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Nos Lecteurs ont la Parole

C’est parce qu’il est homme, et cela suffit

« L’homme est une chose sacrée pour l’homme... » Sénèque.

Qu’est-ce qu’un homme ? Ce ne sont pas, dans l’histoire de la philosophie, les réponses qui manquent. L’homme est-il un animal politique, comme le voulait Aristote ? Un animal à deux pieds sans plumes, comme l’affirmait plaisamment Platon ? Un animal raisonnable, comme le pensaient les stoïciens ? Un être qui rit (Rabelais), qui pense (Descartes), qui juge (Kant), qui travaille (Marx), qui crée (Bergson) ?

Aucune de ces réponses ne paraît tout à fait satisfaisante. D’abord parce qu’elles sont, quant à leur extension, possiblement trop larges et certainement trop restreintes. Une bonne définition doit valoir pour tout le défini, et pour lui seul. Ce n’est pas le cas de celles, pourtant si fameuses, que je viens d’évoquer. Définitions trop larges, donc, puisqu’elles ne valent pas que pour le défini : un être peut vivre en société, parler, penser, juger, rire, produire ses moyens d’existence... sans faire partie pour autant de l’humanité.

L’humanité ne se définit pas par ce qu’elle fait ou sait faire. Par ce qu’elle est ? Sans doute. Mais qu’est-elle ? Ni la raison, ni la politique, ni le rire, ni le travail, ni quelque faculté que ce soit ne sont le propre de l’homme. L’homme n’a pas de propre, ou aucun propre, en tout cas, ne suffit à le définir.

Comment parler des droits de l’homme, pourtant, si l’on ne sait de quoi – ou de qui – l’on parle ? Il nous faut au moins un critère, un signe distinctif, une marque d’appartenance, ce qu’Aristote appellerait une différence spécifique. Laquelle ? L’espèce elle-même, à laquelle nous appartenons. L’humanité n’est pas d’abord une performance qui dépendrait de ses réussites. Elle est une donnée qui se reconnaît jusque dans ses échecs.

Est un être humain tout être né de deux êtres humains. Biologisme strict et de précaution. Qu’il parle ou pas, qu’il pense ou pas, qu’il soit ou non capable de socialisation, de création ou de travail, tout être entrant dans cette définition a les mêmes droits que nous (même s’il ne peut, en fait, les exercer) ou plutôt, mais cela revient au même, nous avons les mêmes devoirs vis-à-vis de lui.

L’humanité est un fait avant d’être une valeur, une espèce avant d’être une vertu. Et si elle peut devenir valeur ou vertu, ce n’est que par fidélité d’abord à ce fait et à cette espèce. « Chaque homme, disait Montaigne, porte la forme entière de l’humaine condition. » Le pire d’entre nous n’y échappe pas. Il y a des hommes inhumains à force de cruauté, de sauvagerie, de barbarie. Mais ce serait l’être autant qu’eux que de leur contester l’appartenance à l’humanité. On naît homme. On devient humain. Mais qui échoue à le devenir n’en est pas moins homme. L’humanité est reçue avant d’être créée ou créatrice. Naturelle avant d’être culturelle. Ce n’est pas une essence, c’est une filiation : homme parce que fils de l’homme.

Cela pose la question du clonage, de l’eugénisme, d’une éventuelle fabrication artificielle de l’homme – ou du surhomme. Et ce n’est pas une raison forte de les refuser. L’humanité n’est pas un jeu, c’est un enjeu. Pas d’abord une création, mais une transmission. Pas une invention, mais une fidélité. Qu’on puisse se servir des formidables progrès de la génétique pour rendre à tout être humain, autant que faire se peut, la plénitude de son humanité (c’est ce qu’on appelle les thérapies géniques), nul ne songe à s’en plaindre. Ce n’est pas une raison pour vouloir transformer l’humanité elle-même, fût-ce pour l’améliorer. La médecine combat les maladies, mais l’humanité n’en est pas une : c’est dire qu’elle ne saurait relever légitimement de la médecine.

Dépasser l’homme ? Ce serait le trahir ou le perdre. Tout être tend à persévérer dans son être, disait Spinoza, et l’être d’un homme n’est pas moins détruit s’il se change en ange que s’il se change en cheval... Eugénisme et barbarie, même combat ! Guérir un individu, oui, et on ne le fera jamais trop. Modifier l’espèce humaine, non. Je sais bien que la frontière entre les deux, s’agissant des thérapies géniques, est ténue ou problématique. Raison de plus pour y réfléchir et pour y veiller.

