Le petit jardin accolé à l’église Notre-Dame, à Sin el-Fil, est vide en cette fin de matinée. « Avant, dès que j’ouvrais la porte à 7h30, il y avait une vague qui débarquait », raconte son gardien, qui n’a pas pu donner son nom sans l'autorisation de la mairie. « Des Syriens… » précise-t-il.
Il y a plus d’un mois, la municipalité de cette ville de la banlieue de Beyrouth a pris la décision d’interdire l’entrée de ses trois parcs publics aux « étrangers ». Sur le nouvel écriteau accroché à leurs grilles, on peut y lire « réservé uniquement aux Libanais », suivi d’une « interdiction d’entrée aux étrangers ». Sin el-Fil est l’une des rares localités du pays qui dispose encore de parcs publics avec aires de jeux pour enfants et installations et appareils de sport. Surveillés et bien entretenus, ces espaces sont une bouffée d’air en milieu urbain, permettant notamment aux familles les plus modestes de profiter d’un espace de loisir gratuit. Mais ces derniers mois, de nombreux riverains se sont plaints auprès de la municipalité du fait que ces jardins soient pris d’assaut par des familles de réfugiés syriens, qui ne respecteraient, selon eux, pas le lieu. La municipalité affirme en outre que des vols, des violences, du vandalisme, l’ont conduite à prendre cette décision radicale. « On a retrouvé des passants avec des couteaux, des femmes nous ont dit qu'elles ne se sentaient pas en sécurité, les enfants libanais n’arrivaient pas à jouer en paix. On n’en pouvait plus ! » lâche le président de la municipalité, Nabil Kahalé.
Cette nouvelle mesure inédite s’inscrit dans la rhétorique anti-réfugiés syriens qui a pris de l’ampleur pendant la crise au sein de la classe politique, tous bords confondus, et parmi une frange importante de la population. Lors d’une conférence à New York en janvier dernier, le ministre libanais sortant des Affaires étrangères Abdallah Bou Habib a une nouvelle fois appelé au rapatriement des déplacés syriens, estimant que la présence durable de plus d’un million d’entre eux, « menace la sécurité et la stabilité de la région ». La Sûreté générale a annoncé dans la foulée la reprise des convois de « retours volontaires » de Syriens dans leur pays, sans préciser la date du prochain convoi.
Dans le « jardin du Horch » (en référence au quartier de Horch Tabet), un homme et sa fille adolescente profitent des vélos elliptiques. « On est à 100 % avec cette décision. Ce n’était plus vivable. Je venais à pied de Jisr el-Bacha et dès que je m’approchais de la grille, c’était ultrabondé et sale, avec une vingtaine de gamins grimpant sur les machines », affirme-t-il.
« On n’était plus chez nous »
Un peu plus loin, Maroun* est assis seul sur un banc. Depuis que la pancarte a été installée, il a repris ses habitudes : « Ça n’a plus rien avoir avec ce que c’était. Vous n’imaginez pas la saleté des toilettes, les petits Syriens qui monopolisaient les jeux, on n’était plus chez nous », déplore-t-il. Sami*, un avocat d’une quarantaine d'années se joint à la conversation. « La décision est courageuse. La population avait changé : il y avait beaucoup de femmes voilées de noir de la tête aux pieds. Je respecte les religions et on n'a pas le droit de faire de distinction entre les gens, mais est-ce que la municipalité avait d'autres choix ? » demande-t-il. Si tous les habitués interrogés soutiennent cette mesure discriminatoire, ils se défendent de tout racisme. « Pensez-vous qu’ils nous accepteraient dans leur parc en Syrie ? » renchérit Maroun.
Au jardin de l’église Notre-Dame, l’aire de jeux a même été désinstallée il y a quelques mois, en raison de dégradations. « Les gamins syriens ont tout cassé. Ils montaient aux arbres, et dès que j’avais le dos tourné, volaient les câbles, le fer de la fontaine, l’eau des WC et même les poubelles en aluminium. Ils ne respectent rien… » déplore le gardien. Son homologue du parc Dahr el-Jammal, proche de la zone industrielle de Sin el-Fil, raconte quant à lui avoir commencé à prendre des calmants et des médicaments pour le cœur en raison des disputes avec les réfugiés syriens. « Ils me faisaient monter ma tension. Je ne suis pas censé faire la police… » dit-il, avant de devoir interrompre l’interview après un appel de la municipalité. Cinq minutes plus tard, le chef de sa police, flanqué de plusieurs employés municipaux, nous ordonne de ne pas prendre des photographies du lieu. « Vous n’imaginez pas les dégâts et les violences commises. Ça fait des mois qu’on supporte, mais c’était devenu ingérable », affirme l’un d’eux.
« Une discrimination de taille »
« Ces jardins, j’en étais fier, mais c’était devenu n’importe quoi », déclare de son côté le maire par téléphone, affirmant assumer totalement cette décision du Conseil municipal, insistant sur le fait qu’elle concerne « tous les étrangers » et « pas uniquement les Syriens ». « J’ai croisé des Russes, des Malgaches, des Philippines ou des Européens dans ces parcs », affirme toutefois l’une des personnes interrogées.
« La pratique montre que ce n’est pas interdit aux blonds aux yeux bleux, mais ça l’est aux Syriens et, par conséquent, il s’agit bien d’une discrimination… Cette réaction primaire ternit l’image de cette municipalité », s’indigne Wadih Asmar, président du Centre libanais des droits de l’homme (CLDH), rappelant que le Liban est signataire de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, des Nations unies. Le député et avocat Melhem Khalaf, qui a été membre de la Commission de l’ONU contre la discrimination raciale en 2013, confirme que cette mesure est « une violation claire non seulement de la convention susmentionnée, mais également du droit libanais ». « C’est une discrimination de taille. On ne peut pas, à partir d’exceptions, de cas particuliers, établir une règle contraire à la loi. Le Liban pourrait être questionné sur de telles mesures devant les commissions des droits de l’homme », explique-t-il. Contacté, le ministère de l’Intérieur, dont dépendent les municipalités, a déclaré qu’il allait « s’assurer de la question », sans plus de précision.
« La municipalité peut très bien interdire l’entrée à ceux, qu’ils soient libanais, syriens ou espagnols, qui commettent des infractions, car elle doit protéger les gens qui fréquentent ces parcs. Mais on ne résout pas le problème en menant une action qui viole la loi », abonde en ce sens Wadih Asmar.
commentaires (21)
Je pense que ces parcs doivent bénéficier en priorité aux habitants du quartier; en tout cas, tout le monde devrait y respecter le règlement et le matériel
Najjar Loulou
12 h 47, le 10 mars 2024