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Nos Lecteurs ont la Parole

Honte (« aayb »)

« La honte n’est pas toujours la conscience du mal que nous faisons, elle est souvent la conscience du mal qu’on nous fait » (Paul Morand. L’Homme pressé).

Si cette assertion du grand diplomate et fin écrivain est vrai et elle l’est, alors les Libanais, tous les Libanais, devraient mourir de honte car la honte qui nous submerge est le fait de tous nos dirigeants, de tout un chacun qui a la moindre autorité, la moindre parcelle de pouvoir : du sommet de l’État au dernier des chalands, car tous, bafouant notre histoire et toute dignité, réglons nos comptes comme nous le pouvons et comme bon nous semble, à tous les niveaux de la société !

Ni le sang des victimes, de toutes les victimes, ni l’exode de nos forces vives, la détresse de notre jeunesse aux portes de l’exil, nos cerveaux et compétences qui vont servir ailleurs, un ailleurs qui souvent n’a rien à faire de nous et du pays du Cèdre.

La honte devrait, et en fait, elle nous submerge.

Si la vie mène à la mort, l’espoir mène sûrement au Liban au désespoir et le désespoir mène à la mort... la fin de l’espoir n’est-elle pas le commencement de la mort ? Comme le dit de Gaulle ?

Pour autant doit-on accepter de vivre et d’espérer ainsi ? D’accepter que le Liban, chantre et message du vivre en commun, soit un « OK Corral » moderne livré aux gémonies où les seules voix des Cassandre font écho à la colère des pères et mères désespérés ?

Que reste-t-il du Liban ? De son âme, de son ancrage dans le monde et l’avenir ?

Une terre...

... Des hommes et des femmes qui se disent Libanais ou qui se reconnaissent comme tels et des étrangers souvent plus concernés par le pays et des puissances étrangères également extérieures, qui quand elles ne fomentent pas regardent et laissent faire !

Pas de contrat social, pas de cohésion et pas d’État !

Pour Thucydide, le plus célèbre historien du monde antique, à la vue englobant les aspects économiques et sociaux de la vie dans l’État, l’action de l’État repose sur trois piliers : la peur, l’intérêt et l’honneur ou plutôt la peur, l’honneur et l’intérêt. Ce serait là le triptyque sur lequel repose l’action de tout l’État !

Oui mais...

– La peur c’est celle de toutes les communautés-minorités qui composent le pays du Cèdre : telle celle des chrétiens jamais démentie même quand ils étaient au faîte de leur pouvoir ; telle celle de la communauté druze, minorité dans le monde arabe ; ou celle des sunnites et chiites dont le nombre en forte hausse cependant ne laisse de leur faire craindre toujours un renversement de leurs rapports de force.

- L’honneur c’est celui de l’islam libanais qui joue le jeu de l’acceptation de l’autre dans sa différence et du partage avec lui de toute autorité...

- Et enfin et surtout l’intérêt : intérêt de la symbiose libanaise qui par la fécondation des contraires a permis au Liban d’être un message, un messager et chantre du vivre en commun dans une « mare nostra » musulmane, d’être un catalyseur entre deux mondes différents – partout ailleurs antagonistes.

Une possibilité d’ouverture vers des mondes si différents, un regard tourné vers l’Ouest dont on connaît les codes et le langage et cet autre regard tourné vers l’Est hinterland arabe dont on ne connaît pas seulement le langage et les codes, mais dont on est issus et qui nous emporte viscéralement vers ces autres rivages...

Cette symbiose a permis les réussites libanaises dans tous les coins et recoins du monde... En Chine un Libanais médecin personnel du président Mao, des présidents de nombreux pays d’Amérique latine, à la présence enrichissante dans tous les domaines en Afrique, à la réussite fulgurante de nos médecins, chercheurs, inventeurs partout dans le monde...

L’intérêt de la symbiose libanaise et sa fécondation est là et bien là et pourtant l’État n’est pas là !

Et toute action de ses dirigeants tend à les gommer, à en exacerber les contradictions, les fractures et ni la peur, ni l’honneur, ni l’intérêt, ni même les petits intérêts personnels n’ont suffi à laisser vivre et renforcer un État qui était en voie de construction à partir de l’entente géniale du pacte national en passant par la mission « Lebret » et sa tentative de renforcement des institutions jusqu’à Taëf, rien n’y fait...

Nous n’avons aujourd’hui, ne nous reste aujourd’hui que la honte !

La honte d’avoir été en 1963 reconnu comme l’un des quatre ou cinq pays les mieux lotis au monde et d’être cité aujourd’hui comme la faillite la plus spectaculaire et la plus rapide, en un siècle, d’un système, d’un État situé parmi les trois ou quatre dernières économies dans le monde : 190e ou 191e sur les 193 pays du monde, belle performance ! Honte incommensurable !

Assujetti à ces trois piliers, le Liban aurait dû être doté d’un État puissant à la cohésion sociale forte, aux institutions abouties ; des ébauches et des tentatives ont bien été tentées depuis l’indépendance et surtout avec le pacte national et l’expérience du chehabisme, mais le colosse était aux pieds d’argile, de l’argile des grands intérêts des « puissances » et intérêts personnels car « la politique la plus coûteuse, la plus ruineuse c’est d’être petit » (Charles de Gaulle).

Mais être petit n’est pas une fatalité, c’est une volonté ! Car comme le veut le proverbe libanais : tout petit, de la terre est une merveille...

Les routes coupées, les pneus brûlés, les mères, pères, enfants, frères ou sœurs des victimes du port victimisés, le dollar en roue libre, le pain comme l’essence hors de portée, les réfugiés des camps féconds se multipliant grâce à l’aide internationale ONU, UE, ONG, se disputant les premières places, la nuit, en plein jour, deux ou trois heures d’électricité à 3 ou 4 heures du matin, l’eau polluée, le choléra et toujours le Covid-19 et j’en passe... nous réveilleront-ils ?

Ou attendrons-nous, comme dans les années 1840, qu’on nous propose une nouvelle Algérie à l’instar de ce que proposa le représentant de la France (Louis de Baudicour) aux chrétiens, surtout aux maronites ?

Pourquoi le monde changerait-il aujourd’hui sa vision du Liban ? Pourquoi s’investirait-il au-delà de nos propres investissements dans un monde global en de globaux bouleversements ?

Seule une vision d’avenir pour l’avenir, une volonté intègre nationale, englobante, s’entourant de toutes les bonnes volontés et compétences : il y en a, il en reste et peut-être – inchallah – avec tous les saints de Dieu, nous pourrons arrêter la descente aux enfers et inverser le cours de l’histoire.

Samira HANNA-EL-DAHER

Ambassadrice, professeure de géopolitique et de relations internationales

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« La honte n’est pas toujours la conscience du mal que nous faisons, elle est souvent la conscience du mal qu’on nous fait » (Paul Morand. L’Homme pressé).Si cette assertion du grand diplomate et fin écrivain est vrai et elle l’est, alors les Libanais, tous les Libanais, devraient mourir de honte car la honte qui nous submerge est le fait de tous nos dirigeants, de tout un...

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