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Nos Lecteurs ont la Parole

L’art, un fait de l’homme...

« Ce que nous recherchons dans l’art, comme dans la pensée, c’est la vérité », Hegel.

L’art est un fait de l’homme. Ni le nid d’oiseau ni son chant ne sont des œuvres d’art, pas plus que la ruche ou la danse de l’abeille. La beauté n’est pas ce qui fait la différence. Quel peintre figuratif prétendrait que ses œuvres sont plus belles que celles que la nature nous offre, qu’il imite sans pouvoir les égaler ? Quel peintre abstrait fera mieux que le ciel ou l’océan ? Quel sculpteur mieux que la vie ou le vent ? Et combien de musiciens nous plaisent moins, hélas, que le premier rossignol venu ?

La beauté fait partie des buts au moins possibles de l’art, mais elle ne suffit pas à le définir. La nature est belle aussi, et davantage. Une œuvre d’art n’est pas seulement le beau produit d’une activité ni tout beau produit une œuvre d’art. Il y faut autre chose, que la nature sans l’homme ne contient pas. Quoi ? L’humanité elle-même, en tant qu’elle s’interroge sur le monde et sur soi, en tant qu’elle cherche une vérité ou un sens, en tant qu’elle questionne ou interprète, en tant qu’elle est esprit, si l’on veut, disons en tant qu’elle ne peut se représenter ce que la nature lui présente qu’à la condition de se projeter en elle, sur elle, qu’à la condition d’essayer de s’y « retrouver », comme dit Hegel, ce qui suppose toujours qu’elle le transforme ou le recrée. Cela peut se faire sans l’art, mais l’art le fait plus et mieux.

« Les choses de la nature se contentent d’être, écrit Hgel, elles sont simples, ne sont qu’une fois. Mais l’homme, en tant que conscience, se dédouble : il est une fois, mais il est pour lui-même. » C’est pourquoi il a besoin d’art, pour « extérioriser » ce qu’il est et y retrouver « comme un reflet de lui-même ». Que nul n’entre ici si le monde sans l’homme lui suffit.

Dans l’art, l’humanité se contemple elle-même, s’interroge interrogeant, se reconnaît connaissant. Cette réflexivité, mais incarnée, mais sensible, c’est l’art même. « Tous les arts sont comme des miroirs, disait Alain, où l’homme connaît et reconnaît quelque chose de lui-même qu’il ignorait. » Le monde est le vrai miroir où l’homme se cherche. L’art n’est qu’un reflet où il se trouve.

Kant nous approche plus près du mystère : « Les beaux-arts sont les arts du génie », écrit-il. Mais qu’est-ce que le génie ? « Un talent ou un don naturel, répond Kant, qui donne à l’art ses règles. » Peu importe que cette puissance créatrice soit innée, comme le veut Kant, ou acquise – elle est vraisemblablement l’un et l’autre. L’important, et qui donne raison à Kant, c’est qu’elle ne donne des règles à l’art qu’en produisant « ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ». Le génie est le contraire d’un mode d’emploi et pourtant ce qui en tient lieu. Il est irréductible à quelque règle que ce soit. Le génie, en art, est ce qui ne s’apprend pas, mais qui enseigne. Ce qui n’imite pas, mais qu’on imite. C’est pourquoi, comme disait Malraux, « c’est dans les musées qu’on apprend à peindre » : parce que c’est en admirant et en imitant les maîtres qu’on a une chance, peut-être, d’en devenir un.

Les grands artistes sont ceux qui mêlent la solitude à l’universalité, la subjectivité à l’objectivité, la spontanéité à la discipline, et tel est peut-être le vrai miracle de l’art, qui le distingue des techniques comme des sciences.

Revenons aux arts proprement dits. On en dénombre traditionnellement six, dont l’énoncé a pu varier (disons aujourd’hui : la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, la danse et la littérature), à quoi l’on ajoute depuis longtemps un « septième art » qui est le cinéma, voire un huitième qui serait la bande dessinée. Qu’ont-ils en commun ? D’abord, cette subjectivité, par quoi des génies peuvent atteindre à l’universel. Il s’agit d’exprimer « l’irremplaçable de nos vies », comme dit Luc Ferry, et tous ces arts y contribuent. Mais ils se rejoignent aussi dans l’émotion agréable qu’ils nous procurent, indépendamment de toute possession ou utilité attendue. Qui a besoin de posséder un Vermeer pour en jouir ? Pour en être bouleversé ? Qui attend de Mozart autre chose que le plaisir, fût-il déchirant, de l’écouter ? Ce plaisir désintéressé, c’est ce qu’on peut appeler, d’un mot nécessairement vague, la beauté. Elle n’est pas le propre de l’art, mais que vaudrait l’art sans elle ?

« L’art fait jaillir la vérité, écrit Heidegger. D’un seul bond qui prend les devants, l’art fait surgir, dans l’œuvre en tant que sauvegarde instauratrice, la vérité de l’étant. » Cette vérité n’est pas celle des sciences, toujours faite de concepts, de théories, d’abstractions. La vérité de l’art est toujours concrète, au contraire, toujours pratique, toujours silencieuse à sa façon : c’est la vérité de l’être, pour autant que nous sommes capables de l’accueillir, c’est « l’être à découvert de l’étant comme tel », écrit Heidegger, et cela fait comme une figure humaine, nécessairement humaine, de l’absolu qui nous contient ou que nous sommes.

Si « l’homme habite le monde en poète », c’est grâce à ces créateurs qui nous ont appris à le voir, à le connaître, à le célébrer, aussi à l’affronter et à le transformer, à en jouir, même quand il est désagréable, à nous en réjouir ou à le supporter, même quand il est triste ou cruel, bref à l’aimer ou à lui pardonner, puisqu’il faut bien en venir là, puisque c’est la seule sagesse de l’homme et de l’œuvre. C’est où l’esthétique touche à l’éthique. Ainsi, le beau serait le but de l’art, et le beau est justement ce qui rend heureux. La vérité compte aussi, et davantage : ne vaut en art que la beauté qui ne ment pas.

On peut évoquer la musique sans Bach ou Beethoven, les arts plastiques sans Michel-Ange ou Rembrandt, la littérature sans Shakespeare ou Hugo... mais qui ne voit que c’est l’humanité elle-même, sans ces artistes incomparables, tous universels, tous singuliers, qui ne serait pas ce qu’elle est ?

Parce qu’elle serait moins belle, moins cultivée, moins heureuse ? Pas seulement ni surtout. Parce qu’elle serait moins vraie et moins humaine. L’art est un fait de l’homme. L’homme est un fait de l’art.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« Ce que nous recherchons dans l’art, comme dans la pensée, c’est la vérité », Hegel.L’art est un fait de l’homme. Ni le nid d’oiseau ni son chant ne sont des œuvres d’art, pas plus que la ruche ou la danse de l’abeille. La beauté n’est pas ce qui fait la différence. Quel peintre figuratif prétendrait que ses œuvres sont plus belles que celles que la nature nous offre,...
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