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Nos Lecteurs ont la Parole

Eschyle écrivait : « Mais il y a la mer, et qui l’épuisera ? » Qu’il ne m’en veuille pas si je le reprends : « Mais il y a la vie, et qui l’épuisera ? »

Les empires disparaissent, les obsessions géopolitiques évoluent. Mais le Caucase demeure disputé. Depuis leur indépendance, en 1991, dans les États du Caucase du Sud, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie se trouvent au cœur d’une nouvelle guerre froide.

Dans ce couloir, le souffle de l’histoire ne pouvait que s’engouffrer tant il est stratégique. Situé entre les mondes russe, turc et iranien, l’isthme caucasien a sans cesse été convoité. Entre une Russie qui veut garder le contrôle de son ancien pré carré, des États-Unis qui tentent de l’en empêcher ou un Iran qui veille à conserver un voisinage qui ne collabore pas avec Washington.

Le monde arménien dans son ensemble est extrêmement complexe, et rien ne serait plus erroné que de considérer l’Arménie de l’époque moderne, celle du XXIe siècle, comme un pays semblable à ceux d’Europe occidentale, avec un territoire défini, une population homogène et établie de façon continue, et un substrat historico-géographique stratégique.

Nous y traversons, d’est en ouest, de l’Orient à l’Occident, mers, océans, peuples, religions, traditions, champs de bataille, charniers. D’un massacre à un autre, quand l’un finit, s’annoncent les prémices du suivant.

Un immense sentiment de découragement et d’accablement face à cette photographie du monde et de notre histoire. Répétitions générales, premières, représentations et, attention Mesdames et Messieurs, dans un instant, cela va (re)commencer.

D’ordinaire, le printemps est une saison dorée. En avril 1915, il n’en fut rien. Avril était sur la rose, qui pleurait toute chose. Elle pleurait les vies au sort desquelles le monde s’est endormi indifférent.

On y a vu un pays tout vert, de terre et d’affliction vêtu. Dans l’imaginaire des conquérants, c’est une terre peuplée d’infidèles. Dans leur mythologie, c’est le pays de la pomme rouge, de la grenade, lieu ultime à atteindre, ce fruit du paradis et symbole national arménien.

Un grand-père arménien se souvient d’une petite-fille accrochée à sa poupée. Elle avait le regard perdu. On venait de la séparer de ses parents, on allait bientôt lui arracher ses vêtements. Elle ressemblait déjà à sa poupée inerte.

À ces horreurs, comme souvent, l’Occident préfère imaginer que le silence et l’ignorance ont prévalu parce qu’ils sont moins angoissants pour leur entendement du monde présent. Charles Péguy prit conscience de la tragédie arménienne : « Quand tout un peuple de 1 500 000 personnes est non pas seulement assassiné, mais tourmenté des maux les plus effroyables par l’ordre d’un tyran, il est oiseux, et même il est criminel de passer son temps à chercher à savoir de qui l’on pourrait bien faire le jeu en venant au secours de ce peuple. »

Été 2020. La première impression se fait depuis le ciel. Je suis navrée pour les rares journalistes arrivés par la route à Artsakh (Haut-Karabagh), car leur a échappé ce qu’elle offre à la fois de plus singulier et de plus beau : l’enchevêtrement des collines, leur géométrie inachevée, tourmentée, d’une beauté à couper le souffle. La terre vierge est là dans toute son épaisseur dans un formidable déploiement de couleurs, d’arabesques, de spirales, de courbes.

Je n’ai pas encore en moi le mélange d’insouciance et de hargne nécessaire pour bien mettre les points sur les i. J’ai hérité d’un tempérament mélancolique. Je suis sérieuse, rarement légère, et je n’aime pas me laisser aller. Je n’en ai pas le droit, je suis un reste d’épée.

Un jour, sûrement, je serai à nouveau sur un bateau qui plongera profondément dans la lame. En écrivant, pourtant, j’espérais quitter à jamais le versant dérisoire de l’attente. Cette façon de tendre l’oreille et de retenir son souffle : l’essentiel de la vie arménienne depuis tant d’années. Je pensais qu’en écrivant, l’attente prendrait une autre forme. Et voilà que je guette encore, comme si on allait frapper à la porte.

C’est une réflexion philosophique de l’-« après génocide » que j’ai aujourd’hui, une vision aux horizons infinis et aux échos profonds, un paysage désertique où semble régner un seul élément : le silence. Le silence, dans toutes ses modulations, qui vont du « pianissimo » de Dieu au « fortissimo » du défi du génocide, habite de nouveau mes pages. Ce silence est d’emblée caractérisé comme celui qui, sur les débris et les ruines de l’extrême, s’empreint de la défaite de Dieu et lance le défi « du silence biblique au silence de l’assaillant » ; le parcours est ainsi difficilement tracé.

