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Lifestyle - La carte du tendre

L’article qu’André Kassab aurait détesté lire


L’article qu’André Kassab aurait détesté lire

André Kassab et son père dans le magasin Photo Sphinx à Bab Idriss en août 1968. Photo Album de la famille.

Ce jeune homme aux cheveux châtains soigneusement peignés s’appelle André Kassab. Face à lui, complétant un reçu la cigarette aux lèvres, c’est son père, Jacques. Autour d’eux, et je m’adresse aux jeunes générations, ces boîtes majoritairement orange sont des pellicules photographiques de tous standards, essentiellement le célébrissime 135 (24 x 36 mm) et le moyen format 120 (6 x 9 cm) produits par Kodak, Gevaert, Agfa, Ansco ou encore Ferrania. L’on distingue également, destinés à l’horrible Instamatic de Kodak, des flashcubes à quatre faces qui se vendent par trois, qu’il faut jeter au bout de quatre prises, et qui donnent des yeux rouges de lapin à la personne photographiée. La photo a été prise dans le magasin paternel, Photo Sphinx, sis à Bab Idriss dans un local jouxtant celui du célèbre Optica d’Alphonse Béchir. Nous sommes en août 1968 : André a seize ans ; voilà quatre ans qu’il aide son père à ses heures perdues, apprenant à évoluer dans ce monde étrange où se rencontrent l’art, la photographie, la technologie et le commerce.

À cette époque-là, Photo Sphinx est une véritable institution : cela fait plus de deux décennies que Jacques Kassab, Libanais d’origine arménienne, a ouvert son studio au rez-de-chaussée de l’immeuble Kronfol & Daouk. Doté d’un flair hors du commun, il a très tôt choisi de diversifier son offre pour ne plus dépendre de la simple photographie : il a commencé par se lancer dans le monde du cinéma amateur, proposant des caméras, des films et des projecteurs de 8, 9 ½ et 16 mm. Et, sentant monter la vague de la musique à domicile, il a ouvert une « discothèque » avant même l’invention de ce terme qui désignera un point de vente de disques. Ce local exigu, situé en sous-sol entre Sphinx et Optica, est accessible par une porte étroite. En 1947, ce sont les succès de Tino Rossi, de Georges Guétary, de Rina Ketty, de Charles Trenet et de Bing Crosby, sur disques 78 tours en bakélite. En 1952, il est un des pionniers du vinyle 33 tours long play, une invention récente qui va révolutionner le monde musical, avec des morceaux classiques produits par Supraphon. Dans la foulée, Jacques Kassab passe un accord avec Radio Liban pour retransmettre certains de ses disques sur les ondes, et l’annonce par voie de presse : le 23 mars 1952, la station nationale diffuse donc La Veuve joyeuse de Franz Lehar en indiquant où l’on peut acquérir le disque en question. Dans les années 1960, Kassab devient le représentant des marques Revere et Wollensak et surfe sur le succès des bandes magnétiques, ancêtres des cassettes-audio, dont on aperçoit des appareils sur le comptoir.

Colette au travail en 2023. Photo Georges Boustany

La mère d’André a une histoire bien différente, quoique ressemblant à celle de Jacques : avec famille et proches, elle fuit la Pologne en pleine Seconde Guerre mondiale, à pied et dans le plus parfait dénuement, au point que son père meurt de faim en route. Bronislawa a à peine plus de vingt ans quand elle parvient à Beyrouth. Lorsque cette jolie femme aux cheveux blonds se présente pour un emploi à Photo Sphinx, Jacques la recrute et en tombe amoureux – ou vice-versa. De l’idylle naissent Cathy en 1950 et André deux ans plus tard. Celui-ci grandit dans l’ombre de ce père innovateur, entreprenant et fortuné, et la famille s’installe dans un des tout premiers immeubles de la rue Sodeco en 1963, à l’époque où le quartier n’est encore qu’un vaste chantier. La guerre, qui éclate en avril 1975, signe la fin de Bab Idriss et de Photo Sphinx. Le calme revenu, en 1977, et alors que l’on croit que l’orage est passé, Jacques rouvre à Kantari un magasin encore plus vaste, et lance la carrière en solo de son fils en finançant et en aménageant pour lui, secteur Sodeco en face de la station Total (aujourd’hui, Sama Beirut), un studio où se retrouve toute l’ambiance de Photo Sphinx : André appellera son magasin The Middle East Photo Center.

