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Idées - Commentaire

L’Iran au seuil du nucléaire : un accord est-il possible ?

L’Iran au seuil du nucléaire : un accord est-il possible ?

Photo d'illustration : le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei visite une exposition sur les projets nucléaires de l’Iran, à Téhéran, le 11 juin 2023. Archives Reuters

Dans le langage des diplomates et des militaires, certaines formules, certains mots même, d’apparence anodine, revêtent une portée singulière. C’est particulièrement le cas pour un dossier complexe comme celui du nucléaire iranien. Ainsi, lorsque deux hauts responsables militaires américains et israéliens – le chef d’état-major des armées américaines, le général Milley, et le général israélien Nimrod Aloni – ont respectivement évoqué comme ligne rouge le fait que l’Iran dispose « d’une arme nucléaire en service » ou « opérationnelle », les spécialistes du dossier en déduisent une inflexion dans la position de ces deux pays – même si le général américain est revenu pour sa part au discours classique de Washington. Jusqu’à présent, leur ligne était de refuser à l’Iran toute avancée vers la possession d’une arme nucléaire, et pas seulement une arme nucléaire opérationnelle. On serait donc tenté de dire que l’acceptation de l’Iran comme « État du seuil nucléaire » a progressé dans les esprits au point d’affleurer, fût-ce de manière sibylline, dans les discours officiels.

Fait accompli

L’expression « État du seuil » désigne un État qui dispose de tous les éléments pour fabriquer, dans un délai court, une arme nucléaire pouvant être emportée par un vecteur fiable. S’agissant de l’Iran, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) estimait en mai dernier que le pays dispose désormais d’un stock de 114,1 kilos d’uranium enrichi à 60 % (contre 87, 5 kilos en février). Le passage à 90 % (c’est-à-dire à un uranium de qualité militaire) ne demanderait que quelques jours à un pays qui possède désormais des cascades de centrifugeuses performantes. D’ores et déjà, l’AIEA a détecté, dans l’usine d’enrichissement souterraine de Fordo, des particules d’uranium enrichi à 84 %.

Repère

Où en sont les négociations sur le nucléaire iranien ?

Si l’on prend – en simplifiant beaucoup – le spectre des éléments nécessaires à l’Iran pour parvenir à une « arme nucléaire opérationnelle », on arrive au constat suivant : d’abord, le fameux « breakout » (temps nécessaire pour atteindre la capacité de fabriquer une bombe) est maintenant estimé par certains experts à 2 semaines alors qu’il avait été repoussé à plus d’un an grâce à l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 (JCPOA); ensuite, s’agissant des vecteurs, l’Iran n’a cessé de développer un arsenal de missiles balistiques de plus en plus perfectionnés ; enfin, les capacités iraniennes en matière de « militarisation » proprement dite (miniaturisation de la bombe, maîtrise de la rentrée dans l’atmosphère…) font l’objet de spéculations puisqu’à la différence de l’enrichissement, les moyens de contrôle sont beaucoup plus aléatoires.

Comment en est-on arrivé là ? L’accord de Vienne avait permis de contenir et de stabiliser le programme iranien à un niveau beaucoup plus bas : le stock actuel d’uranium enrichi accumulé par l’Iran représente 23 fois ce qui était autorisé par le JCPOA, qui par ailleurs limitait à 3,67 % le degré d’enrichissement permis. L’arrivée de l’administration Biden a certes donné une chance à une résurrection du JCPOA ; mais la reprise des négociations ont de facto échoué, la formule de compromis présentée par les Européens ayant été rejetée par Téhéran en août 2022. Enfin, les progrès technologiques par les Iraniens sont irréversibles. Il est donc logique de considérer l’accession de l’Iran au statut d’État du seuil comme un fait accompli. Pour autant, ce statu quo est en lui-même escalatoire puisque l’Iran continue à enrichir de l’uranium, à installer de nouvelles centrifugeuses et à acquérir de nouvelles compétences.

