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Idées - Conseil d’État

Opposer les déposants aux contribuables : une énième supercherie libanaise

Opposer les déposants aux contribuables : une énième supercherie libanaise

La façade de la Banque du Liban à Beyrouth. Photo João Sousa

Cela fait plus de quatre ans que les principaux protagonistes de l’effondrement financier du pays – à savoir les responsables politiques, les banquiers et les déposants – se font face dans un jeu de chaises musicales visant à faire porter le fardeau des pertes aux autres. Parfois, d’autres parties s’invitent à ces débats soit pour les arbitrer, comme tenta de le faire le FMI, soit pour faire pencher la balance, comme cela a été le cas récemment avec la décision très controversée du Conseil d’État (CE) n° 209 du 6 février 2024 qui invalide une mesure du plan gouvernemental de redressement de l’économie qui prévoyait une décote ou une suppression des engagements en devises de la banque centrale (BDL) à l’égard des banques libanaises, afin de diminuer le déficit. Une décision qui a notamment pour effet de faire porter la charge et le remboursement des dépôts bancaires retenus depuis le 17 octobre 2019 à l’État libanais, solidairement responsable avec la BDL de ses dettes et de son déficit.

Aussi louable que puisse être l’objectif ultime de ce délibéré, il soulève de nombreuses interrogations et appréhensions. Nous ne reviendrons pas ici sur la forme et sur le fait de savoir si le recours est recevable contre un simple projet en gestation du gouvernement pour la réhabilitation du secteur financier (bizarrement adopté par décision du Conseil des ministres) et s’il constitue réellement un texte réglementaire ou un acte administratif qui fait grief au sens de l’article 105 du règlement du CE. Sachant que cette notion n’est pas restreinte à la simple recevabilité du recours, mais qu’elle est également liée aux effets de l’acte et à ses conséquences juridiques.

Jurisprudence ignorée

Nous ne nous attarderons pas non plus sur la question des jurisprudences françaises et européennes auxquelles a fait référence l’arrêt pour motiver sa décision. Nous ne pouvons pourtant que nous étonner que le recours à ladite jurisprudence soit limité à la période ayant précédé la crise financière mondiale de 2008 et les grands bouleversements qui l’ont suivie. Une crise qui a notamment conduit les États et les tribunaux à poser les limites du droit de propriété. Notamment en rappelant que l’altération du droit de propriété pouvait être justifiée par une cause d’utilité publique, la stabilité financière, et être proportionnée à l’intérêt poursuivi (CJUE, 8 nov. 2016). La contrepartie peut même être absente, si des circonstances exceptionnelles le justifient (CEDH, 22 janv. 2004). Une directive européenne du 15 mai 2014 a pour sa part précisé que les plans de résolution bancaire ne devraient reposer que de manière très limitée et exceptionnelle sur le soutien financier de l’État.

Pour mémoire

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Nous ne relèverons pas enfin qu’en faisant sien l’argument de l’Association des banques du Liban (ABL) d’interpréter extensivement l’alinéa 3 de l’article 113 du Code de la monnaie et du crédit (CMC), pour faire endosser à l’État, avec effet rétroactif, la seule responsabilité du déficit de la BDL – et sans même chercher à certifier la validité et le volume de ce dernier –, le CE a sans doute ignoré l’une des règles d’or des finances publiques : à savoir le principe d’annualité qui implique que toute dépense ou dette soit autorisée préalablement par le Parlement sur une base annuelle.

Déresponsabilisation

Au rayon des appréhensions, il conviendrait de citer tout d’abord le risque, en l’absence de plan de restructuration et de réformes préalables, que cela puisse porter atteinte aux avoirs de la BDL qui se verrait assimiler à l’État par les créanciers des titres impayés. 

L’appréhension aussi que cette « jurisprudence » du CE libanais ne permette aux dirigeants des banques de se dédouaner de toute responsabilité qui pèse sur eux et les engage légalement, au motif que c’est à l’État de rembourser les dépôts et peu importe comment.

