Il n’est (presque) jamais trop tard pour bien faire : plus de trois ans après la crise et alors qu’aucune mesure sérieuse n’a jusque-là été prise pour en traiter les causes comme les symptômes, l’adoption, cette semaine, du projet de loi aménageant le secret bancaire par la commission parlementaire des Finances et du Budget constitue indéniablement un petit pas en avant dans la course contre la montre que livre le Liban pour tenter de décrocher l’assistance financière du Fonds monétaire international (FMI). Si le Parlement ne revient pas la semaine prochaine sur les améliorations significatives opérées en commission, le pays du Cèdre devrait au moins avoir satisfait l’une des conditions exigées par l’accord préliminaire signé en mai avec l’instance internationale.
Du côté des autres conditions, en revanche, l’optimisme est moins de mise : si l’on peut encore espérer une adoption relativement « rapide » (malgré le dépassement des délais constitutionnels) du budget pour 2022, de nombreuses améliorations doivent encore être portées au texte sur le contrôle des capitaux avant son passage en commissions mixtes (afin notamment de revenir sur certains amendements gouvernementaux plus que problématiques) et son adoption – nécessairement concomitante – avec la loi sur la restructuration bancaire. Or c’est avant tout ici que le bât blesse, puisque à ce jour le Conseil des ministres n’a encore pas examiné aucun texte en la matière, tandis que le secteur continue de vivoter artificiellement parmi les pertes abyssales du pays et les actes discrétionnaires et arbitraires imposés aux déposants.
De fait, et contrairement à un récit encore en vogue dans certains milieux, le secteur bancaire était déjà dans une situation compromise avant même le 17 octobre 2019 – commençant par exemple à refuser les virements importants vers l’étranger – et la banque centrale (BDL) aurait dû alors, selon ses prérogatives, le protéger et protéger les déposants contre les institutions en faillite ou défaillantes. Celles-ci auraient ainsi été mises sous tutelle avec changement de dirigeants et gel de leurs actifs, et ce en déférant le dossier au tribunal compétent ou en adoptant les mesures d’urgence qui s’imposaient (loi n° 2/67 sur la cessation de paiement et loi n° 110/91 pour la mise sous tutelle). Au lieu de cela et à défaut de procéder à une restructuration rapide et nécessaire du secteur pour ramener la confiance et relancer l’économie, la BDL a laissé pourrir la situation pour protéger les dirigeants de banque et non les banques, et ce avec la complicité volontaire ou involontaire des pouvoirs publics et judiciaires.
Problèmes structurel et systémique
Il est évident que le problème des banques est structurel, dans la mesure où le Liban disposait d’un nombre disproportionné d’établissements (une soixantaine) par rapport à la taille de son économie et que certains d’entre eux n’ont pas la capacité de se relancer, quand bien même le problème de leurs créances vis-à-vis de l’État serait réglé, et devraient être donc soit fusionnés avec d’autres, soit rachetés, soit liquidés. Mais le problème est surtout systémique pour l’ensemble du secteur bancaire, dans la mesure où toutes sont concernées par l’effondrement économique et financier et l’absence de moyens pour pouvoir assurer la solvabilité des banques. D’où la nécessité d’une intervention des pouvoirs publics afin de permettre aux banques structurellement viables (ou « établissements-relais » de prendre les « bons actifs » (« good assets ») et de continuer à fonctionner normalement. Les « mauvaises dettes » (« Bad Assets ») seront reprises, pour leur part, par un fonds souverain ou fiduciaire garanti par l’État, selon des modalités à convenir avec le FMI et qui n’affecterait ni les biens publics, ni l’excédent primaire attendu, ni le filet de Sécurité sociale à assurer au plus tôt et le plus largement.
Idéalement, une loi moderne de résolution bancaire devrait être adoptée au plus tôt pour mettre un terme à cet immobilisme destructeur et à l’arbitraire qui l’accompagne. Elle devrait tenir compte tout à la fois des problèmes structurels et du problème systémique. Cette loi devrait placer les établissements bancaires et financiers en difficulté sous la tutelle directe de l’État ou de la BDL ; avec droit de les fusionner, de les restructurer, de les recapitaliser, de vendre leurs actions ou de les mettre en liquidation progressive afin d’éviter de les laisser brutalement faire faillite. Les banques qui se maintiennent et qui sont structurellement viables ainsi que d’éventuelles nouvelles structures reprendront à leur passif les dépôts récupérables selon le plan gouvernemental, et à leur actif uniquement des prêts jugés peu risqués et des emprunts garantis avec, en sus, obligation de diversifier leurs activités. Les dépôts non récupérables à court terme seraient alors transférés à un fonds souverain ou fiduciaire garanti par l’État selon des modalités à convenir avec le FMI.
