
L'urgentiste Raphaël Pitti en Syrie, le 20 février 2023. Photo d'illustration Omar Haj Kadour/AFP
Depuis la fin des années 1970, vous êtes intervenus dans plusieurs conflits particulièrement meurtriers (Liban,Yougoslavie, Irak, Ukraine …) et avez notamment été témoin des massacres perpétrés par Bachar el-Assad et ses alliés en Syrie. Vous avez pourtant déclaré, en revenant de Gaza, « n’avoir jamais vu un tel niveau dans l’horreur ». Pourquoi ?
Les Israéliens ont fait déplacer 1 400 000 personnes vers Rafah, en leur disant qu’ils y seront en sécurité, alors que rien ne les attendait dans cette ville, prévue pour accueillir 240 000 habitants. De surcroît, ils sont partis à pied en emportant le strict nécessaire et ils se retrouvent dans une situation de précarité terrible. Ils sont tassés à l'intérieur de cette ville. Ils se sont construit des tentes de fortune sur les trottoirs, dans tous les espaces libres. Ils sont constamment à la recherche d'eau, à la recherche de nourriture, de soins pour leurs pathologies primaires… Les égouts de la ville ne sont pas suffisants pour cette densité de population, donc il y a de l'eau partout. Lorsqu’il pleut, c'est encore pire, ça inonde les tentes. Il fait froid et ils ont des problèmes de chauffage. Il y a très peu de nourriture, vous pouvez en trouver évidemment, comme des boîtes de conserve et même des légumes, mais ils n'ont pas d'argent. Même ceux qui avaient de l'argent en banque n'ont pas la possibilité de le retirer pour pouvoir éventuellement faire vivre leur famille. Les poubelles ne sont pas ramassées parce que la municipalité n'a pas d'argent pour payer l'essence : il y en a peu et elle coûte 35 dollars le litre. Ils vivent donc dans une situation misérable et sont pris dans une nasse. Les bombardements sont continus, jour et nuit. Les snipers tirent sur tout ce qui bouge…. Les déplacés sont donc enfermés dans une catastrophe humanitaire de très grande ampleur, sans possibilité d'en sortir ni de retourner chez eux au Nord ou fuir en Égypte. Ils sont enfermés dans cette nasse et condamnés à la violence qui pleut sur elle en permanence.
Raphaël Pitti à l'entrée de Rafah début février. Photo Mehad
Vous avez récemment déclaré qu’il y avait une volonté israélienne de massacrer une population. Et dans votre description de la bande de Gaza, vous avez fait lors d’autres entretiens l'analogie avec le ghetto de Varsovie…
Oui, c'est un ghetto. Ils ne peuvent pas s'en sortir. Ils sont pris à l'intérieur et ne peuvent pas s'en sortir. Ils subissent toutes les conditions du ghetto, c'est-à-dire le manque de nourriture, le manque d'eau, être obligé de vivre dans des conditions sommaires, ils sont tassés. J’ai rencontré un avocat qui accueille 21 personnes dans un deux-pièces. Cela fait forcément penser aux descriptions que l’on a du ghetto de Varsovie, avec des gens qui vivaient sur les trottoirs, qui mouraient de faim… Avec l'apparition des petits métiers pour gagner un peu d'argent, comme celui qui s'est mis à réparer les briquets jetables, celui qui répare les vieilles chaussures, celui qui répare les vieux vêtements avec sa machine à coudre sur le trottoir, celui qui charge les téléphone portables parce qu'il n'y a pas d'électricité. Vous avez toutes les conditions du ghetto, je ne vois pas comment on pourrait appeler ça autrement.
Ce discours est-il audible en France, en Occident dans un contexte où les accusations d’antisémitisme fusent face à ce type d'analogie, ou dès lors que l'on s'interroge sur le caractère génocidaire de ces exactions ?
