Nous vint donc le goût de la mort, dit le vieux Libanais. Que sert-il de vivre si les liens invisibles qui animaient la vie des hommes s’effacent peu à peu jusqu’à disparaître ? Si la paix de l’esprit, les repas d’été en plein air ont perdu cette alchimie si précieuse qu’il a fallu des siècles pour faire naître ? Nous sommes fatigués des deuils de notre cœur. Nous sommes devenus trop vieux pour recommencer toutes nos branches. Nous sommes lourds de trésors inutiles comme d’une musique qui ne sera plus jamais comprise. Qu’aurait-il dit, ce Libanais, cette voix de la mélancolie, s’il avait connu la vie éclatée de l’homme moderne ? Les maisons vite quittées, les anciens devenus seniors que l’on parque dans des mouroirs de lino et de formica, les obsessions matérielles qui étouffent la vie de l’esprit, l’enfant qui n’est plus qu’un miroir dans lequel on s’admire, les familles en lambeaux, la tyrannie sexuelle, les paysans subventionnés et la mort que l’on évacue ? Les branches sont pourries, aurait-il constaté avec amertume. Nous assistons à l’avancée de la faim et à son cortège d’humiliations. Les villages que se vident, les jeunes qui émigrent, les femmes qui pleurent et les hommes qui geignent. Nous voyons flamber le Liban d’antan. Nous avons l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde. Nous ne nous désolidariserons pas d’une défaite qui souvent nous humiliera. Nous sommes du Liban. La défaite divise. La défaite défait ce qui était fait. Il y a là menace de mort ; nous ne contribuerons pas à ces divisions en rejetant la responsabilité du désastre sur ceux des nôtres qui pensent autrement que nous. Il n’est rien à tirer de ces procès sans juges. Nous avons tous été vaincus. Il faut mettre désormais toute notre énergie à tenter d’empêcher la disparition du Liban. C’est sur le sacrifice que se fonde une communauté, et celui-ci ne sera donc pas inutile. Nous avons fondé notre amour pour les nôtres par le don de soi, comme notre mère fonde le sien par le don du lait. Il faut commencer par le sacrifice pour fonder l’amour. L’idée de résumer le Liban à un clan nous est insupportable. Ne jamais accepter la tristesse, l’indifférence, ni même le désespoir. Nos gouvernants ont usé notre vie à démanteler tout ce dont le Libanais pouvait se réclamer pour accepter la mort. Non seulement ont-ils lutté contre l’union, l’esprit de sacrifice, la marche vers le progrès, l’établissement d’un État de droit, mais ils luttent toujours contre la liberté de penser autrement qu’eux, la morale usuelle, l’idée de famille, de patrie, et plus généralement toute idée fondant un être, quel qu’il soit, dont l’homme puisse se réclamer. Ils sont partisans fanatiques de la destruction absolue de tous ces ensembles. Ils s’acharnent toujours à ruiner les faibles remparts qui s’opposent encore à eux.
Vous avez raison : la légitimité est impossible. Qu’est-ce que nous avons devant les yeux ? Toutes nos libertés prises au piège l’une après l’autre et garrottées. Pour gouvernement, une immense intrigue, toute réforme ajournée ou bafouée, les impôts improportionnels et onéreux au peuple maintenus ou rétablis, la transportation aggravée, des prisons où l’on ne veut pas laisser pourrir des hommes ; pas assez de justice et beaucoup trop de police. La misère en bas, l’anarchie en haut ; l’arbitraire, la compression, l’iniquité, le droit foulé aux pieds, notre diplomatie en miettes, je ne veux pas dire complice. En bref, le cadavre de la République libanaise, quand l’élection d’un président devient un atout entre les mains de quelques députés. Que diraient nos grands hommes, ces sublimes esprits, si, du fond de leur tombeau, ils pouvaient voir que leur Liban, leur glorieux Liban, a aujourd’hui pour « théoriciens » et soi-disant « reconstructeurs » des hommes qui, chaque fois qu’ils nous entendent prononcer les mots démocratie, liberté, humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur et se collent l’oreille contre terre pour écouter s’ils n’entendront pas enfin venir la justice, la vraie.
Il faut à tout prix restaurer ce qui a été démantelé par la dérision, l’amour du gain et du pouvoir, dépasser les aveuglements de l’idéologie et, surtout, restituer l’amour de la maison, la fête villageoise, ces intonations irremplaçables, cette certaine lumière spirituelle. La civilisation est un bien invisible parce qu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent.
Ce qu’il faut, c’est rendre aux hommes une signification spirituelle. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit, plus haute encore que la vie de l’intelligence, et pour rendre aux hommes leur signification, il faut la leur rendre par la force de l’autorité, la vraie.
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