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Lifestyle - Photo-roman

Le Liban, un pied dans la vie, un autre dans la mort

Pour la première fois depuis octobre 2019, les mots manquent pour expliquer, cerner, dire ce que les Libanais vivent aujourd’hui…

Le Liban, un pied dans la vie, un autre dans la mort

Photo G.K.

Tout cela semble si loin aujourd’hui. À y repenser maintenant, tout cela nous paraît presque facile, niveau « débutant » sur l’échelle des catastrophes qui sont arrivées depuis. Nous étions en novembre 2019. Je me trouvais dans l’une des illustres files d’attente à la banque, le numéro 162 entre les mains, quand l’amplitude de ce qui se produisait au Liban, l’amplitude de ce qui nous attendait, surtout, m’avait tout d’un coup explosé à la figure. Le mois précédent, les espoirs désordonnés mais étourdissants des gens autour de moi dans la rue et sur les places de Beyrouth  ; les yeux et l’attention du monde entier posés sur nous, en premier les Libanais émigrés, m’avaient placé dans un état d’idéalisme, de déni ou en tout cas de rejet total de la catastrophe qui rampait vers nous. Et puis ce jour de novembre 2019, les déposants autour de moi comme des zombies, des personnes âgées qui hurlaient pour qu’on leur donne de quoi payer leurs frais médicaux, des parents au bord de la crise de folie qui menaçaient déjà de tout brûler si on ne leur permettait pas de transférer de l’argent à leurs enfants installés à l’étranger, des gens comme moi qui se faisaient simplement humilier pour avoir accès à leur « argent de poche » de la semaine, et puis la banque qui disait sans le dire qu’il n’y a plus d’argent : cette scène à elle seule précisait et annonçait le pire à venir. Tout devenait vrai. « Je crois que là, on a touché le fond. À partir de là, on ne peut que remonter la pente », m’avait dit, crédulement, une connaissance que j’avais croisée dans la file ce jour-là.

Tout cela a un nom

Sauf qu’à partir de ce jour, nous n’avons plus eu une seconde de répit et pas un jour n’est passé sans que l’on s’enfonce davantage. Le pire, le plus absurde en fait, c’est qu’à ce moment, on pensait tous, collectivement, qu’on avait effectivement touché le fond, et qu’à partir de là, les choses ne pouvaient que s’améliorer. Et puis, comme une traînée de poudre, nos cartes de crédit qui se transforment en un inutile morceau de plastique ; nos salaires qui ne valent plus grand-chose ; la banque qui se réduit de jour en jour à un distributeur de billets géant barricadé de tous bords ; mes amis à l’étranger qui n’arrivent même plus à commander un Uber à Londres à cause de leurs fonds bloqués d’une seconde à l’autre, plus rien qui ne marche, la classe moyenne qui s’étiole et puis disparaît ; la livre qui n’a plus aucune valeur ; les pères qui se flinguent aux portes des écoles ; les enfants malades qu’on rejette aux urgences des hôpitaux ; les rayons des supermarchés qui se vident ; des vieillards que tous les jours je croisais en train de racler des fonds de poubelle.

Aussi difficile à comprendre, à expliquer, à accepter, et si l’on met notre affect de côté pour un instant, on se rend compte qu’au moins tout cela avait des mots pour le dire. Des experts, des journalistes, des financiers, des activistes s’étaient penchés en long, en large et en travers sur notre « cas », et ils s’accordaient tous, plus ou moins, sur les symptômes et les raisons de nos maux. Crise économique, effondrement du secteur bancaire, dévaluation, corruption, vol et j’en passe. La suite, également, aussi pénible et enrageante aurait-elle pu être, elle avait aussi ses mots pour la décrire. Même en ce qui concerne le film d’horreur du 4 août, les Libanais étaient et sont encore partagés entre « crime de négligence » et « attaque préméditée ». Ce qui nous est arrivé entre octobre 2019 et octobre 2023 avait au moins le mérite d’être plus ou moins clair, cernable, cerné, dans la mesure du possible ; d’être décrit et décrypté comme le fait ce journal, sans relâche, depuis bientôt cinq ans.

