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Lifestyle - Photo-roman

La fragilité du Liban

« Il n’y a pas une santé, si robuste soit-elle, qui aurait résisté au régime de folie auquel ce pays est soumis depuis 5 ans. » Georges Naccache, extrait de « Deux négations ne font pas une nation », publié dans « L’Orient » (qu’il a fondé), le 10 mars 1949.

La fragilité du Liban

Photo Anissa Helou

Comme L’Orient-Le Jour, elle aura bientôt cent ans. Du plus loin qu’elle se souvienne, d’année en année, de guerres en accalmies précaires, et de retours en exils éphémères, à chacune des étapes de sa vie, ce journal l’a toujours accompagnée. De toute éternité, il a été son compagnon des petits matins. Et jusqu’à ce jour d’ailleurs, la première chose que L. fait, à peine réveillée, c’est aller déplier cette pile de papier à l’odeur de terre et de bois qui l’attend au pied de sa porte. Foncer d’abord vers la rubrique des nécrologies où il est rare qu’elle reconnaisse encore un nom, puisque l’intégralité de ses amis et connaissances y sont déjà passés. Puis, avec une rakwé de café turc, traverser lentement chacune des pages. Depuis qu’elle ne sort plus ou très peu, ce journal est devenu pour L. une petite lucarne, une minuscule ouverture sur cette époque qui lui fait si peur et qu’elle regarde, à travers les pages de L’Orient-Le Jour, sans qu’elle ne la voie. C’est ce qui lui permet, dit-elle, de « rester connectée au monde et donc à la vie ». Quel sentiment a dû lui procurer la lecture de l’édition du 28 février où l’on lançait les célébrations du centenaire de ce journal ?

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L. s’était sans doute souvenue de cette édition de juin 1958 où un petit encart annonçait son mariage, et « le couple qui s’est par la suite envolé pour un voyage de noces en Italie ». Elle s’était souvenue d’une édition de 1960, puis de 1962 où, avec son mari, ils avaient placé des annonces pour la naissance de leurs deux garçons. Elle s’était souvenue des fois où son nom avait été évoqué par Viviane Ghanem dans sa rubrique de « potins » et, aussi, de cet article qu’elle a encore, dans un cadre chez elle, où son mari, interviewé par le journal, parlait de la croissance économique du Liban en 1972. Lui était surtout revenu ce matin froid, où elle s’était rendue dans un kiosque à journaux sur les Champs-Élysées pour découvrir, en dépliant L’Orient-Le Jour, la photo en une de la boutique de son père, dévorée par les flammes d’une bataille dans les vieux Souks de Beyrouth. Elle avait surtout pensé à tous les matins de son exil à Paris où, dans les pages de ce journal, elle apprenait qu’une connaissance avait été fauchée par un sniper, qu’un ami avait été kidnappé, que l’école de ses enfants avait été assiégée, un quartier de son enfance avait disparu ; elle constatait une nouvelle guerre pour rien et à laquelle elle ne comprenait rien.

À chacun de ses matins, dans ce kiosque des Champs-Élysées, sur les pages de L’Orient-Le Jour, elle voyait en filigrane et entre les lignes, se dessiner le visage changeant du Liban. Et aujourd’hui, en revoyant se déplier l’historique de ce journal, L. a dû y voir toute sa vie défiler. Parce qu’on ait presque cent ans, comme L., ou trente-quatre comme moi, il est impossible d’avoir été ou d’être un lecteur, un fidèle de L’Orient-Le Jour sans réaliser à quel point il contient une partie de notre histoire, un pan de nos vies. Comme L., le 28 février, j’ai regardé la vidéo poignante qui, à travers la voix de certains de nos journalistes, revient sur la manière dont ce journal, en « étant là », a agi, quotidiennement, malgré tout et sans relâche, comme le miroir des dernières cent années du Liban. J’ai replongé dans les archives, relu des vieux articles, des vieux éditos, dont le plus mythique, « Deux négations ne font pas une nation », publié par Georges Naccache dans L’Orient (qu’il a fondé), le 10 mars 1949. Il y a cette phrase qui ne me quitte plus, depuis trois jours : « Il n’y a pas une santé, si robuste soit-elle, qui aurait résisté au régime de folie auquel ce pays est soumis depuis 5 ans. »

Comment avons-nous survécu ?

Cette phrase ne me quitte plus, d’abord parce que c’est troublant, glaçant même de se rendre compte qu’elle aurait pu apparaître dans un éditorial d’hier, d’aujourd’hui, ou de demain. Qu’elle résume la folie de notre histoire qui tourne en rond et se rumine et se répète sans qu’on n’apprenne grand-chose.

D’ailleurs, pour peu que l’on pioche au hasard dans une édition de L’Orient ou du Jour de l’automne 1969, c’est-à-dire au moment où les fedayin palestiniens, armés et soutenus par plusieurs États arabes, voulaient lancer des opérations militaires contre Israël à partir du Liban pour libérer leur terre, – provoquant ainsi un schisme dans le pouvoir politique, mais aussi une scission dans l’opinion publique –, on voit cette phrase, en manchette, qui fait froid au dos : « La guerre est imminente. » Combien de fois depuis, et pas plus loin que cette semaine, en une de ce quotidien ou dans ces pages, avons-nous lu ces mêmes mots, avec des dates et des visages et des protagonistes différents ? La phrase de Georges Naccache ne me quitte plus aussi, surtout, parce qu’en retraçant les cent années écoulées au Liban entre 1924 et aujourd’hui, on ne peut que prendre la mesure de la fragilité de notre pays. Comment a-t-il résisté à tout cela, à tous ces « régimes de folies » qui se sont entretués en nous piétinant et puis se sont serré la main quand ça leur convenait, puis se sont entretués de nouveau ? Aux fausses indépendances, et à la corruption qui grignote les caisses de l’État bien avant que ce mot ne soit sur toutes les lèvres comme il l’est depuis 2019, et aux snipers, et aux milices, et aux guerres de quartier et aux conflits régionaux, et aux descentes dans les abris, et aux fuites vers l’aéroport sur des routes de fortune, et aux départs dans la nuit dans des barques bombardées, et aux appartements squattés, et aux quartiers de nos enfances disparus ? De quoi est-il fait, ce pays, pour avoir tenu le coup en face de ces crises, de ces pénuries, de ces larmes et ce sang, en face de ces attentats et ces invasions et ces armées qui ont violé notre ciel et notre souveraineté des frontières nord aux frontières sud ? De quoi est-il fait pour continuer d’exister quand des générations, les unes après les autres, l’ont exilé ? Comment, aujourd’hui encore, continue-t-il de résister aux cent ans de folie auquel il a été soumis ? Comment l’expliquer ?

À défaut de nos livres d’histoires qui n’ont jamais été autorisés à le faire, c’est au moins ce journal qui s’en sera chargé.

Comme L’Orient-Le Jour, elle aura bientôt cent ans. Du plus loin qu’elle se souvienne, d’année en année, de guerres en accalmies précaires, et de retours en exils éphémères, à chacune des étapes de sa vie, ce journal l’a toujours accompagnée. De toute éternité, il a été son compagnon des petits matins. Et jusqu’à ce jour d’ailleurs, la première chose que L. fait, à...

commentaires (2)

Excellent!

Neda Iliya Stevenson

06 h 06, le 04 mars 2024

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Commentaires (2)

  • Excellent!

    Neda Iliya Stevenson

    06 h 06, le 04 mars 2024

  • Triste à mourir !

    Wow

    01 h 48, le 04 mars 2024

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