Alors que l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth stagne depuis plus d’un an, c’est-à-dire depuis que le juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, a fait l’objet de recours judiciaires qui l’ont dessaisi de ce dossier, un nouveau développement s’est produit mardi dernier. Le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Souheil Abboud, a déféré ce jour-là au juge Bitar des demandes de remise en liberté formulées par des détenus, notamment Hassan Koraytem et Ziad Aouf, respectivement anciens directeur général et directeur de la sécurité du port. Toutes les demandes précédentes faites en ce sens par les 17 personnes qui sont en détention préventive depuis plus de deux ans avaient été rejetées par Tarek Bitar. Lorsque ce dernier avait été contraint en décembre 2021 de lever sa mainmise sur le dossier, l’impasse s’était accentuée, puisque aucun autre magistrat n’avait la compétence de recueillir de telles demandes. Le ministre de la Justice Henri Khoury avait alors proposé au CSM la nomination d’un juge suppléant à M. Bitar, pour statuer sur les demandes de remise en liberté et d’« autres questions urgentes ». Le CSM avait accepté le principe pour « des raisons humanitaires ». Mais lorsqu’en septembre, le choix du ministre de la Justice s’était porté sur le nom de Samaranda Nassar, une magistrate réputée proche du courant aouniste, le président du CSM l’avait refusé net, écartant la possibilité pour les détenus de voir leurs demandes examinées. Ceux-ci n’ont pas pour autant lâché prise. À travers le parquet de cassation, ils ont récemment soumis leurs demandes au président du CSM, qui les a déférées mardi au juge Bitar. Est-ce à dire qu’ils sortiront de l’impasse ? Rien n’est moins sûr, puisque selon des informations parvenues à L’Orient-Le Jour, le juge d’instruction ne les étudierait pas tant qu’il ne récupère pas son pouvoir sur la totalité du dossier.
« À Bitar de décider »
Dans les faits, le président de l’Union des syndicats des travailleurs du Liban, Maroun Khaouli, s’est rendu mardi auprès du juge Abboud pour défendre la cause des détenus, en sa qualité de représentant administratif des fonctionnaires. « Nous ne pouvions pas rester les bras croisés alors que les employés du port sont “séquestrés” depuis 20 000 heures », indique M. Khaouli à L’Orient-Le Jour. Il participe depuis deux mois à une campagne pour « sensibiliser la justice à la suprématie des conventions internationales ratifiées par le Liban et visant à protéger les droits des détenus ». C’est dans ce cadre que le responsable syndical a exhorté M. Abboud à tenir compte « des considérations humanitaires », en demandant au juge Bitar de se pencher sur les questions des détenus. Selon ses dires, le président du CSM est convaincu de la capacité de Tarek Bitar à les étudier. « Le fait que le juge Abboud a déféré notre requête au juge d’instruction montre qu’il reconnaît la supériorité des conventions internationales par rapport aux lois internes », estime M. Khaouli. « Dans le cas contraire, il se serait contenté de déclarer son incompétence dans le dossier, sans décider de soumettre notre demande au juge d’instruction », assure-t-il.
Du côté du CSM, on ne réfute pas l’idée que le juge Bitar a la latitude de se baser sur les conventions internationales. C’est dans cet esprit, affirme-t-on, que Souheil Abboud lui a confié le soin de trancher « selon sa conscience et à la lumière des données de son dossier ».
Tout ou rien
Une source judiciaire proche de l’enquête estime cependant que le juge d’instruction n’acceptera pas d’examiner les requêtes des détenus tant que sa mainmise sur l’affaire est levée en raison des recours judiciaires. Ce n’est pas que Tarek Bitar n’est pas sensible aux conventions internationales sur les droits de l’homme. Le juge d’instruction est « très gêné » de la situation des détenus, affirme à cet égard la source précitée, soulignant que ce dernier serait prêt à appliquer les conventions, à condition de le faire dans tout le dossier. À défaut, il ne les appliquerait dans aucun volet. Parce que pour lui, les droits des proches des victimes doivent être satisfaits tout autant. Plus généralement, les droits humanitaires concernent également des milliers de prisonniers qui, depuis de nombreuses années, croupissent dans les prisons libanaises sans jugement, alors qu’ils n’ont aucun espoir d’être libérés parce qu’ils ne sont pas soutenus par des parties influentes. Pourquoi ne les ferait-on pas bénéficier des pactes internationaux ? se demande la source interrogée, qui à défaut d’une application uniforme des conventions prône une mise en œuvre de la loi interne. Et à ceux qui argumentent en faveur des détenus dans l’affaire du port en disant qu’ils ont déjà purgé une peine plus longue que celle qu’ils encourraient si leur négligence était prouvée, la source précitée fait remarquer que ce n’est pas pour ce grief qu’ils sont impliqués, mais pour « intention possible de donner la mort ». Or tout comme pour le meurtre, la loi prévoit dans ce cas un emprisonnement préventif sans délai.
En tout état de cause, aucune limite à l’emprisonnement provisoire n’est imposée dans les crimes déférés à la Cour de justice, ajoute la source précitée. Dans le cas très probable où les détenus dans l’affaire du port n’auront pas gain de cause, ils comptent recourir à d’autres moyens. « Nous présenterons une proposition de loi pour une suppression de la Cour de justice, d’autant qu’elle comporte un seul degré de juridiction dont les jugements ne sont susceptibles d’aucun recours », se promet Maroun Khaouli. Il compte en outre réclamer un tribunal spécial pour statuer sur les demandes de remise en liberté, mais également demander à la classe au pouvoir de prendre « une décision politique » en publiant un décret qui accorderait aux tribunaux ordinaires la compétence de traiter l’affaire de la double explosion au port.
Les juges suspendent leur grève après plusieurs mois de paralysie
En grève depuis la mi-août 2022 pour demander un réajustement de leurs salaires, les juges libanais devraient reprendre leurs activités de manière graduelle, a confirmé une source du Club des juges jeudi à L’Orient-Le Jour. En revanche, cette source n’a pas avancé de date précise pour la reprise du travail des magistrats.
La décision des juges intervient après une assemblée générale, le 28 décembre dernier, qui avait abouti à des promesses de nouvelles aides financières provenant de la caisse mutuelle des juges et avalisées par le ministère des Finances, ce qui a donc finalement poussé les juges à suspendre leur mouvement de protestation, après plusieurs mois de paralysie totale de l’activité judiciaire dans un Liban en plein effondrement économique depuis 2019.
« Avec les nouvelles aides promises aux juges, les salaires de certains magistrats devraient désormais être multipliés par cinq », indique la source précitée à L’Orient-Le Jour.
Jeudi également, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a appelé dans un communiqué les juges « à reprendre leur travail dans tous les tribunaux, dans la mesure du possible et en accord avec les discussions de l’assemblée générale des juges le 28 décembre 2022 ».
« Le CSM, qui soutient les demandes des juges et qui travaille à les réaliser malgré les circonstances difficiles, demande aux juges de reprendre leurs activités. Le CSM continuera à travailler pour répondre à ces demandes », poursuit le texte.
Pourquoi le CSM paraît-il incapable d'imposer la nomination de l'assemblée plénière de la Cour de cassation qui est la seule habilitée à étudier les requêtes présentées contre le juge Bitar? M.Z
12 h 15, le 06 janvier 2023