Trois années ont passé depuis l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. La justice et la vérité continuent de nous échapper, et les promesses de réponses sonnent creux. Pourtant, parmi ces zones d’ombre qui persistent, une lueur d’espoir émerge. Beyrouth, connue pour son art de vivre, son art de recevoir, reprend lentement des couleurs, avec des touristes et des expatriés qui affluent en masse. Une renaissance rendue possible par le dévouement de personnes, d’associations et d’ONG qui se sont rassemblées pour soutenir la ville.
Cette année, L’Orient Today a choisi de mettre en lumière les histoires de ceux qui sont restés et se sont battus, chacun à leur façon. Dans une série de six portraits, nous partageons avec vous leurs parcours, leurs luttes et leurs ambitions.
Ce jour-là, Omar Itani, cofondateur et directeur général de l'entreprise sociale FabricAID s'est rendu à Second Base, sa boutique récemment ouverte à Gemmayzé, où il a rencontré Sally Khadra, gérante du magasin. Lorsque la première explosion a eu lieu, Omar Itani et Sally Khadra ont vu un énorme nuage de fumée noire s’élever du port et cru à une frappe aérienne. Plus de peur que de mal, se sont-ils dits. Mais leur soulagement a été de courte durée.
Quand la seconde explosion a détonné, Omar Itani a perdu connaissance. Allongé sur le sol, couvert de verre, le plafond s’est effondré sur lui. De loin, Sally criait son nom. Elle ne le voyait plus. Quand il a recouvert ses esprits, il a réussi à sortir de sous les décombres et s’est précipité au secours de la jeune femme. « Je me souviens avoir entendu beaucoup de verre brisé mais, d'une manière étrange, j’avais l'impression que ce verre était quelque part à l'intérieur de moi », se souvient-il.
Portant un T-shirt rouge, l’entrepreneur ne semblait pas avoir de blessures apparentes. Il s’est dit : « Je suis capable de tenir debout, d'entendre, de voir, de parler, de réfléchir. Je vais bien et je peux marcher ». La robe blanche de la gérante, en revanche, était devenue rouge. « Elle avait une énorme coupure sur le visage, qui avait l’air vraiment effrayante, et un de ses doigts était presque totalement détaché. Elle devait le tenir pour qu’il ne tombe pas ».
Il s'est remis à lire son journal
Dehors, c’était le chaos. « Sally s’est mise à courir. Beaucoup de gens couraient partout et je me suis demandé ‘Pourquoi courent-ils’ ? C’était par pur hasard que nous avions survécu cet instant, mais qui dit que si vous courez dans telle ou telle direction, vous survivrez ? », s’est interrogé Omar Itani. Alors « je marchais très lentement. Peut-être à cause de l’idée sombre que j'avais en tête. Peut-être parce que je sentais que nous devions affronter tout ce qui se présenterait à nous ».
Du haut d’un balcon, une vieille dame leur implora de l’aide. Il fallait venir au secours de son mari. Âgé de 96 ans, l'explosion l’avait jeté hors du canapé. « Il n'avait aucune égratignure », raconte Omar Itani. Après l’avoir relevé et assis sur le canapé, dans une sorte de réflexe absurde, le vieil homme a pris le journal et s’est remis à le lire.
« Il n’avait plus de maison. Tout autour de lui était détruit », se rappelle Omar Itani, observant la scène hébété. Puis :
- Voulez-vous du café ? leur a demandé sa femme.
- Mais vous n’avez plus de cuisine ! lui a répondu Omar Itani.
Ce n’était pas une réponse valable pour la vieille dame.
- Non merci, je ne bois pas de café, lui a-t-il alors répondu.
- Voulez-vous plutôt du thé ?
Couverts de sang, « nous les avons quittés en riant ». Puis, en route vers l’hôpital.
Il s'est effondré par terre en me regardant comme un enfant
Les hôpitaux de Beyrouth étant saturés, Omar Itani et Sally Khadra se sont dirigés vers l’Hôpital Sacré-Cœur de Hazmié. En attendant que leurs proches arrivent, « nous avons pris un selfie, puis dessiné sur les fenêtres avec notre sang, fait coucou aux passants et joué à cache-cache… Les gens autour ne riaient pas. Ils étaient choqués de ce qu’ils avaient vu et l’étaient tout autant de ce qu’ils voyaient : deux jeunes adultes ensanglantés s’amuser ».
Leurs familles les y ont retrouvés. « Mon frère est physiquement imposant, tout en muscles. Je ne me souviens pas l’avoir jamais vu pleurer ou verser une larme. Ce jour-là, devant moi, il s'est effondré par terre en me regardant comme un enfant ».
Débordés également, les médecins de cet hôpital n’ont pas pu les aider. Alors, ils sont allés dans un autre hôpital à Baabda. Une infirmière cherchait des volontaires pour des dons de sang. « Je me suis présenté », explique Omar Itani. L’infirmière l’a emmené et s’apprêtait à prélever son sang quand elle s’est rendu compte de son état. « Mais c’est vous qui avez besoin de sang ! », s’est-elle écriée.
Finalement, Omar Itani et Sally Khadra ont dû se rendre dans la maison familiale de Sally pour se doucher. Il fallait retirer le sang pour repérer les éclats de verre. Entrés en contact avec une pharmacienne, « il lui a fallu deux heures pour retirer le verre du corps de Sally, et trois heures pour le mien », explique-t-il.
Ensuite, ils ont été emmenés à l'hôpital du Mont-Liban pour suturer les blessures. Il était 1 heure du matin. « J'ai eu 140 points de suture. Je ne les ai même pas sentis. L'opération a duré plus de 2 heures », se rappelle-t-il.