Trois scénarios incertains

Des trois scénarios qui en d’autres temps seraient apparus comme les plus plausibles – aucun n’est complétement convaincant dans le contexte géopolitique actuel.

Entretien

« S’il le voulait, l’Iran pourrait construire deux ogives nucléaires en moins de quatre mois »

Celui d’abord d’un réengagement fort des États-Unis et de leurs alliés, soit dans le sens de nouvelles initiatives diplomatiques, soit dans celui de nouvelles pressions. Il est vraisemblable que l’administration Biden estime ne pas pouvoir assumer en termes de politique intérieure un éventuel retour au JCPOA avec un régime complice de la Russie en Ukraine et procédant à une répression d’une effroyable brutalité contre son propre peuple. Elle veut par ailleurs reporter toute crise sur ce dossier à l’après-élections présidentielles de novembre 2024. Enfin, un retour à une posture de « pressions maximales » – telle que préconisée par exemple par certains analystes américains – ne paraît pas non plus en ligne avec un agenda surtout polarisé sur l’Ukraine et le défi chinois.

Le deuxième scénario est celui d’une action de force israélienne. Si on ne peut l’exclure totalement, la situation intérieure d’Israël aujourd’hui ne fournit pas les meilleures conditions pour sa planification. De même, Tel-Aviv ne peut pas être certain de compter sur un appui militaire, voire politique, de Washington pour une telle campagne de frappe. D’autres facteurs peuvent aussi inhiber les décideurs israéliens ; comme, par exemple, l’amélioration des capacités de rétorsion de l’Iran (de son arsenal balistique à la puissance du Hezbollah) ou l’accord saoudo-iranien de mars dernier. Il reste cependant que les stratèges israéliens ont sans doute à leur disposition d’autres formes d’action que des frappes directes – allant des cyberattaques aux assassinats de scientifiques (comme en novembre 2020). Par ailleurs, si les États-Unis sont dans une phase d’inhibition dans le recours à la force au Proche-Orient, certains responsables rappellent l’importance de la politique de dissuasion vis-à-vis de l’Iran, mentionnant notamment la « liberté d’action » que Washington laisserait à Tel-Aviv si l’Iran se rapprochait trop de la possession de la bombe.

Le dernier scénario est celui du franchissement du seuil par la République islamique. Les dirigeants iraniens peuvent craindre qu’après les élections américaines, une nouvelle administration (Biden II ou républicaine) relancerait le dossier. Ils disposent donc d’une fenêtre d’opportunité, d’autant plus que la communauté internationale est focalisée sur la guerre en Ukraine, que celle-ci a permis à l’Iran d’acquérir un crédit certain vis-à-vis de Moscou, ou encore que la situation régionale (Israël, Arabie saoudite) est plus « permissive ». Pour profiter de cette fenêtre, les Iraniens peuvent décider de passer à l’enrichissement à 90 %, quitte à en payer le prix (notamment le déclenchement du « snapback » : le retour automatique des sanctions onusiennes) ; ils peuvent aussi, dans un sprint final risqué, aller jusqu’au bout et viser la militarisation. À cet égard, il est vraisemblable que les « faucons » à Téhéran font valoir les avantages de la « sanctuarisation agressive » illustrée par l’agression russe en Ukraine : les Occidentaux redoutent toute escalade avec Moscou, parce que la Russie est une puissance nucléaire et, inversement, selon le récit le plus répandu (la réalité est plus complexe), la Russie ne s’en serait pas prise à une Ukraine qui aurait conservé son arsenal nucléaire.

