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Nos Lecteurs ont la Parole

Les Arabes, gardiens de la culture européenne à travers les traductions médiévales

Au cours du Moyen Âge, dans la région du bassin méditerranéen, la traduction scientifique a été le théâtre de deux mouvements significatifs. En effet, entre 750 et 950, d’importants efforts ont été déployés pour traduire les connaissances scientifiques anciennes, notamment grecques, vers l’arabe. Puis, de 1100 à 1300, la transmission des savoirs gréco-arabes vers l’Occident latin s’est intensifiée, permettant ainsi de transférer à l’Occident chrétien la pensée et la science des Grecs, ainsi que l’influence arabe.

Ce texte explore ces deux mouvements soulignant le rôle crucial de la traduction en tant que gardien de la culture antique grecque et vecteur de la transmission du savoir entre l’Orient et l’Occident et de la conciliation de l’Occident avec son riche patrimoine antique.

L’histoire des traductions médiévales trouve ses racines dans le monde islamique dans lequel l’invasion arabe a engendré une civilisation s’étendant de l’Espagne à l’Afrique du Nord et jusqu’à l’Asie de l’Est. Malgré l’origine nomade des Arabes, leur soif de connaissance et leur ouverture ont permis l’intégration de plusieurs cultures en une seule civilisation : la civilisation arabo-

musulmane. Celle-ci est issue de diverses civilisations préexistantes, telles que celle des Arabes préislamiques, des Égyptiens, des Perses sassanides, des Byzantins, des Assyriens et des Indiens. De nombreux versets islamiques appellent, en effet, à l’unité des musulmans, dont le plus connu est celui-ci : « Il n’y a pas de supériorité d’un Arabe sur un non-Arabe, ni d’un non-Arabe sur un Arabe, sauf par la piété. » Bien que les chrétiens et les juifs aient été soumis à des statuts inférieurs et à des restrictions, leur contribution a été néanmoins significative dans l’épanouissement de cette civilisation.

Dans le cadre de cette dynamique, un vif intérêt s’est développé à l’égard de la culture grecque et de sa philosophie rationaliste. La traduction du grec vers l’arabe a atteint son apogée pendant la période abbasside à Bagdad, en particulier grâce à la Maison de la Sagesse (Bayt al-Hikma). Sous le règne des califes abbassides, notamment pendant le règne d’al-Ma’mun (813-833), la Maison de la Sagesse est devenue un centre intellectuel majeur, suivie par des centres culturels émergents en Asie centrale, en Iran, en Égypte et dans l’Espagne musulmane.

La Maison de la Sagesse était une institution dédiée à la traduction, à la préservation et à la promotion du savoir. Des érudits de diverses origines ethniques et religieuses s’y réunissaient, l’une de leurs missions consistant à traduire vers l’arabe des œuvres majeures de la littérature grecque, de la philosophie, des sciences, de la médecine, des mathématiques et de l’astronomie.

L’effort de traduction ne se limitait pas à une simple activité linguistique. C’était, en réalité, une entreprise visant à intégrer les idées et les concepts grecs dans le contexte de la pensée islamique. Cette fusion culturelle a grandement contribué à l’essor de la philosophie, des sciences et des arts dans le monde islamique, exerçant une influence profonde sur le développement intellectuel de la civilisation arabo-musulmane. Des penseurs tels qu’al-Farabi, Avicenne, Averroès et al-Ghazali ont développé ces idées dans le but d’harmoniser les enseignements de la révélation prophétique avec les idées grecques, plaçant ainsi la raison au cœur de la compréhension du monde. À l’époque, des écoles de théologie musulmane partageant des objectifs similaires ont également émergé, parmi lesquelles le mutazilisme.

Les Arabes ont rassemblé des manuscrits grecs, cruciaux pour le mouvement des traductions, à travers des échanges, des conquêtes territoriales et des missions diplomatiques et à l’aide d’interactions culturelles avec d’autres civilisations. La conquête de régions, telles que la Perse et l’Égypte, a ouvert l’accès à des bibliothèques riches en manuscrits grecs et romains. Ainsi, le calife al-Ma’mun aurait conditionné la conclusion d’une trêve avec les Byzantins à l’obtention de manuscrits scientifiques grecs, ce qui atteste l’importance accordée, à cette époque, à la préservation et à l’acquisition du savoir.

De l’autre côté de la Méditerranée, en 476, durant la période post-Antiquité en Europe, les invasions germaniques ont marqué une transition cruciale avec le Moyen Âge, établissant ainsi les fondations de cette ère. Initialement porteurs de croyances ariennes et païennes, les peuples germaniques ont adopté progressivement le catholicisme, devenant ainsi un élément essentiel de l’évolution médiévale. La période a été marquée par des tensions entre les anciennes pratiques païennes et le christianisme naissant, les autorités ecclésiastiques cherchant parfois à éliminer complètement les croyances païennes et la culture grecque, considérées comme incompatibles avec la nouvelle foi. Ces transformations ont touché divers domaines tels que les sciences, les arts et la littérature, surtout les institutions éducatives de l’Antiquité étant principalement préservées dans des contextes religieux. Cependant, la relation entre le christianisme et la culture grecque ne se limitait pas à une opposition totale et systématique. L’intégration de la pensée grecque à la tradition chrétienne, amorcée avant les invasions germaniques, a persisté, mais de manière moins marquée par la suite. Les travaux de saint Augustin (354-430) et de saint Jean Chrysostome (349-407) illustrent cette fusion entre la pensée grecque et la doctrine chrétienne.

En Europe, la « Renaissance du XIIe siècle » a marqué une évolution culturelle majeure, caractérisée par un renouveau dans l’art, la littérature, la philosophie et les sciences. Plusieurs facteurs ont contribué à ce mouvement intellectuel et culturel, notamment l’émergence des universités, les échanges culturels avec le monde arabo-musulman via l’Espagne et les croisades, ainsi que la redécouverte des textes antiques préservés par les Arabes.