Sur une terre baignée par la source de l’exégèse biblique et envahie, tachée, remuée par ce « point zéro de l’histoire » qu’est l’extermination des Arméniens d’Artsakh. Cette terre, ce terrain, secoués donc « à zéro », remis à l’envers de nouveau par l’histoire, nous réclament aussi, et encore, aujourd’hui.

Car la question de l’-« après génocide », bien qu’elle soit devenue un sujet thématique très connu, médité et presque un « classique » à propos duquel la rhétorique prend parfois le pas sur la réflexion, n’est pas encore « résolue » – à supposer que l’on puisse ici parler, sans indécence, de « résolution » –,

et surtout, elle ne l’est pas quand on l’aborde à partir de la perspective théologique ou, pire encore, philosophique.

Encore. À nouveau. Car il reste encore beaucoup à faire, c’est-à-dire à penser : il nous reste, à nouveau et encore, la tâche de penser cet abîme avec insistance et détermination si l’on veut sauver le peu d’humanité qui nous reste.

De plus, il faut assumer la tâche – certainement impossible, vouée à l’échec et pourtant nécessaire – de penser le Dieu biblique qui a, pour le moins, assisté à cet abîme. Il faut tenter encore de penser cette défaite de Dieu – il est difficile de trouver un autre mot – face au génocide : penser Son éclipse, Son désintéressement, Son « pianissimo », ou une autre attitude encore, face à la mort perpétrée de ce peuple, d’une caravane d’hommes, de femmes et d’enfants en guenilles, allant à pied sur des pistes de terre. Le penser jusque-là.

Jusqu’à ce sol où ont été jetés, sans être ramassés, sans être enterrés, sans être pleurés, les filles et les fils d’Arménie, où ils sont restés en guise de fumier.

Les enfants de Haig, comme ceux de Vartan par exemple, à la différence du fils d’Abraham éprouvé sur le mont Moriah, périssent réellement et leurs parents ne peuvent espérer les retrouver un jour. Ils auront d’autres enfants, certes, mais les enfants perdus seront perdus à jamais.

Après un génocide, il n’y a pas d’exil, pas de retour possible. Voilà pourquoi les Arméniens ont pris place depuis un siècle dans la barque oubliée des gens normaux. Voici des hommes et des femmes sujets à la même fragilité que les Juifs, car non seulement la violence subie ne les protège de rien, mais de plus, elle appelle sur eux, au contraire, une violence redoublée. En les voyant aujourd’hui, combien se prennent à regretter tout haut, les uns que les Turcs « n’aient pas fini le travail », les autres « que Hitler n’ait pas vécu un an de plus »...

Le temps me dole, ce temps dans l’immobile qui va jusqu’à noyer tout mon sens de l’indigne. À force de n’entendre que des mots d’exil et de déportations, j’oublie parfois que je demeure libre.

Là-bas, à Artsakh (Haut-Karabagh), je sais ce qui se passe, mais on ne me le dit pas, des enfants brûlent encore sous des bombes insanes, des femmes enceintes coulent en placenta, des hommes immobiles perpétuent l’inhumain, le silence se met aussi un masque.

Le bruit cadencé des bottes sur le goudron des rues donnait l’impression que la mer était arrivée à Artsakh. Et quelle mer ! Les pas faisaient penser à des vagues insistantes et furieuses, se brisant sur des rochers.

Dans ce combat de gladiateurs azéris parrainé par les Turcs, tout se passe comme si chacun s’arrachait à tour de rôle des lambeaux de chair arménienne, comme si, à chaque fois, un peu de la vie s’effaçait. Peut-être faudrait-il que nous parlions des choses avec ce cynisme et cette efficacité-là.

Ce qui se passait là-bas, c’était vraiment un conflit asymétrique. L’asymétrie, c’était Verdun en bas et Star Wars en haut. C’était un conflit qui mobilisait, d’un côté, des jeunes gens de 20 ans qui, la veille, étaient informaticiens, boulangers, serveurs de café, dont certains venaient du Liban, de Belgique ou de France pour combattre, des jeunes gens qui, la veille, étaient des civils, et à qui on avait donné une arme et qui étaient devenus soldats par destination.

Ils défendaient leur terre, leur famille et leur âme, ils défendaient leur histoire et leur patrie évidemment. En face d’eux, ils avaient une armée de 100 000 hommes qui étaient organisés, utilisant des drones d’attaque, des bombes au phosphore, des missiles avec de la poussière de métal – particulièrement éprouvante.