L’homme n’est pas cause de soi, ni d’abord maître de soi ni, encore moins, transparent pour lui-même. Il est le résultat d’une certaine histoire qui le traverse et le constitue à son insu. Il n’est ce qu’il fait que parce qu’il est, d’abord, ce qui le fait (son corps, son passé, son éducation...). Si l’homme « est condamné à chaque instant à inventer l’homme », comme disait Sartre, ce n’est pas à partir de rien. L’humanité n’est pas une page blanche ni pure création de soi par soi. C’est une histoire, c’est un déterminisme ou plusieurs, c’est une aventure.

« L’homme n’est pas un empire dans un empire », disait déjà Spinoza : il fait partie de la nature dont il suit l’ordre (y compris lorsqu’il semble le violer ou le saccager), il fait partie de l’histoire qu’il fait et qui le fait, il fait partie d’une société, d’une époque, d’une civilisation...

Ce que nous savons de l’homme ne dit rien, ou presque rien, sur ce que nous voulons qu’il soit. Que l’égoïsme, la violence ou la cruauté soient scientifiquement explicables (pourquoi ne le seraient-ils pas puisqu’ils sont réels ?), cela ne nous apprend guère sur leur valeur. L’amour, la douceur ou la compassion sont explicables aussi, puisqu’ils existent et valent mieux. Au nom de quoi ? Au nom d’une certaine idée de l’homme, comme disait Spinoza, qui fasse « comme un modèle de la nature humaine, placé devant nos yeux ». Connaître n’est pas juger et n’en dispense pas. L’antihumanisme théorique des sciences humaines, loin de le dévaluer, est ce qui donne à l’humanisme pratique son urgence et son statut. Ce n’est pas une religion, c’est une morale. Pas une croyance, une volonté. Pas une théorie, un combat. C’est le combat pour les droits de l’homme et le premier devoir de chacun d’entre nous.

L’humanité n’est pas une essence qu’il faudrait contempler ni un absolu qu’il faudrait vénérer : elle est une espèce qu’il faut préserver, une histoire qu’il faut connaître, un ensemble d’individus qu’il faut reconnaître, enfin une valeur qu’il faut défendre. Il s’agit, disais-je à propos de la morale, de n’être pas indigne de ce que l’humanité a fait de soi et de nous. C’est ce que j’appelle la fidélité qui importe davantage que la foi.

Croire en l’homme ? Mieux vaut le connaître tel qu’il est et s’en méfier. Mais cela ne nous dispense pas de rester fidèles à ce que les hommes et les femmes ont fait de meilleur – la civilisation, l’esprit, l’humanité elle-même, à ce que nous avons reçu, à ce que nous voulons transmettre, bref, une certaine idée de l’homme, en effet, mais qui doit moins à la connaissance qu’à la reconnaissance, moins aux sciences qu’aux humanités. Le seul humanisme qui vaille, c’est d’agir humainement.

Montaigne, à la fin de l’apologie de Raymond Sebond, se souvient d’une phrase de Sénèque : « Oh, la vile chose et abjecte que l’homme s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » Et d’ajouter ce commentaire : « Voilà un bon mot et un utile désir, mais parallèlement absurde. Car de faire de la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité. » Reste à faire, et ce n’est jamais garanti, qu’il ne descende pas au-dessous.

Humanisme sans illusions et de sauvegarde. L’homme n’est pas mort : ni comme espèce, ni comme idée, ni comme idéal. Mais il est mortel, et c’est une raison de plus pour le défendre.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« L’homme est une chose sacrée pour l’homme... » Sénèque.Qu’est-ce qu’un homme ? Ce ne sont pas, dans l’histoire de la philosophie, les réponses qui manquent. L’homme est-il un animal politique, comme le voulait Aristote ? Un animal à deux pieds sans plumes, comme l’affirmait plaisamment Platon ? Un animal raisonnable, comme le pensaient les stoïciens ? Un...
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L’homme qui juge les criminels

Eleni Caridopoulou

19 h 28, le 19 août 2023

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  • L’homme qui juge les criminels

    Eleni Caridopoulou

    19 h 28, le 19 août 2023

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