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Parler - Lorient-Le Siecle

Arabe, français, anglais : petite histoire de la « novlangue » libanaise

Les Libanais disent de leur langue qu’elle est « une hélice à plusieurs pales ». Elle brasse des mots soufflés par tous les vents, surtout le français et l’anglais, en plus de l’arabe. « L’Orient-Le Jour » continue à témoigner, cent ans après sa création, de la vitalité du français au pays du Cèdre.

Arabe, français, anglais : petite histoire de la « novlangue » libanaise

Le palais Geday brossé par Louis Lottier, un des grands orientalistes. Photo: Collection Philippe Jabre

Après avoir été un pays à dominance francophone, le français ayant même longtemps été sa deuxième langue officielle, le Liban assiste, ces dernières années, à une avancée de l’anglais américain dont l’usage était plus cloisonné et qui tend à devenir la lingua franca de notre époque. L’arabe est solidement là, bien sûr, langue nationale, racine commune et complexe que chaque région pétrit et moule à sa manière – les accents révélant les origines –, tout en y ajoutant des mots étrangers oubliés là par des conquérants, des commerçants, des colonisateurs, des religieux ou des émigrés. S’y mêlent aussi, comme partout, des noms de marques entrés dans le langage sous forme d’antonomase et transformés en verbes, dont l’un des plus célèbres est « hawvir » pour passer l’aspirateur, cet engin de nettoyage ayant été popularisé au Liban par la marque Hoover. L’usage décomplexé que nous faisons du français a lui aussi conduit à des expressions où les deux langues se mélangent de manière confondante. Notre « baad chouay », qui signifie « dans un petit moment », se traduit littéralement par « encore un peu ». Il n’est pas rare qu’un Libanais réponde, par exemple, à une personne qui propose de le resservir, « encore un peu », en français dans le texte. Alors qu’il ne veut ni manger ni boire davantage, il voit à contrecœur son assiette et son verre se remplir malgré lui.

Il y a peu de pays au monde où l’on vous salue en trois langues, et le très libanais « Hi, kifak, ça va ? » est devenu la caricature de la novlangue libanaise. En bons Méditerranéens, nous parlons aussi avec les mains, ce qui constitue une quatrième langue courante jamais en panne de vocabulaire, surtout quand tous les doigts forment un bouquet menaçant pour dire « tu vas voir ce que tu vas voir ». À ne pas confondre avec le bouquet de trois doigts qui, lui, appelle au calme et à la patience. Quant au doigt unique, l’index levé, il incarne à lui seul cent mille combattants et cent cinquante mille obus.

Frotto, bagno et « fawatir »

La situation géographique du Liban, porte de l’Asie en venant de la mer, en fait un lieu de pénétration idéal vers le continent. Les Libanais sont par tempérament un peuple ouvert, curieux de l’étranger, habitué à la diversité, perméable à la nouveauté, aspirant à l’excellence en quoi il voit sa planche de salut pour se débrouiller à l’étranger, sa terre étroite le poussant indéfiniment au départ. Il est également très religieux, par sa culture autant que par son sens communautaire. D’où l’attraction que le Liban exerce très tôt sur les missions éducatives étrangères, majoritairement religieuses, qui y sont volontiers accueillies dès le début du XVIIe siècle. Une bizarrerie veut que malgré quatre cents ans de domination ottomane, très peu de mots turcs soient restés dans le parler courant. Une partie de la génération du début du XXe siècle parlait couramment le turc, mais la plupart se contentaient de mâtiner leur arabe d’une poignée de mots turcs qui nous sont restés, notamment relatifs à des lieux ou à des administrations tenues par la Grande Porte. « Sérail » en fait partie, et longtemps on a dit « Astakhana » (Lieu de l’homme malade) pour désigner un hôpital. L’italien, en revanche, grâce à l’implantation des pères capucins et aux écoles italophones qu’ils ont créées notamment au nord du Liban, mais aussi à la faveur du commerce maritime avec les ports italiens et la fréquentation des équipages, a laissé des mots liés à l’art de vivre comme « frotto » pour désigner le dessert ou « bagno » pour la salle de bains. Certes, devenus désuets, ces termes furent des mots « arabes » à une certaine époque. De l’italien, il nous reste surtout « fattura » pour « facture », un mot qui n’a presque pas d’équivalent dans l’arabe libanais et qui est adopté lui aussi comme un mot arabe, avec le luxe d’un pluriel : « fawatir ».