J’avais décidé de ne pas regarder. Je refusais d’accorder de l’importance à ce qui se passait dehors, n’acceptant pas la tournure que prenait l’histoire. Je voulais me persuader que, si je ne voyais rien, le monde demeurerait tel qu’il avait toujours été, car ce en quoi il se transformait n’augurait rien de bon. Mais la réalité ne se pliait pas à mes désirs.

Ce sont les mots de mon père que je choisis en ce 24 avril 2023. « Jamais je n’aurais cru qu’il puisse y avoir autant de sang dans un pays torturé. »

Tout était voilé de noir, sauf le Soleil. C’était un Soleil de plomb. À côté de lui, un jeune guide kurde avançait, racontant des histoires d’héroïsme et de mort. La poussière les enveloppait. Il trébucha sur des mots brisés dont les échos se perdaient dans la terre : syllabes d’amour, pages entières d’implorations, livres de misère morale, tous les cris étouffés de ceux qui n’avaient plus rien à dire. Des lettres arméniennes jetées çà et là, des vœux d’éternité et de sérénité anéantis !

Il pleurait. Cela n’avait rien à voir avec la tristesse ni avec la mémoire, il était bouleversé par la sensation qu’il appartenait à cette terre.

Sitôt sorti de la gare de Aïntab, il avait rendez-vous avec la colère. Il venait d’apprendre que la prochaine manifestation, au mois d’avril, se déroulerait sous le signe des « mots en colère ».

L’impunité de ce crime d’État suscite, depuis 1915, une indignation et une profonde souffrance pour les Arméniens. Nombreux sont ceux qui craignent les effets du temps. L’oubli joue en faveur du déni. Dans ce contexte, les héritiers expriment des revendications auprès des élus de leur nation d’appartenance pour inciter leurs homologues turcs à se confronter à la responsabilité de leurs prédécesseurs, avec l’espoir qu’ils s’engageront dans un processus de reconnaissance de cette tragédie.

Encore un mot, malgré les nombreuses modulations du silence que j’ai jusque-là fait vibrer. Ce nouveau mot, vieux comme le monde, qui se dit en français « peut-être », qui surgit sur mes lèvres, cette expression, à peine effleurée, est ce qui reste, non pas tant parce qu’elle est le débris d’une foi arménienne ou parce que, explicitement, voire implicitement, elle renvoie à une déclaration de foi « ex nihilo », mais parce qu’elle nous maintient, nous retient sur ce seuil qui sépare et, en même temps, unit la parole de l’homme, fût-elle enfermée dans le seul murmure et le pianissimo du silence de Dieu, fût-il absolu.

Et pourtant, je serais tentée d’ajouter un autre mot, par acquiescement, réplique ou surenchère, qui ressemble au « peut-être », un mot annoncé par le prophète Jérémie, qui, fouillant la boue et le fumier dans son franchissement de la nuit du Minuit, fait surgir, inattendue, une expression : « Malgré tout, peut être », qui met en morceaux l’impossible, qui délaie les obstacles, qui crée le futur.

Mot qui accepte avec lucidité toutes les difficultés, tous les pièges, toutes les adversités, et les pulvérise par l’espoir.

C’est pourquoi l’efficacité d’une prévention rénovée passant par une stratégie arménienne générale priorisée, proactive, graduelle et adaptée à nos adversaires doit pouvoir nous emmener de l’influence à la contrainte, gardant toujours à l’esprit qu’il est préférable d’agir sur les causes plus que sur les conséquences.

Probablement, j’écris de dos. C’est comme peindre de dos, c’est montrer et cacher à la fois. Nous sommes dans un moment suspendu, un équilibre fragile qui va peut-être se détruire dans la scène suivante…

Jackie DERVICHIAN

écrivaine

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Les empires disparaissent, les obsessions géopolitiques évoluent. Mais le Caucase demeure disputé. Depuis leur indépendance, en 1991, dans les États du Caucase du Sud, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie se trouvent au cœur d’une nouvelle guerre froide.Dans ce couloir, le souffle de l’histoire ne pouvait que s’engouffrer tant il est stratégique. Situé entre les mondes...

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Mes chers amis arméniens vous n’êtes pas sionistes , malheureusement le monde est gouverné par le sionisme

Eleni Caridopoulou

19 h 35, le 26 avril 2023

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Commentaires (1)

  • Mes chers amis arméniens vous n’êtes pas sionistes , malheureusement le monde est gouverné par le sionisme

    Eleni Caridopoulou

    19 h 35, le 26 avril 2023

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