Eclairage

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Toutefois, d’autres arguments peuvent conduire les dirigeants iraniens à la circonspection : d’une part, un Iran nucléaire entraînerait presque fatalement une prolifération régionale, réduisant d’autant l’avantage acquis ; d’autre part, le risque resterait élevé qu’Israël et les Américains finissent par mettre en œuvre leur politique de « dissuasion ». D’ailleurs, quand on voit l’absence de réaction américaine aux frappes ayant touché Aramco en septembre 2019, ne faut-il pas considérer que l’Iran bénéficie déjà d’une certaine « sanctuarisation agressive » ? C’est finalement l’arbitrage qui sera fait à Téhéran entre ces différents calculs qui déterminera l’avenir de la non-prolifération et de la stabilité stratégique dans cette région.

Négocier quand même ?

Peut-on aller au-delà de ce constat ? Partons d’un scénario « conservateur », non encore évoqué : Téhéran s’en tiendrait prudemment à son statut actuel d’« État du seuil », avec l’incertitude que cela signifie. Les dirigeants iraniens afficheraient dans ce cas l’attitude classique de « ni déni ni confirmation » pour laisser peser une menace sans reconnaître officiellement ce sur quoi celle-ci repose. Ce scénario serait celui qui maximise les avantages pour l’Iran d’un halo de menace nucléaire potentielle en minimisant les risques.

Un tel scénario n’élimine pas tout intérêt pour une négociation. Les autres acteurs continueraient à avoir besoin de « fixer » les capacités de l’Iran, qui aurait elle-même intérêt à consolider sa position. Dans quel format une négociation pourrait-elle se nouer ? Deux experts renommés, Ali Vaez et Vali Nasr, signent dans Foreign Affairs un article suggérant que des négociations entre l’Iran et des puissances régionales pourraient obtenir des résultats, là où le JCPOA a échoué. On peut être sceptique sur leurs propositions – en particulier l’idée qu’un « format régional » permettrait de traiter du programme balistique et des activités régionales déstabilisatrices de l’Iran, alors que ce dernier a déjà obtenu la quasi-normalisation de ses relations avec ses voisins et n’a aucune raison de négocier la restriction de ses capacités.

L’accès de l’Iran au seuil nucléaire coïncide avec une nouvelle configuration géopolitique

Ces réflexions peuvent cependant s’inscrire dans un contexte plus général : l’accès de l’Iran au seuil nucléaire coïncide avec d’autres paramètres également porteurs d’une nouvelle configuration, où les Américains et les Européens sont de moins en moins en mesure de peser sur les équilibres régionaux. Ce constat peut conduire les capitales occidentales à accentuer encore leur attentisme ; mais peut aussi provoquer la réaction inverse de la part des États-Unis et de certains de leurs alliés : peser dans la balance pendant qu’il est encore temps.

Constatons à ce sujet que les contacts irano-americains se poursuivent ; divers signaux positifs ont été échangés de part et d’autre ; la dernière prise de position de l’ayatollah Khamenei n’exclut pas un accord « si l’infrastructure du programme nucléaire » reste préservée. Cela pointe dans la direction d’un « oubli » du JCPOA au profit d’un accord limité : levée de certaines sanctions en échange du gel de certaines activités iraniennes. Ce dernier scénario correspondrait du côté iranien au besoin de retrouver un peu d’oxygène sur le plan économique et du côté américain à une volonté de reprendre, au moins partiellement, la main pour éviter que l’Iran ne bascule définitivement dans l’orbite de l’axe Moscou-Pékin.


Ce texte est une version synthétique et actualisée d’une note publiée sur le site de l’Institut Montaigne.

Par Michel DUCLOS

Conseiller spécial à l’Institut Montaigne (Paris) et ancien ambassadeur de France en Syrie. Dernier ouvrage : « Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde » (dir.) (L’Observatoire, 2023).



Dans le langage des diplomates et des militaires, certaines formules, certains mots même, d’apparence anodine, revêtent une portée singulière. C’est particulièrement le cas pour un dossier complexe comme celui du nucléaire iranien. Ainsi, lorsque deux hauts responsables militaires américains et israéliens – le chef d’état-major des armées américaines, le général Milley, et le...

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