La ville n'est pas seulement faite de bâtiments
Le lendemain matin, quand Omar Itani s'est réveillé, il a ressenti un vif besoin de se rendre à Gemmayzé. Son corps était tellement bandé qu’il ne pouvait pas porter de chemise. « Tout le monde, ma mère, ma famille, mes amis pensaient que j'étais fou ». Son collègue l’a pris en voiture pour l’y conduire, « C'est la décision la plus intelligente que j’ai prise ».
Sur place, « J'y ai vu une foule de gens. Ceux qui nettoyaient, ceux qui enlevaient les éclats de verre, ceux qui réparaient les fenêtres avec du ruban adhésif. Des milliers de personnes, plus nombreuses que celles qui ont fui Gemmayzé la veille. C'était tellement positif ».
En voyant les efforts collectifs sur le terrain, Omar Itani a réalisé que la ville n’est pas seulement constituée de ses bâtiments. « La ville, ce sont des gens. Des personnes toujours prêtes à se battre et à faire quelque chose pour elle ». Découvrir cette réalité sur le terrain lui a aussi fait comprendre qu'on avait besoin de lui là-bas. De cette étincelle sont nés les efforts humanitaires de FabricAID, connus sous le nom de FabricRELIEF.
« Le deuxième jour après l'explosion, j'étais dans les montagnes avec des collègues et nous élaborions des plans. Le troisième jour, il y avait un camp avec une centaine de personnes travaillant à Gemmayzé, un camp FabricAID. Nous avons arrêté le travail de l'entreprise pendant un mois. Nous avons tout arrêté. Aucun magasin n'était ouvert. Nous avons mis en place un camp en partenariat avec l'UNICEF et une autre ONG, ‘Leb Relief’. Nous avons distribué de la nourriture, géré des centaines de bénévoles. Nous avons récolté des dizaines de milliers de dollars auprès de l'entreprise, des amis et de la famille. Nous avons commencé à réparer des maisons ».
Après l’explosion, l’entreprise d’Omar Itani a reçu des aides d'Al-Fanar, un fonds de philanthropie d'entreprise, devenu par la suite un de ses investisseurs, pour reconstruire le magasin Second Base à Gemmayzé. « Ils ont versé environ 6.000 dollars pour rénover le nouveau magasin », déclare-t-il. La réouverture de Second Base « n'était pas une décision commerciale, mais un message. ‘Nous restons ici.’ Que pouvez-vous faire ? Nous voulions non seulement ouvrir à Gemmayzé, mais nous voulions ouvrir dans la même rue ».
Nous surestimons notre résilience
Après l'explosion, Omar Itani, comme beaucoup d'autres, pensait que cette tragédie ferait tomber certains politiciens. Rien de pire n’aurait pu arriver. « Après un tel événement, qui aurait l'audace de prétendre publiquement qu’il soutient tel ou tel homme politique ? Ce serait tellement absurde pour quelqu'un de continuer à suivre un quelconque parti politique », s’était-il dit. « En réalité, c'est nous qui étions absurdes ».
Il a dénoncé l'incompétence du gouvernement et la corruption prolongée. « Ils n'ont pas créé le pays, peu importe à quel point ils ont idéalisé pendant la guerre. Ce sont des crétins incompétents. Si une entreprise échoue continuellement, si mon entreprise explose accidentellement, croyez-vous que je vais continuer à en être le PDG ? Non. Pour nous, c'était évident. Nous pensions que [les gens] les élimineraient. Je suppose que nous étions portés par une montée d'adrénaline ».
Il poursuit : « Un pays qui a connu tout en même temps - la plus grande explosion non nucléaire jamais enregistrée, le COVID-19, la dévaluation extrême de la livre libanaise, les troubles sociaux - mais qui est toujours capable d'accueillir des touristes comme on le voit aujourd’hui, c’est un pays qui abrite une société résiliente. Ça c’est une réalité. Est-ce que je pense que nous sommes trop résilients pour notre propre bien ? Oui. Je peux même voir comment nous surestimons notre résilience. Mais il n’y aucun doute : ce pays, ce peuple, est ridicule et résilient, peut-être même ridiculement résilient ».
Vous ne croyez pas si bien dire. Un peuple stupidement résilient et courageusement résigné. Certes la répétition des traumatismes ont eu raison de lui mais à un moment donné il est souhaitable qu’il se relève et qu’il aille arracher ses droits et sa dignité à ceux qui les lui ont volés par la terreur car cette terreur risque de les frapper encore plus fort si aucun signe de leur part ne vient stopper les criminels qui ont déjà tenté leur chance de les anéantir et ne s’arrêteraient jamais tant que le peuple meurtri n’a pas rendu son dernier souffle. Leurs seules armes pour terroriser et gagner la bataille sont l’immobilisme et l’hébétude de ce peuple, alors gare à eux le jour où il réalisera qu’il est blessé mais pas encore mort. Le peuple c’est connu, peut ce que toutes les puissances meurtrières ne peuvent pas. Alors on l’attend d’un pied ferme car sa voix étouffée par tant de misère et d’injustice nous manque. Le traumatisme de ce cataclysme a sidéré le monde et pas uniquement les libanais. Tout le monde s’attendait à une réaction à la hauteur de ce crime, mais vu l’ampleur du drame les libanais et après des décennies de guerre et de privations ont eu le réveil un peu plus long que prévu. Souhaitons leur un prompt rétablissement pour montrer au monde de quoi ce peuple est capable une fois réveillé de son coma traumatique. Prenez garde. Nous n’avons pas dit notre dernier mot.
22 h 44, le 04 août 2023