Quelle garantie ?
Or le problème principal qui se pose pour le secteur bancaire c’est le timing de la garantie de l’État par rapport aux déposants : étant donné que les banques sont en situation effective de cessation de paiement, le lobby bancaire souhaite bénéficier indûment de la garantie prévue par le Code de la monnaie et du crédit (article 113), quitte à brader les actifs de l’État. Surtout, il souhaite que cette garantie soit apportée préalablement à toute restructuration afin d’obtenir, d’une part, un quitus vis-à-vis des poursuites qui pourraient être intentées contre les banques et leurs dirigeants en vertu de la loi actuelle ; et, d’autre part, une preuve de « solvabilité » face à toute action judiciaire ou extrajudiciaire intentée par les déposants, au Liban ou à l’étranger, de manière à permettre aux établissements de maintenir artificiellement leur activité de « banques zombies ». A contrario, les déposants et les ordres professionnels souhaitent que cette garantie de l’État soit postérieure à la restructuration actuelle afin d’éviter justement la poursuite du scénario actuel et que cette garantie puisse porter directement sur les dépôts et non les établissements eux-mêmes.
Ceci ouvre la voie à deux hypothèses : soit les lois sur le contrôle des capitaux et la restructuration bancaire restent liées et ne seront adoptées que concomitamment ; soit, dans l’attente de la finalisation et de l’adoption de la nouvelle loi sur la résolution bancaire, la procédure de la loi n° 2/67 est actionnée. Cette dernière consistera à transférer les dossiers des établissements bancaires défaillants à un tribunal bancaire spécial. Celui-ci dessaisira les responsables administratifs desdits établissements et leurs commissaires aux comptes, saisira leurs actifs et biens à titre conservatoire dans l’attente du résultat des investigations et enquêtes entamées à l’effet de déterminer leurs responsabilités éventuelles en levant le secret bancaire sur leurs comptes locaux et étrangers. Une nouvelle direction provisoire sera nommée concomitamment en remplacement des sortants, comprenant des représentants des créanciers et naturellement des déposants, pour veiller à la bonne continuité des activités (sans discrétion ou favoritisme) et à la restructuration de l’établissement. Il serait à ce titre trompeur de clamer que cette procédure mènera inexorablement à la faillite des banques et à la perte définitive des dépôts, puisque la faillite est déjà actée depuis bien longtemps et que les dépôts se sont pratiquement évaporés.
Si cette procédure sera suspendue une fois la nouvelle loi adoptée, elle permettra notamment dans l’intervalle d’arrêter toutes les actions judiciaires intentées par les déposants (avec toutes les conséquences néfastes que cela suppose en termes d’inégalités de traitement) et cela même en l’absence d’une loi sur le contrôle des capitaux (cette dernière devant, encore une fois, être indissociable de la loi sur la restructuration).
Dépôts « légitimes » ou non
Cela étant, si la restructuration permet de répondre aux enjeux du secteur en termes de taille et de gouvernance, le problème reste entier en ce qui concerne la capacité de l’État à pouvoir rembourser les déposants et les modalités et délais de ces remboursements. Tout l’enjeu étant de résorber la totalité des pertes désormais transférées au fonds souverain de la manière la plus équitable possible.
Jusqu’à présent, le gouvernement semble privilégier à cet égard deux types de distinctions : l’une entre dépôts anciens (les fameux « lollars ») et dépôts nouveaux (les dollars « frais »); l’autre entre « petits » déposants (aux dépôts inférieurs à 100 000 dollars), « moyens » (de 100 000 à 500 000 dollars) et « gros » déposants, ce qui semble totalement occulter le fait que plusieurs gros déposants institutionnels regroupent de petits déposants ou agents (comme les mutuelles des professions libérales ou la Caisse nationale de Sécurité sociale par exemple).