Bronislawa entourée de Cathy et André́. Photo album de la famille

Touché par un sniper

Si j’ai pris la peine de vous raconter tous ces détails, c’est parce que j’ai personnellement connu André, qui nous a quittés en octobre dernier des suites d’une maladie qui l’a arraché à sa femme Colette, à ses enfants Gilbert et Jacques, à ses amis mais aussi à ses nombreux et fidèles clients. L’histoire d’André a ceci de particulier qu’elle est aussi celle de ces réfugiés qui nous ont apporté leur culture, leur savoir-faire, leurs ambitions et à qui notre pays a tout donné avant de tout reprendre. Elle est celle de ces commerces qui ont été frappés de plein fouet par la fin de la photo argentique et de tous les produits dérivés.

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L’histoire d’André, c’est celle d’un jeune homme discret et bien élevé qui ne voulait qu’écouter de la musique, prendre des photos et servir ses clients, et qui a été happé par une guerre interminable. À partir de l’été 1978, André est contraint de fermer son studio à plusieurs reprises car les combats ont repris au cœur d’Achrafieh. Le 20 mai 1981, en sortant de son appartement de Sodeco, il est blessé par une balle de sniper, une dum-dum, qui a la particularité vicieuse de partir en éclats à l’intérieur du corps. Son fémur est pulvérisé. Étendu à même la chaussée, en ligne de mire du tireur, mais gardant son sang-froid proverbial, il ne devra son salut qu’au responsable PNL Gilbert Ghostine, venu avec ses hommes le tirer de là avec une corde. André nommera son fils aîné Gilbert en signe de gratitude.

Cet événement change la vie d’André : hospitalisé durant des mois, il reçoit la visite d’amis qui lui prêtent des cassettes VHS pour qu’il puisse se distraire, et c’est ainsi qu’il rencontre Colette Aboujaoudé, ravissante brune de huit ans sa cadette, venue lui en apporter de la part de son beau-frère qui tient un magasin de vidéo. Deux ans après l’accident jour pour jour, ils se marient. La suite est une lutte sans fin : aux périodes de violence où il faut brader du matériel photographique à la maison pour survivre, succèdent des bouffées d’espoir où l’on pense que l’on est au bout du tunnel.

André au travail en 2019. Photo Georges Boustany

Colette reprend le flambeau

Après une décennie de calme où tous les espoirs sont permis, survient la victoire écrasante du numérique et du smartphone. The Middle East Photo Center n’est plus que l’ombre de lui-même : Colette est contrainte de reprendre son travail d’architecte d’intérieur pour financer les études des enfants ;

André apprend à utiliser Photoshop, acquiert une imprimante, produit des photos passeports instantanées, écoute du jazz et du classique dans une ambiance de fin du monde. Reçoit aussi ses amis, ses clients et les nostalgiques de mon espèce qui tentent de lui arracher des souvenirs et des photos de jeunesse. Mais André est un taiseux qui ne se livre pas. Fermé comme une huître, il se contente d’un sourire en coin quand il n’a pas envie de répondre à une question qu’il juge intrusive. L’homme à la pipe, à la Coccinelle bordeaux et à la chienne Smootchie, à laquelle il est très attaché, déteste parler de lui-même : il aurait certainement détesté lire cet article. Et si je couche tous ces détails sur sa vie, c’est parce que j’ai pu recueillir les témoignages de Colette et d’une de ses voisines et meilleures amies d’enfance, Léa Paulikevitch.