J’ai même utilisé le terme de camp de concentration. Et je ne vois pas comment appeler ça autrement : c'est un camp de concentration puisqu'on les a concentrés… Pourquoi ça peut choquer de rappeler justement ce qu'est la réalité des faits. Alors que ça plaise ou que ça ne plaise pas, les mots valent ce qu'ils valent, et il faut dire les choses comme elles sont. C'est un ghetto ou c'est un camp de concentration, et il y a en même temps toute la violence que l'on peut trouver dans les camps de concentration. Voilà, c'est les mots. Il y a eu des camps de concentration aussi aux États-Unis contre les Japonais (en 1942). Il y a eu des camps de concentration en ex-Yougoslavie, les Serbes avaient enfermé les Croates (durant la Seconde Guerre mondiale). Il y a des camps de concentration partout dans le monde, alors je ne vois pas pourquoi sous prétexte que c'est Israël, on n'a pas le droit d'utiliser ces termes-là. C'est un camp de concentration, c'est un ghetto et il y a bien une volonté d'avoir organisé ce ghetto.
En utilisant de tels propos, forts, on pourrait vous accuser de faire le jeu du Hamas…
Je ne m’occupe pas du Hamas, je parle d’un conflit qui touche les Israéliens et le Hamas. Et au milieu, vous avez cette population. Moi, ce que je dénonce, c'est la violence faite à la population qui est contraire au droit international. Israël ne respecte pas le droit international. Alors que l'on me prête des idées politiques, ça fait longtemps, notamment sur la Syrie… Mais j'ai toujours défendu les populations, qui doivent être protégées dans les conflits selon le droit international. Et Israël a le devoir de respecter le droit international. Or il empêche la nourriture de rentrer à l'intérieur, malgré la dernière résolution de l'ONU qui l’oblige à le faire. Il ne le fait pas et ne permet pas à des ONG comme la nôtre d'entrer à l'intérieur pour prendre en charge les populations, même si c'est au péril de notre vie, c’est de toute façon notre problème.
Du fait même qu'il ne respecte pas les lois internationales, Israël est un État qui est en train de devenir un État paria. Comment dire les choses autrement ? !
Vous avez aussi dit : « Il y a pire que tuer, c’est d’enlever la dignité des personnes. » Comment expliquer que le sort des Palestiniens ne provoque pas davantage de réactions, notamment parmi ceux qui ont à juste titre dénoncé cette logique de déshumanisation dans d'autres conflits (en Syrie notamment) ?
Je ne vais pas faire des procès d'intention à tel ou tel pays – notamment sur le fait qu’il privilégient leurs intérêts économiques ou d’autres intérêts. Ce qui est vraiment important, c'est de dire : « Arrêtez maintenant. » La Cour internationale de justice l'a bien mis en évidence. Il y a un risque de génocide. Elle le dit très très nettement. Elle demande justement au gouvernement israélien de prendre toutes les mesures pour éviter cette catastrophe génocidaire. Il appartient maintenant à tous les gouvernements du monde de prévenir cette situation , non pas par des mots, mais par des actes. Et le premier des actes est, bien évidemment, de ne pas approvisionner en armes Israël. Deuxièmement, de rappeler nos ambassadeurs pour isoler Israël sur le plan international. La France l’a fait avec Assad : nous avions rappelé notre ambassadeur il y a douze ans, et il n’est pas revenu. Donc si nous sommes capables de le faire pour la Syrie, pourquoi ne sommes nous pas capables de le faire là maintenant avec Israël sur le plan international ? Il faut isoler ce gouvernement pour amener les humanistes israéliens, les démocrates israéliens à condamner leur gouvernement et à s’en séparer. Et je les appelle d’ailleurs à le faire !
Le médecin-urgentiste Raphaël Pitti à Gaza début février. Photo Mehad
Vous parlez d’« État paria » . Est-ce vraiment le cas alors que l’État hébreu semble jouir d’une certaine immunité, d’un droit à se défendre illimité auprès de ses alliés, malgré leurs mises en garde officielles. Le droit international humanitaire est-il plus que jamais menacé par cette séquence ?
