Les déficits successifs de la balance des paiements à partir de 2011, à l’exception d’un modeste excédent en 2016, ont rendu obligatoires les interventions de la Banque du Liban (BDL) sur le marché si le taux de change de la livre libanaise (LL) fixé à 1 507,5 LL/dollar (ou le « peg ») devait être préservé. La BDL commençait donc à y soutenir l’offre de devises en déboursant ses réserves de change propres. Dès 2014, ces réserves étaient à sec.
L’ex-gouverneur de la BDL a persuadé alors – grâce à des taux d’intérêt renversants, les fameuses ingénieries financières… – la plupart des banquiers de placer à la BDL, au fur et à mesure, la liquidité des dépôts en devises dans leurs banques. Ainsi, au prix de la « dilapidation » de dizaines de milliards de dollars en provenance de ces placements, avec l’approbation de l’entière classe politique, la BDL a maintenu ce peg jusqu’à fin 2019 !
Entre 2014 et 2019, vu le contexte économique et politique et puisque la BDL n’imprime pas de devises, nos banquiers réputés pour leurs compétences savaient probablement qu’elle serait incapable de leur rembourser ces milliards dilapidés. Mais attirés par les extraordinaires et faciles bénéfices, ils se sont engouffrés dans une fuite en avant en y plaçant finalement la majeure partie de la liquidité des dépôts en devises.
Ce financement du peg s’est traduit alors dans les banques par un manque de liquidité, camouflé par le flux de nouveaux dépôts attirés de l’étranger et qui contribuait à assurer les besoins réguliers en devises de leurs déposants. Le collapse bancaire fin 2019, déclenché par le ralentissement de ce flux, a révélé au grand jour le gigantesque gouffre en liquidité dans les banques par rapport à leurs dépôts en devises.
Or, sur la même période, le Fonds monétaire international (FMI) encourageait la BDL à maintenir le peg !
Conclusions du FMI au titre de l’article IV/2015
Ce rapport daté de juin 2015 mentionne que « les directeurs félicitent la banque centrale de son appui à la stabilité macroéconomique et du maintien d’un niveau adéquat de réserves internationales. Ils conviennent que la politique monétaire doit continuer à soutenir le peg de la monnaie au dollar, ce qui a bien servi le Liban ».
Or ce peg a créé deux foyers de saignement en devises, au niveau de la balance des paiements et au niveau des réserves de change à la BDL : la surévaluation de la livre libanaise accélérait la sortie de devises du pays en favorisant les importations par le « dumping » de leurs prix et freinait en même temps leur entrée en rendant les prix de nos exportations moins compétitifs à l’international, augmentant ainsi les déficits de notre balance des paiements et donc le montant des liquidités en devises à débourser par la BDL afin de pouvoir conserver ce peg.
Conclusions du FMI au titre de l’article IV/2016
Le FMI réitère dans ce rapport daté de janvier 2017 ses encouragements au maintien du peg : « Ils (les directeurs du FMI) sont convenus que la politique monétaire devait rester orientée vers le soutien du peg et ont félicité la BDL pour le maintien de réserves internationales adéquates. Dans ce contexte, les directeurs ont souligné que, bien que la récente opération financière de la BDL ait réussi à renforcer ses réserves internationales et les capitaux des banques, elle ne constituait pas une solution durable aux besoins de financement du Liban. »
Malgré ses remarques sur « une solution durable », le FMI regardait d’un bon œil l’impact de « la récente opération financière de la BDL », comprendre les ingénieries financières, qui ne pouvaient avoir lieu d’ailleurs sans ce peg par rapport auquel les banques et la BDL s’étaient engagées dans une fuite en avant et le FMI dans un cercle vicieux d’encouragement au peg d’année en année.
Rapport d’évaluation de la stabilité du système financier, FMI/2017
Dans ce rapport daté aussi de janvier 2017, le FMI reconnaît que « la BDL maintient le peg par le biais d’interventions et détient des réserves internationales élevées en accumulant des dépôts en provenance des banques, ce qui entraîne des coûts de portage supplémentaires... » Mais il s’abstient toujours de signaler que ces interventions engloutissent au fur et à mesure la liquidité de ces « dépôts en provenance des banques », et donc celle des dépôts en devises dans ces banques.
Conclusions du FMI au titre de l’article IV/2018
Daté de juin 2018, ce rapport révèle que « les directeurs ont félicité la BDL pour son rôle essentiel dans l’attraction des flux de dépôts et la gestion efficace de la situation difficile. Ils ont souligné que la BDL devrait adopter une vision à long terme dans l’élaboration de sa politique et revenir à des outils de politique monétaire plus conventionnels. Ils ont encouragé la BDL à augmenter les taux d’intérêt si nécessaire tout en restant vigilante sur la dynamique de la dette ». Encore des félicitations, probablement pour la hausse inouïe des taux d’intérêt opérée par la BDL et offerts aux banques afin qu’elles offrent à leur tour des taux d’intérêt attractifs aux dépôts en devises transférés de l’étranger, dont la liquidité servira à couvrir les besoins réguliers des déposants en devises et/ou sera placée à son tour à la BDL et sacrifiée pour maintenir le peg. Ce que ce rapport qualifie de « gestion efficace ». Or cette hausse des taux d’intérêt, alors que le taux inflation n’était pas très élevé, a fortement contribué à condamner le taux de croissance du PIB qui est passé de 1,6 % en 2016 à 0,9 %, à -1,9 % et -6,9 % en 2017, 2018 et 2019 respectivement, selon la Banque mondiale. Quant à la nécessité d’élaborer une vision à long terme, c’était en fait des mesures immédiates qui auraient dû être recommandées pour éviter le collapse bancaire et financier survenu 16 mois plus tard.