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Comment ça s’appelle, ce que nous vivons aujourd’hui ?

Je rentre tout juste du Liban. Avant, à chacun de mes retours d’un séjour à Beyrouth, mon petit bloc-notes jaune où j’inscris des idées, des thèmes, des bribes d’histoires, en vue de mes articles dans cette rubrique, avait l’habitude d’être tout noirci, plein à craquer, plein de ces mots et ces images et ces moments pour expliquer, dire, raconter ce que l’on vit à ce moment de notre histoire au Liban. Mais aujourd’hui, à l’heure où j’écris ces lignes, une page blanche sur mon petit bloc-notes jaune ne contient qu’une seule phrase, une question qui plus est, rédigée presque instinctivement en plein vol vers Paris : comment ça s’appelle, ce que nous, Libanais, vivons aujourd’hui ? C’est quoi ce pays dont un pied est engoncé dans une guerre atroce aux relents du massacre de Gaza, et dont l’autre danse et sautille pour s’accrocher du mieux qu’il puisse à la vie ? Comment marche encore ce pays sans président, sans gouverneur de la banque centrale, et où un article dans ces pages nous confirmait vendredi que plus de la moitié des postes de première catégorie sont désormais vacants ? Comment marche ce pays sans réelle devise, sans timbres, sans électricité, sans banques, sans école ni santé publique, sans tribunaux et sans registres d’état civil, sans cadastre, et où il est donc même impossible d’enregistrer une voiture ou un terrain nouvellement acquis ? Comment être libanais et vivre ici, quand tous ceux qu’on aime sont partis et qu’on en a été arrachés ? Comment être libanais et vivre loin en pensant au Sud ou même sachant qu’à tout moment, tout ce qu’on a laissé derrière, de l’autre côté d’une mer, peut être enseveli par une autre guerre pour rien, et pour laquelle personne ne sera consulté ? Comment décrire le Liban d’aujourd’hui ?

Et dans le fond, c’est peut-être parce que c’est un pays (encore une fois) impossible à décrire ou comprendre, c’est peut-être parce que (encore une fois) il avance sans qu’on ne sache comment il marche, c’est peut-être parce que (encore une fois) il ne répond à aucun critère de logique, sans doute parce qu’il a (encore) ce pied enfoncé dans la vie, qu’il sera (encore une fois) sauvé…

Tout cela semble si loin aujourd’hui. À y repenser maintenant, tout cela nous paraît presque facile, niveau « débutant » sur l’échelle des catastrophes qui sont arrivées depuis. Nous étions en novembre 2019. Je me trouvais dans l’une des illustres files d’attente à la banque, le numéro 162 entre les mains, quand l’amplitude de ce qui se produisait au Liban, l’amplitude...

commentaires (3)

Pour ramener l'autre pied dans la vie, il faudra que les émigrés reviennent en masse, réclamer leur pays pour le reconstruire. Tant que la majorité des gens éduqués n'y sont pas, ils laissent forcément la place à une classe facilement manipulée et dépourvue de toute capacité de changement. J'aurais aimé partager votre optimisme, mais il faudra faire mieux que de souhaiter qu'il "soit sauvé" par la magie de sa résilience. Il faudra convaincre les expatriés que revenir vaut la peine.

Kgz

10 h 09, le 26 février 2024

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Commentaires (3)

  • Pour ramener l'autre pied dans la vie, il faudra que les émigrés reviennent en masse, réclamer leur pays pour le reconstruire. Tant que la majorité des gens éduqués n'y sont pas, ils laissent forcément la place à une classe facilement manipulée et dépourvue de toute capacité de changement. J'aurais aimé partager votre optimisme, mais il faudra faire mieux que de souhaiter qu'il "soit sauvé" par la magie de sa résilience. Il faudra convaincre les expatriés que revenir vaut la peine.

    Kgz

    10 h 09, le 26 février 2024

  • Merci pour cette fin forte, et touchante.C'est très bien écrit !

    Christian Rahal

    08 h 45, le 26 février 2024

  • Merci pour cette belle sobhiyeh , oui , il sera encore sauvé!

    Rana Raouda TORIEL

    06 h 32, le 26 février 2024

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