À ces distinctions, il conviendrait de substituer un autre type de répartition, entre dépôts « légitimes » (qui se verraient seuls bénéficier de la garantie de l’État) et dépôts « illégitimes » issus des actes de corruption, de blanchiment d’argent, d’évasion, de détournement de fonds et autres actes répréhensibles. Ces derniers se verraient rayés, diminuant à due concurrence le montant des pertes déclarées (73 milliards de dollars) tout en augmentant parallèlement le montant minimum garanti.
Il est à noter à ce titre que le Liban se trouve aujourd’hui doté d’un arsenal de lois adaptées (contre la corruption, le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, l’enrichissement illicite, le secret bancaire, etc.) qui lui permettent de demander des comptes à tout dirigeant ou agent public, de scruter ses actes et de tracer les sources de sa fortune pour, le cas échéant, le poursuivre et le sanctionner ou le convaincre à se retirer ; et, en toute hypothèse, tenter de récupérer les biens mal acquis en partie ou en totalité. Au rayon de ces lois, nous pouvons citer la loi sur l’enrichissement illicite n° 189 datée du 16/10/2020 qui cible toutes les personnes qui sont amenées à gérer de l’argent public ou être en rapport avec lui, d’une manière directe ou indirecte, et oblige l’agent public à expliquer et justifier la hausse substantielle et inexpliquée (tant au Liban qu’à l’étranger) de son patrimoine sous peine de confiscation de l’indu et de peine d’emprisonnement.
D’autres textes pourraient aussi être actionnés comme les lois bancaires et commerciales à l’égard des dirigeants des banques ou encore la loi sur le délit d’initié (loi n° 160/2011) ou le code pénal pour les actes frauduleux et autres malversations. Ainsi, l’ensemble des montants répertoriés au Liban seront défalqués du montant global des pertes du secteur bancaire et ceux à l’étranger seraient saisis puis confisqués et rapatriés selon les modalités des accords internationaux auxquels le Liban a adhéré. Ils serviraient à renflouer en argent frais l’économie au profit des déposants et à rééquilibrer aussi la balance des paiements.
À ceci et dans la perspective toujours d’une diminution des pertes et d’une plus grande justice dans la répartition des charges, s’ajouterait une procédure de « clawback » (récupération de l’indu dans le cadre d’un plan) afin de neutraliser les intérêts excessifs ainsi que les dividendes et bonus injustifiés versés depuis le début de la pyramide de Ponzi ou plus concrètement depuis que la balance des paiements est devenue déficitaire (autour de 2011). Enfin, plusieurs innovations fiscales – de l’adoption d’un impôt de solidarité sur la fortune à celle d’une taxe spéciale sur les biens immobiliers inutilisés en passant par des crédits d’impôts sur les dépôts bloqués en « lollars » – pourraient en outre être développées afin de trouver des revenus et garanties de substitution pour le fonds de garantie.
Aujourd’hui comme il y a trois ans les solutions existent, certaines nécessitent des réformes courageuses, à commencer par la restructuration bancaire, et toutes demandent de se retrousser enfin les manches. Le FMI et surtout l’avenir du pays et de son secteur financier n’attendront pas éternellement…
Par Karim DAHER
Avocat, enseignant en droit fiscal à l’USJ et président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic)
Très bonne analyse de la situation désastreuse et des propositions de solutions à la hauteur de la situation catastrophique. Cependant lorsque je lis que le Liban se trouve aujourd’hui doté d’un arsenal de lois adaptées (contre la corruption, le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, l’enrichissement illicite, le secret bancaire, etc.) qui lui permettent de demander des comptes à tout dirigeant ou agent public, de scruter ses actes et de tracer les sources de sa fortune pour, le cas échéant, le poursuivre et le sanctionner ou le convaincre à se retirer, je ne peux pas ne pas être sarcastique. Comment juger ces voleurs au pouvoir lorsque la justice et les forces de sécurité intérieure sont tenues eux et représentés par leurs pions? Pour le cataclysme du port aucun des mis en examen n’a répondu aux sollicitations ni aux mandats d’arrêts du seul juge honnête de ce pays. Au contraire ils ont inversé la situation l’ont attaqué pour le stopper net dans son travail. Sans parler des criminels qui sont jugés et condamnés mais qui se cachent sous les jupons du barbu. Alors c’est beau de noircir des pages pour des nouvelles lois avec lesquelles les mafieux se torchent et passent leur chemin. Nous voilà rassurés.
12 h 11, le 05 août 2022