’un Libanais peut apporter à la France ? j’emprunte ces mots à un de nos grands poètes, Salah Stétié : « La France n’a pas besoin d’un francisé, mais celui-ci peut trouver sa place comme porteur d’une sensibilité, d’un axe de réflexion, d’une écriture qui, tout en utilisant la langue française, apporte des sens différents à cette langue, un autre paysage, des nuances de sensibilité que le Français de souche ne parvient pas à découvrir lui-même. »

Pr Sami RICHA

Membre correspondant

de l’Académie nationale

de médecine

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Résumé de la conférence de clôture de la première journée dédiée au Liban de l’Académie nationale de médecine de France le 11 avril 2024 sous le thème « Les relations entre la France et le Liban dans le monde médical et scientifique, des relations très réussies ».La première gratitude, on la doit à ceux qui ont implanté la langue française en médecine au Liban,...
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