Conclusions du FMI au titre de l’article IV/2019
Jusqu’à la dernière seconde avant ce collapse, le FMI n’a jamais remis en question la politique du peg ou du moins tiré l’alarme concernant les conséquences de la manière dont elle est financée depuis cinq ans. Dans ce rapport publié le 17 octobre 2019 ( !), il apporte presque des justifications : « La situation budgétaire difficile a influencé les politiques de la BDL. Dans le cadre du maintien d’une confiance élevée dans l’ancrage de la monnaie, notamment grâce à un niveau approprié de réserves de change, la BDL a visé un niveau et une structure de taux d’intérêt suffisamment attractifs pour les flux de capitaux des non-résidents – qui constituent une source de financement importante pour les banques dans l’objectif d’achat des titres de l’État. » Il confirme la politique d’attraction « de capitaux des non-résidents », plus précisément les dépôts en devises transférés de l’étranger.
Fin 2019, alors que l’exposition en devises des banques à la BDL était aux alentours de 88 milliards de dollars – 70 milliards en placements selon l’agence Fitch Ratings (rapport du 16/03/2020) et quelque 18 milliards en tant que réserves obligatoires –, il n’en restait environ que 32 milliards à la BDL.
L’on peut considérer que la quasi-totalité des 56 milliards dilapidés par la BDL était en fait le résultat, directement ou indirectement, de la politique du peg* : par exemple, les intérêts reversés aux banques lui ont assuré la liquidité pour ses interventions en devises ; pareil pour le coût des ingénieries financières. Même l’achat du fuel pour le compte d’EDL ou les paiements des eurobonds dus par l’État, effectués à partir de ses réserves de change, lui ont évité de recourir au marché pour l’acquisition des devises nécessaires contre des livres libanaises et de provoquer l’effondrement du peg.
Donc 56 milliards de dollars environ (46,7 %) de la liquidité des quelque 120 milliards de dollars de dépôts en devises dans les banques ont été engloutis, faisant voler en éclats la stabilité macroéconomique du pays avec le crash bancaire fin 2019.
À partir de là, des interrogations deviennent légitimes :
1) Est-ce que le FMI avait vu, ou prévu, les retombées catastrophiques du peg et du montage financier entre la BDL et les banquiers pour son maintien ?
- Si la réponse est non, elle mettra en doute les compétences des équipes du FMI et la qualité de ses programmes.
- Si la réponse est oui, alors serait-il possible qu’au nom d’une stabilité macroéconomique qui s’est révélée fictive fin 2019, il ait passé sous silence ces retombées sur les dépôts en devises, le secteur bancaire et toute l’économie du pays ? Le FMI s’était-il alors retrouvé dans la logique de gagner du temps, à l’instar de l’ensemble de la classe politique libanaise, de l’ex-gouverneur de la BDL et des banquiers ? Aurait-il alors contribué à rassurer les déposants en devises, alors que la valeur de leurs dépôts était en train de s’évaporer au fil des jours ?
2) En général, le FMI recommande des politiques assurant au mieux la stabilité macroéconomique, compte tenu de la structure économique, de la capacité institutionnelle, etc., propres à chaque pays. Alors qu’il nous a encouragés pendant des années à maintenir le peg, le FMI demande, dans le cadre du
« Staff-Level Agreement on Economic Policies with Lebanon » signé le 7 avril 2022, « le maintien d’un taux de change unique déterminé par le marché ». Or qu’est-ce qui a changé au Liban à ces niveaux structurels pour justifier cette volte-face du FMI, abandonnant la recommandation d’un peg des plus rigides par souci de stabilité et de confiance, pour exiger dans le même contexte structurel un taux de change flottant déterminé par le marché ? Sachant que cette demande s’est accompagnée par une approbation sous-jacente d’un large « haircut » sur les dépôts en devises, ruinant encore plus la confiance dans le pays !
Les réponses éventuelles à ces interrogations engageront, ou non, une part de responsabilité du FMI dans la crise financière endurée par le Liban et apporteront des indications sur le bien-fondé de quelques parties du « staff agreement » avec le Liban.
Joseph A. EL-KHOURY
*Même l’acquisition par la BDL de 5,5 milliards de dollars en eurobonds s’est effectuée à travers des opérations de swap contre des bons du Trésor en livres libanaises avec le ministère des Finances, et non pas par des dépenses de ses réserves de change.
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