Parmi ces langues rares du parler libanais, peu le savent, mais on compte aussi le russe. En effet, à l’aube du XXe siècle, il a plu à Nicolas II d’exprimer sa bienveillance envers les chrétiens orthodoxes de la région, construisant dans les villages défavorisés du Liban profond de petites écoles qui enseignaient le russe sans jamais bannir la pratique de l’arabe. Le but de la Grande Russie était sans doute aussi de contrer les Ottomans dans leurs provinces et protéger les jeunes chrétiens des abus de leur fragile empire. Si le russe n’a pas vraiment laissé de mots, il a laissé une culture à laquelle la Renaissance de la littérature arabe doit beaucoup. Mikhaïl Naïmé, qui a fait partie de cette génération de pupilles du tsar, n’a pu libérer la poésie arabe de ses codes que grâce à la fréquentation des grands auteurs russes. Longtemps, les familles chrétiennes orthodoxes du Liban, notamment à Bhamdoun, ont suspendu dans leurs salons des portraits du tsar et de la tsarine auxquels ils vouaient respect et affection.

Quakers et rock n’roll

Pour ce qui est de l’anglais, son implantation a commencé historiquement avec la création de l’Université américaine de Beyrouth par des missionnaires protestants syriens, en 1866. Dix ans plus tard, des écoles protestantes et évangéliques ont commencé à voir le jour dans les régions où les catholiques, plus favorables aux missions françaises, étaient moins présents. Cependant, le hasard a voulu qu’entre 1869 et 1874, un éducateur du nom d’Elijah G. Saleeby ouvre à Broummana, alors un village de montagne isolé, à trois heures de cheval de Beyrouth, une école qu’il baptise Darlington Station parce qu’elle est financée par des souscriptions de Quakers de la Société religieuse des Friends de Darlington, en Angleterre. L'éducation, dans cet établissement devenu la Broummana High School, est basée sur les principes de la Société des Friends, qui mettent l'accent sur la non-violence, l’égalité – y compris des genres – et l’esprit de service. La croyance fondamentale des Quakers, selon laquelle il y a quelque chose de Dieu dans chaque individu, obligeait l’école à préparer ses élèves intellectuellement et techniquement pour être de bons serviteurs de leur communauté. Les missions anglo-saxonnes, tout comme les russes, préservent et encouragent la pratique de l’arabe parallèlement à l’anglais et offrent une éducation réputée moins contraignante et puritaine que celle des missions françaises. Ce clivage culturel entre libéralisme et autoritarisme a engendré des bagarres homériques entre les étudiants de l’Université Saint-Joseph des pères jésuites et ceux de l’Université américaine. On raconte que lors d’une rencontre amicale entre les deux établissements, à la fin des années 1950, alors que les jeunes couples dansaient un rock endiablé, le DJ avait donné le signal du changement de partenaires. Les étudiants de l’USJ refusant alors de céder leurs compagnes du moment à leurs collègues de l’AUB, la soirée avait fini par une empoignade en règle. Aujourd’hui encore, les transfuges des écoles francophones qui se retrouvent à l’AUB sont considérés avec une certaine méfiance par la communauté anglophone pour qui le français, langue complexe, cache une appartenance élitiste et « impérialiste », pour le moins antiarabe.

