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Parler - Lorient-Le Siecle

L’arménien du Liban : vers la fin d’une exception linguistique ?

La langue propre à la diaspora du Moyen-Orient pâtit d’un changement profond du tissu social qui façonne la communauté arméno-libanaise.

L’arménien du Liban : vers la fin d’une exception linguistique ?

Une vue du quartier historique de Bourj Hammoud, où les pancartes dans d’autres langues côtoient celles en arménien. Photo Hermine Nurpetlian

Petite, Léa Baghamian passait son temps à écouter ses camarades parler arménien dans la cour de l’école pour enrichir son vocabulaire. Arrivée à Bourj Hammoud avec sa famille à l’âge de 8 ans, la native du Metn avait toujours mélangé sa langue maternelle avec l’arabe et le français, y compris avec ses parents et sa sœur, la privant alors de maîtriser totalement l’arménien. « Je me sentais en décalage avec les autres élèves, mais pas exclue pour autant », raconte aujourd’hui la policière de 20 ans, drapeau libanais cousu sur son uniforme. Si elle assume cette double identité, cette dernière se manifeste surtout par d’autres moyens. « Ce qui me connecte le plus à mon arménité, c’est l’Église », où Léa chante et joue du violoncelle, « car c’est ce qui guide ma vie, bien avant la langue ».

Un scénario difficile à concevoir il y a trente ou quarante ans. Aline Kamakian, Arméno-Libanaise de troisième génération, a été « élevée dans une famille où on parlait arménien, avec deux frères avec qui nous allions à l’école, aux réunion de scouts et à l’église en arménien. La question ne se posait même pas… » pour la patronne du restaurant Mayrig. Bien qu’encore largement utilisée au sein des foyers, la langue a aujourd’hui perdu son statut de prérequis pour s’intégrer dans la communauté. Son déclin est indéniable : l’arménien occidental, variante spécifique au Liban, à la Syrie, la Jordanie et l’Égypte (contrairement à l’arménien oriental parlé en Arménie, en Russie et en Iran), a été classé comme langue en danger par l’Unesco en 2010.

Léa Baghamian, 20 ans, travaille comme policière dans le quartier de Bourj Hammoud, en parallèle de ses études d’architecture. Photo Bertrand Lenoir

Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène, de la généralisation de l’anglais, renforcée par l’utilisation massive des réseaux sociaux, à la réduction de ce qui reste la plus grande population arménienne du Moyen-Orient, estimée à plus de 200 000 personnes au milieu du XXe siècle à quelque 40 000-60 000 personnes aujourd’hui au Liban, avec une assimilation croissante des dernières générations, davantage arabophones.

Pilier identitaire

Les Arméno-Libanais ont pourtant mis du cœur à ancrer leur langue dans leur terre d’accueil. Originaires de Cilicie pour la plupart, ils sont turcophones ou locuteurs de dialectes arméniens aux influences turques, arabes et persanes lorsqu’ils arrivent au pays du Cèdre après avoir fui le génocide de 1915-1923, ayant fait plus d’un million de morts. Massés dans des camps, ils commencent à communiquer plus largement en arménien occidental pour se détacher du turc, érigeant la langue en pilier identitaire. Des campagnes pour l’enseignement linguistique se diffusent, posant les jalons de ce qui deviendra le plus grand maillage d’écoles arméniennes au monde.

Deux générations plus tard, l’arménien occidental atteint son apogée. « C’est dans les années 1960 qu’il y a eu le plus de livres, de journaux, d’écoles, de théâtre et même de cinéma en arménien, relève Tigrane Yegavian, chercheur à l’Institut chrétien d’Orient. Le Liban était alors le phare de la diaspora arménienne dans le monde. » Dans la continuité du « modèle ottoman », le découpage communautaire du Liban a favorisé cette profusion culturelle où la langue est reine, avec ses quartiers, ses mariages endogames et ses partis politiques comme le Tachnag. Mais les événements dramatiques de l’histoire libanaise ont fini par bousculer cet ordre des choses.

Déclin

À l’image de leurs compatriotes, les Arméno-Libanais ont connu une émigration massive pendant la guerre civile, puis au cours des multiples crises frappant le pays du Cèdre depuis 2019. Cette fuite des cerveaux et des élites a participé à la paupérisation de la communauté et coupé court au bouillonnement intellectuel. L’effet le plus marquant de ce déclin s’est traduit dans la réduction du nombre d’écoles arméniennes. « Dans les années 1950, il en existait 56, et chaque établissement comptait des centaines d’élèves. Aujourd’hui, nous n’en avons plus que seize », énumère Ara Vassilian, principal de l’école de l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), association diasporique créée au Caire en 1906 et actrice incontournable des affaires arméniennes au Liban.

Selon l’Armenian Diaspora Survey de 2019, un quart des Arméno-Libanais ne sont jamais allés à l’école arménienne. « Compte tenu du vaste système scolaire que les Arméniens du Liban ont pu développer dans un espace géographique compact, (cela) est révélateur des changements intervenus dans la communauté », notent les auteurs de l’étude.

Ara Vassilian, principal de l’école de l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), dans son bureau, à Antélias. Photo AZ

Le mariage mixte s’est aussi érigé en facteur d’assimilation, contribuant au déclin de la langue. Malgré l’absence de statistiques officielles, plusieurs indicateurs témoignent de son augmentation. Dans l’école où Ara Vassilian est employé depuis 1993, si « environ un élève sur quinze » était issu d’un mariage mixte il y a encore dix ans, le ratio est passé à « la moitié ou plus », constate-t-il. « Qui est le nouvel Arménien ? Sans doute un individu à l’identité multiple, et nous devons l’accepter », tranche le principal.