Les XIIe et XIIIe siècles ont constitué une période d’échanges intellectuels significatifs, marquée par une intensification de la transmission de la pensée et de la science grecques, ainsi que de l’influence arabe sur l’Occident chrétien. Ces connaissances, préservées par les Arabes, ont été traduites en latin, la langue érudite de l’époque. Par cette voie, des œuvres philosophiques, scientifiques et littéraires issues de la culture grecque et islamique ont pu être introduites en Europe.

Au cœur du mouvement de traduction de l’arabe vers le latin en Europe, Tolède en Espagne et la Sicile en Italie ont émergé comme deux centres essentiels. Ces foyers culturels, dans lesquels les Arabes étaient présents, ont offert aux chrétiens l’opportunité de s’immerger dans la langue et la culture arabes, ainsi que dans la culture grecque.

À Tolède, après sa conquête par le roi catholique Alphonse VI en 1085, la traduction de l’arabe au latin s’est intensifiée, profitant des centres laissés vacants par les Arabes suite à la Reconquista. Des figures majeures telles que Gérard de Crémone et Michel Scot, soutenues par l’archevêque Raymond de Tolède, ont joué un rôle déterminant dans ce mouvement. Dans ce contexte, le roi Alphonse X (1221-1284), appelé Alphonse le Savant, a déployé des efforts significatifs pour rassembler des savants de diverses confessions afin de traduire des textes classiques de l’arabe.

Sous le règne de l’empereur Frédéric II (1194-1250) en Sicile, la région devient un centre éminent de traduction de l’arabe au latin. Frédéric II, un souverain éclairé et libre penseur, a lui aussi fait l’effort de réunir des savants de diverses confessions afin de traduire des textes classiques arabes. Son intérêt pour la culture arabe, stimulé par les croisades et les contacts avec les communautés musulmanes de Sicile, a catalysé ces mouvements de traduction. Ainsi, la traduction de la philosophie grecque couplée aux interprétations arabes a suscité l’intérêt des théologiens et des philosophes, parmi lesquels Pierre Abélard (1079-1142) et saint Thomas d’Aquin (1225-1274), intérêt visant à concilier la philosophie grecque avec la religion chrétienne.

Les Arabes ont joué un rôle fondamental en tant que catalyseurs culturels, allant au-delà de leur simple rôle de gardiens, et cela en établissant un dialogue intellectuel enrichissant entre l’Orient et l’Occident médiévaux. Leur entreprise de traduction a été cruciale pour la préservation, l’assimilation et la diffusion du savoir antique, notamment dans les domaines de la philosophie, des sciences et des arts grecs. Ces traductions ont laissé une empreinte durable à la fois sur la civilisation arabo-islamique et sur la pensée occidentale. En parallèle à la transmission du savoir grec, les œuvres de penseurs islamiques tels qu’Avicenne et Averroès ont été intégrées à la scolastique médiévale, marquant une étape significative dans le développement intellectuel européen. Le mouvement de traduction a ainsi agi comme un pont culturel, préservant l’héritage antique et facilitant la réconciliation de l’Occident avec son riche patrimoine intellectuel grec, jetant ainsi les bases des développements ultérieurs de la Renaissance à la fin du Moyen Âge.

Georges Élias BOUSTANI

Architecte D.P.L.G.

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Au cours du Moyen Âge, dans la région du bassin méditerranéen, la traduction scientifique a été le théâtre de deux mouvements significatifs. En effet, entre 750 et 950, d’importants efforts ont été déployés pour traduire les connaissances scientifiques anciennes, notamment grecques, vers l’arabe. Puis, de 1100 à 1300, la transmission des savoirs gréco-arabes vers l’Occident...

commentaires (3)

Il est bon de rappeler le rôle des traducteurs de langue syriaque. Voici ce qu'écrit Frédéric Macler dans son livre "Chrétientés orientales" : Il convient de rappeler à ceux qui vantent la civilisation arabe et qui lui reconnaissent d'avoir sauvé et transmis une partie des oeuvres de médecine et de philosophie grecques, que cette oeuvre de salut est avant tout le fait des médecins nestoriens, c'est-à-dire chrétiens, qui devaient à leurs talents et à leur science, d'avoir été appelés à Bagdad auprès des califes abbasides. Ce sont eux qui ont transmis les sciences des Grecs aux Arabes. DrR.M.

MELKI Raymond

20 h 32, le 12 mars 2024

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Commentaires (3)

  • Il est bon de rappeler le rôle des traducteurs de langue syriaque. Voici ce qu'écrit Frédéric Macler dans son livre "Chrétientés orientales" : Il convient de rappeler à ceux qui vantent la civilisation arabe et qui lui reconnaissent d'avoir sauvé et transmis une partie des oeuvres de médecine et de philosophie grecques, que cette oeuvre de salut est avant tout le fait des médecins nestoriens, c'est-à-dire chrétiens, qui devaient à leurs talents et à leur science, d'avoir été appelés à Bagdad auprès des califes abbasides. Ce sont eux qui ont transmis les sciences des Grecs aux Arabes. DrR.M.

    MELKI Raymond

    20 h 32, le 12 mars 2024

  • Merci pour l'intérêt porté à mes articles.

    Boustani Georges

    13 h 25, le 07 mars 2024

  • Félicitations un très bel article j’ai lu le livre d’ Averroes et je l’ai chez moi . C’est grâce aux arabes que nous avons encore notre philosophie, quelle grande civilisation la grecque. Merci

    Eleni Caridopoulou

    22 h 30, le 06 mars 2024

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