C’est la francophonie des Libanais qui a attiré le mandat

Enfin, que serait L’Orient-Le Jour sans les établissements scolaires francophones ? Collège des pères lazaristes de Antoura : 1834. Collège de la congrégation des sœurs des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie : 1861. Collège Notre-Dame de Nazareth : 1873. Collège des pères jésuites : 1875. Collège des frères du Sacré-Cœur : 1894. Mission laïque française : 1910. Bien d’autres encore. Les écoles francophones sont profondément ancrées dans le tissu social libanais. Plus d’une centaine de collèges privés (l’enseignement public étant malheureusement délabré) enseignent aujourd’hui le français à travers tout le Liban, sans compter les universités. Ce vivier de lecteurs et de futurs lecteurs, développé bien avant le mandat français, continue à perpétuer au Liban l’usage de la langue de Molière et à véhiculer les valeurs des Lumières. Si la pratique du français est entachée de préjugés, c’est que sous le mandat, précisément, certaines écoles francophones pratiquaient la sanction du « témoin » pour obliger leurs élèves à parler le français. Chaque écolier surpris parlant l’arabe faisait l’objet d’une délation et devait porter le bâton dont un malheureux prédécesseur avait écopé, et subir la punition qui y était couplée. Beaucoup croient que c’est le mandat qui a introduit le français au Liban. En vérité, c’est la francophonie des Libanais, notamment des maronites, qui a attiré vers eux dès le XIIIe siècle la protection de la France en qui ils ont longtemps vu leur « tendre mère ».

La guerre a érodé la domination du français, une grande partie de libanais francophones ayant quitté le Liban durant la guerre ou les guerres, pour la France ou le Canada, et dans une moindre proportion certains pays d’Afrique. Ce sont eux qui forment aujourd’hui, grâce à la Toile, le gros de la communauté de ce journal. L’anglais, langue des affaires, des technologies et des médias sociaux, semble aujourd’hui dominer le paysage linguistique libanais, favorisé par la culture populaire. L’arabe continue évidemment à caracoler en tête du parler libanais, à l’aise côté cour et côté rue.

Dans quelle langue inviteriez-vous à un mariage ou une réception ? Dans quelle langue donneriez-vous une conférence ? Se tromper de langue, au Liban, c’est se tromper de public. À ce titre, l’anglais est devenu l’option la plus sûre, la plus fédératrice. Mais au final, quel privilège rare de pouvoir partir dans la vie avec trois langues dans sa poche, prêt à entrer en commerce avec autrui, au sens le plus large, celui de l’interaction humaine, des échanges d’idées et de connaissances.


Après avoir été un pays à dominance francophone, le français ayant même longtemps été sa deuxième langue officielle, le Liban assiste, ces dernières années, à une avancée de l’anglais américain dont l’usage était plus cloisonné et qui tend à devenir la lingua franca de notre époque. L’arabe est solidement là, bien sûr, langue nationale, racine commune et complexe que...
commentaires (5)

Merci pour cet article passionnant et très instructif.

Saliba Patricia

23 h 55, le 16 mai 2024

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Merci pour cet article passionnant et très instructif.

    Saliba Patricia

    23 h 55, le 16 mai 2024

  • Merci pour cet excellent article....shou laziz, 'sebtiya mazbout'.....great analysis of our rich cultural versatiliy and mosaic....

    Sabri

    18 h 12, le 04 mai 2024

  • Mille mercis Article met en lumière les différents côtés historique, culturel religieux et autres et également explique clairement les interactions entre ces différents éléments à l’émergence linguistique variés au sein de la société libanaise ça explique en grande partie cette richesse multiculturelle Il n’a pas négligé la parie éducative Bravo

    William SEMAAN

    12 h 51, le 04 mai 2024

  • Pendant ma scolarité, j'ai pu observer que ceux qui apprenaient le français comme seconde langue maitrisaient facilement l’anglais, alors que l'inverse n'était pas vrai. Comme noté dans l’article, on trouvait beaucoup de francophones à l’AUB. Mais combien d'« English-educated » ont jamais intégré l’USJ ? Avec mon "éducation française", j'ai pu me sentir chez moi sans trop d'effort dans des pays francophones et anglophones. C'est un grand privilège dont je suis reconnaissant au système éducatif libanais, en espérant que la crise ne l'ait pas encore détruit.

    Renno Toufic

    11 h 18, le 04 mai 2024

  • Article passionnant tellement il capte avec finesse la valse des langues au Liban et dans sa diaspora!

    EL Darwiche Faycal

    10 h 11, le 04 mai 2024

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