Dans le quartier de Bourj Hammoud aussi, le tissu social a changé. En un peu plus d’une décennie, Kurdes, Syriens et Éthiopiens ont rejoint ses immeubles aux loyers abordables. Le repaire historique de la diaspora a perdu son statut de ghetto. « L’époque où vous n’aviez pas besoin de parler d’autre langue pour aller chez le boucher, l’épicier ou le tailleur est révolue », détaille Ara Vassilian. D’autant que depuis une vingtaine d’années, la communauté s’est étendue à des localités libanaises comme Antélias, Fanar et Rabié, poussant les Arméno-Libanais davantage vers l’arabe, le français et l’anglais. Même à Anjar, bulle linguistique résistante aux confins de la Békaa, « le dialecte arménien local est très influencé par l’arabe », constate Antranik Dakessian, professeur d’études arméniennes à l’université Haïgazian.

En toile de fond, l’idée que l’arménien appartient à la tradition et d’autres langues, l’anglais en particulier, à l’avenir. « L’arménien est utilisé pour parler de sujets arméniens, de valeurs arméniennes, une manière d’être dans le monde arménien, soulève la linguiste Anaïd Donabédian-Demopoulos, professeure à l’Inalco. Quand on parle de sexe ou de politique, on parle en anglais, quand on parle de mariage ou de religion, on parle en arménien. »

« Quand on parle de sexe ou de politique, on parle en anglais »

Une dynamique qu’Ara Vassilian tente de contourner. « Les élèves adorent le football, alors j’ai lancé un projet pédagogique sur ce thème, comme ça ils savent dire « passe », « tête » et « but » en arménien, et on peut en discuter dans cette langue, plutôt qu’ils aillent chercher l’information en anglais sur leur téléphone. » Une méthode difficilement applicable hors cadre scolaire. « Bien qu’il existe une presse arménophone de qualité, plus le locuteur avance dans sa formation, dans ses études supérieures, et moins l’arménien est présent dans son environnement intellectuel, médiatique, et dans tout ce qui touche aux grands enjeux de son époque », constate Anaïd Donabédian-Demopoulos, qui a enseigné à l’Université américaine de Beyrouth de 2013 à 2016.

Juliette Baghamian, la sœur de Léa, y voit une raison générationnelle. « Nos grands-parents, qui avaient plus de facilité à trouver un emploi viable, pouvaient se permettre d’investir leur énergie dans le maintien de la langue, qui était une priorité de la communauté à l’époque. Nous, notre priorité, c’est d’avoir un job qui paie bien dans une période de crise économique », explique l’étudiante en psychologie à l’Université libanaise.

« Si le vivier se tarit… »

« Je préfère parler de changement que de détachement, tempère cependant Antranik Dakessian, car si l’arménien occidental décline, la culture arménienne est toujours très présente dans les familles. » À l’université Haïgazian, il compte de nombreux étudiants qui ne sont pas allés à l’école arménienne et suivent son cours d’arts médiévaux arméniens. « Les jeunes expriment leur identité à travers d’autres composantes, où l’histoire tient une place importante. » Comme Léa, qui raconte avec fierté ses manifestations devant l’ambassade d’Azerbaïdjan contre la guerre au Haut-Karabakh en 2020, « car nous avons déjà vécu un génocide ».

Mais pour Tigrane Yegavian, l’éloignement linguistique, la désaffiliation est avant tout symptomatique d’un certain délitement de la communauté. « La société civile est active, mais il s’agit d’individus, il n’y a pas de structure arménienne capable de générer une nouvelle orientation. C’est un enjeu qui demande des moyens et un agenda. » Selon l’Armenian Diaspora Survey, 48 % des sondés au Liban désignent l’absence de vision comme le principal défi auquel fait face la communauté – ex aequo avec les mariages mixtes. « Le Liban et la Syrie sont des usines à produire des Arméniens qui émigrent majoritairement vers le reste du monde. Ils envoient des professeurs, des cadres, des prêtres », puisqu’en dehors des États-Unis, le seul séminaire se trouve à Bickfaya, ajoute Tigrane Yegavian. « Si le vivier se tarit, ce sera la fin de la diaspora post-1915, prévient-il. Ce sera aussi la fin du militantisme arménien pour que justice soit rendue un siècle après le génocide. L’enjeu est existentiel. »


Petite, Léa Baghamian passait son temps à écouter ses camarades parler arménien dans la cour de l’école pour enrichir son vocabulaire. Arrivée à Bourj Hammoud avec sa famille à l’âge de 8 ans, la native du Metn avait toujours mélangé sa langue maternelle avec l’arabe et le français, y compris avec ses parents et sa sœur, la privant alors de maîtriser totalement l’arménien....
commentaires (3)

Inacceptable de laisser mourir une langue.

Achikbache Dia

20 h 13, le 07 mai 2024

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Commentaires (3)

  • Inacceptable de laisser mourir une langue.

    Achikbache Dia

    20 h 13, le 07 mai 2024

  • Vraiment dommage.

    Onaissi Antoine

    10 h 22, le 07 mai 2024

  • Bravo pour cet article interessant et enrichissant.

    LE FRANCOPHONE

    00 h 34, le 07 mai 2024

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