Il l'est complètement et nous sommes dans une situation de régression après les progrès qui avaient pu être faits après la guerre de 39-45, qui avait permis justement l’émergence de ce droit humanitaire international, du respect du droit de la guerre. On est dans une totale régression par rapport à ça. L'utilisation du gaz sarin en Syrie en est un exemple frappant : on aurait dû immédiatement intervenir et Barack Obama ne l'a pas fait. Il porte une lourde responsabilité vis-à-vis de l'histoire…
Pour revenir au dossier gazaoui, comment percevez-vous la décision des États-Unis, suivis par d’autres États, de suspendre leur financement à l’Unrwa ?
Je le dis et le redis encore une fois, l’Unrwa fait un travail remarquable. Dans la situation actuelle, il n'y a personne pour la remplacer. Elle a tous les réseaux nécessaires pour assurer l'entrée de l'approvisionnement en nourriture et eau, pour autant que les Israéliens la laissent rentrer. Et elle a les capacités, les réseaux, les lieux de stockage qui permettent ensuite la distribution de cette nourriture. Il ne faut surtout pas toucher à l'Unrwa dans la situation dans laquelle se trouve la population palestinienne.
Il faut respecter l’Unrwa et continuer à la financer. Après la guerre, nous verrons éventuellement s'il y a des problèmes d'application, mais ce n'est certainement pas le moment de venir faire un procès et de suspendre l'activité de l’agence onusienne. Si les Israéliens obtiennent ça, alors on est dans la vraie volonté d'affamer une population. On est vraiment dans l’acte génocidaire.
Vous avez beaucoup reproché à la France de ne pas faire assez sur le plan humanitaire, sur la scène interne (l’accueil des migrants), mais aussi en Syrie par exemple (sur la question des armes chimiques notamment). Sur Gaza, qu’attendez-vous d’elle ?
Le président de la République a eu une position très ferme et a téléphoné à Netanyahu en lui disant que la France n'accepterait pas toute attaque sur Rafah. Je m'en réjouis très profondément, mais il faut maintenant que la France aille plus loin et comme je l’ai dit auparavant, il faut suspendre la livraison d'armes et rappeler notre ambassadeur, et d'obtenir que tous les États européens fassent la même chose. Ce serait un acte très fort.
Plus largement, ce qui est important, évidemment, c'est de demander un arrêt des combats immédiat et permettre l'entrée de l'aide humanitaire internationale le plus rapidement possible, et mener dans le même temps une négociation pour la libération des otages, bien évidemment.
Si vous regardez le bilan, après quatre mois de guerre, les Israéliens ont tué trois de leurs otages qui avaient réussi à s’enfuir. Pratiquement 200 soldats israéliens ont été tués au combat. L'armée israélienne a tué plus de 27 000 Palestiniens. Ils ont fait des centaines de milliers de victimes. Ils n’ont obtenu la libération des otages que par la négociation et par la trêve. Alors on peut se demander quel est donc le bilan de cette violence sur cette population ? Elle est nulle. Ils n’ont libéré que deux otages, eux-même, militairement. Donc on peut considérer que cette violence n'a servi à rien, que cette offensive n'a servi à rien et il faut le rappeler justement à plus de lucidité par rapport à la réalité du terrain. Et ce n'est pas en massacrant la population de Rafah qu'ils vont pour autant s'en sortir. Ils sont dans une fuite en avant. Le gouvernement israélien, qui est un gouvernement d'extrême droite, a perdu le sens de la réalité de la situation, est dans une fuite en avant et il faut le lui faire comprendre.
Raphaël Pitti, futur prix Nobel de la paix ! Je le souhaite vivement pour cet homme de cœur et de raison. Comité du prix Nobel de la Paix, pensez à ce médecin... https://www.facebook.com/reel/400095022564972
18 h 17, le 20 février 2024