Jacques Kassab devant son magasin de Bab Idriss en 1950. Photo album de la famille

Mais aussi pour une autre raison : après la mort d’André, son magasin a gardé son rideau de fer bleu baissé durant un temps interminable. Et puis un jour, il a rouvert. Piqué par la nostalgie, j’ai poussé la porte pour trouver, sur le fauteuil d’André, sa femme Colette. Non, elle n’a pas décidé de fermer. Elle a choisi de se battre. Elle a appris ce qu’il fallait pour produire, elle aussi, des photos passeport, elle vend du matériel, des reproductions des photos d’André, des cadres, des albums, des cartes postales, mais surtout elle reçoit comme André savait recevoir : avec le sourire et en musique dans un lieu devenu intemporel.

Visiter The Middle East Photo Center, c’est sentir le parfum du tabac d’André, écouter sa musique, admirer ses photos ; c’est aussi retrouver le Photo Sphinx de Bab Idriss et sa vitrine ornée de vieilles caméras, comme si, par la simple volonté d’une femme, le temps, la guerre, l’évolution technologique, la crise, la mort et tout le reste n’avaient plus aucune importance.

Auteur d’« Avant d’oublier I et II » (coédition Antoine-L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Les ouvrages sont disponibles en libraire au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com

Ce jeune homme aux cheveux châtains soigneusement peignés s’appelle André Kassab. Face à lui, complétant un reçu la cigarette aux lèvres, c’est son père, Jacques. Autour d’eux, et je m’adresse aux jeunes générations, ces boîtes majoritairement orange sont des pellicules photographiques de tous standards, essentiellement le célébrissime 135 (24 x 36 mm) et le moyen format 120...

commentaires (3)

Paix à l'âme de l'excellent André ! À part ça vous auriez pu peut-être vous intéresser au miracle de la possibilité de viabilité économique de cet établissement-capharnaum et de ses semblables un peu partout au Liban, et imaginer pour nous comment ils peuvent à peu près survivre par les temps qui courent. Vous auriez alors peut-être conclu que c'est probablement sur le dos de malheureux propriétaires, souvent infiniment plus patients et généreux qu'on veut bien le dire, qui encaissent des loyers annuels ne dépassant pas une cinquantaine de dollars, et que leurs locataires persécutent donc plus ou moins activement par la grâce d'une loi inique. C'est un peu la face sombre de la nostalgie si vous voulez. Vous avez un réel talent pour la débusquer quand l'image est vieille et que ceux qui y figurent sont des ombres, mais lorsqu'ils sont vivants, c'est forcément plus délicat. Mais longue vie au Middle East Photo Center!

M.E

13 h 43, le 25 mars 2023

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Commentaires (3)

  • Paix à l'âme de l'excellent André ! À part ça vous auriez pu peut-être vous intéresser au miracle de la possibilité de viabilité économique de cet établissement-capharnaum et de ses semblables un peu partout au Liban, et imaginer pour nous comment ils peuvent à peu près survivre par les temps qui courent. Vous auriez alors peut-être conclu que c'est probablement sur le dos de malheureux propriétaires, souvent infiniment plus patients et généreux qu'on veut bien le dire, qui encaissent des loyers annuels ne dépassant pas une cinquantaine de dollars, et que leurs locataires persécutent donc plus ou moins activement par la grâce d'une loi inique. C'est un peu la face sombre de la nostalgie si vous voulez. Vous avez un réel talent pour la débusquer quand l'image est vieille et que ceux qui y figurent sont des ombres, mais lorsqu'ils sont vivants, c'est forcément plus délicat. Mais longue vie au Middle East Photo Center!

    M.E

    13 h 43, le 25 mars 2023

  • Encore un article plein de souvenirs , de tendresse et de nostalgie…. mais pas que, j’irai visiter le Middle East Photo Center y ferai faire des photos et participerai à la transmission et la pérennité du Liban Merci Mr Boustani !

    Madi- Skaff josyan

    11 h 29, le 25 mars 2023

  • C est drole comment dans cet article on essaye de nous faire croire que la guerre a ete cree par les libanais et non pas impose par les palestiniens et leurs agents au Liban avec leur agenda personel

    Tina Zaidan

    10 h 38, le 25 mars 2023

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