L’appréhension encore de voir disparaître l’opportunité de restreindre l’étendue des pertes et donc d’augmenter les chances de remboursement (en volume) en écourtant les délais. Ainsi, à la lumière des conclusions qui pourraient être tirées de cette décision et de l’exploitation qui pourrait en être faite, faut-il renoncer à espérer que soient enfin appliqués des principes ou instruments qui auraient dû l’être dès le début de la crise, tels que : le principe de hiérarchie des responsabilités (« waterfall »), qui établit un classement prioritaire des différents créanciers et les met à contribution en ordre inverse (ici, des actionnaires jusqu’aux déposants) jusqu’à réduction ou assainissement du passif ; le mécanisme dit de « clawback », qui permet la récupération des intérêts, rémunérations et dividendes considérés indus ; ou encore la distinction entre dépôts légitimes et illégitimes visant à limiter les remboursements aux déposants qui pourront justifier de leur origine légale (avec la levée correspondante du secret bancaire et le traçage des transactions) ? Or c’est précisément sur ce point que les intérêts des banquiers et des responsables politiques s’accordent : les sortir du cercle des responsabilités équivaudra à mettre face à face déposants et contribuables.

Du même auteur

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Et c’est là que l’on retrouve la grande supercherie : le volume de la dette étant tellement colossal que l’État serait dans l’impossibilité d’assurer son remboursement à terme par les seuls revenus et subsides tirés de la reprise économique ou même – pour les plus optimistes – de la « bonne » gestion de ses actifs comme il est proposé… Ce dernier n’aura donc plus pour alternative que d’emprunter encore, voire d’augmenter les impôts au détriment des contribuables (dont les déposants honnêtes ou dépouillés).

Le droit de propriété est certes un droit fondamental garanti par la Constitution. Pour être justifiée, l’altération de ce droit doit être nécessitée par une cause d’utilité publique, faire l’objet d’une compensation et être proportionnée à l’intérêt poursuivi. Aucun doute : les dépôts bancaires légitimes devraient au demeurant profiter de ce privilège. En revanche, la question se pose de savoir quand et comment l’État devrait intervenir pour garantir ce droit et ses privilèges. Toute anticipation ou décision non étudiée aboutirait à des résultats contraires à ceux escomptés et perpétuerait le sentiment d’impunité et les causes de l’effondrement qui mèneront inexorablement aux mêmes effets. C’est une question de priorités et de bon sens pour ne pas dire de bonne foi. Contrairement à ce que suggérait la formule de Sartre (Huis clos) : l’enfer n’étant pas toujours « les autres ».

Par Karim DAHER.

Avocat, enseignant à l’USJ et membre du Facti Panel de l’ONU. Dernière publication : « La lutte contre la corruption au Liban » (IEDJA/LGDJ).

Cela fait plus de quatre ans que les principaux protagonistes de l’effondrement financier du pays – à savoir les responsables politiques, les banquiers et les déposants – se font face dans un jeu de chaises musicales visant à faire porter le fardeau des pertes aux autres. Parfois, d’autres parties s’invitent à ces débats soit pour les arbitrer, comme tenta de le faire le FMI, soit...

commentaires (2)

Dans un autre pays, ce problème aurait été réglé depuis très longtemps grâce à la pugnacité des déposants et du peuple entier qui s’en est trouvé exsangue à cause des corrompus qui se sont fait un plaisir de les dépouiller sans vergogne. Seulement voilà, le nôtre de peuple attend que ces mêmes voleurs viennent lui trouver une solution en continuant à obéir aux doigt et à l’œil à leurs tortionnaires voleurs. Comment veulent ils arriver à les obliger à cracher ce qu’ils ont englouti?

Sissi zayyat

11 h 05, le 07 avril 2024

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Commentaires (2)

  • Dans un autre pays, ce problème aurait été réglé depuis très longtemps grâce à la pugnacité des déposants et du peuple entier qui s’en est trouvé exsangue à cause des corrompus qui se sont fait un plaisir de les dépouiller sans vergogne. Seulement voilà, le nôtre de peuple attend que ces mêmes voleurs viennent lui trouver une solution en continuant à obéir aux doigt et à l’œil à leurs tortionnaires voleurs. Comment veulent ils arriver à les obliger à cracher ce qu’ils ont englouti?

    Sissi zayyat

    11 h 05, le 07 avril 2024

  • Her Maître. J’ai lu avec attention votre argumentaire mais je n’ai pas compris pourquoi vous accusez les déposants de faire partie des responsables de la crise. Certes plusieurs origines de certains dépôts sont douteuses mais ni les banques ni la BdL avec sa CSI présidée par Salameh n’ont donc fait leur travail. Certes de 2017 à 2019, certains déposants ont encaissé des intérêts faramineux mais ce sont bien les banques qui attiraient les clients et Salameh de vanter la stabilité financière. En revanche, vous n’évoquez même pas l’origine de la crise qui est la corruption généralisée de ….

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 40, le 17 mars 2024

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